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Le balcon (1)

Florent m’a appelé, un soir, pour me dire que son père était malade. Il sortait d’une grave opération, et Florent était en Argentine, où il habitait, tandis que son père était à Nice. Il m’a dit: “Louise vient le voir chaque semaine, mais elle habite loin, tu le sais, elle doit prendre le train. Alors, si tu peux aller le voir.”
Je me suis demandé de quand datait la dernière visite que je lui avais faite. C'était au milieu de l'été, je m'étais inquiété pour lui à cause de la chaleur, et nous étions en novembre. Ce n'était donc pas si vieux. Et je l’avais trouvé en bonne forme, il était fier d’avoir maigri. Et comme chaque fois, il m’avait fait faire le tour de son appartement pour me montrer qu’il était propre et tout le confort moderne dont il était pourvu. Le réfrigérateur, qu’il avait ouvert pour m’en montrer l’intérieur, le four à micro-ondes, la machine à café, les postes de télévision dans chacune des trois pièces, le tourne-disques qui était au salon, et les photos affichées partout. Celles de sa famille. Il m’avait dit: “Je reste ici, assis dans mon fauteuil, et je les ai tous autour de moi, et je parle à chacun, et j'écoute nos chansons. Que veux-tu de mieux? C’est Florent qui t’envoie?”
Et de nouveau il m’avait raconté deux ou trois histoires parmi celles que je lui entendais raconter depuis que j'étais enfant, des histoires que je connaissais par cœur, aussi bien que Florent et Louise, je ne sais plus lesquelles.
“Tu as toujours ta femme de ménage? ai-je voulu m’assurer.
— Bien sûr, elle vient tous les jours. Elle fait mon marché, elle fait mon ménage, elle prépare mes repas pour le midi et pour le soir. Après la visite du docteur, si le docteur a changé mon ordonnance, elle va à la pharmacie.”
Ce jour-là, il ne m’a pas parlé de mon père, comme il lui arrivait de faire quand nous étions seuls, et je ne me suis pas approché des photos où je savais qu’on le voyait, mais il m’a parlé de sa femme, ma tante Lucie, qui était morte trois ans auparavant et qui, dans les dernières années, avait fini par ne plus écouter à la télévision que des chaînes italiennes.

L’oncle Fernand avait remplacé mon père. Il avait été le double de mon père absent. Au moins une fois par an, je prenais le train de Nice pour passer un mois entier de vacances avec lui et avec sa famille. Peu après son arrivée à Paris, ma mère s'était mariée, j’avais alors trois ans, et je ne peux pas dire que Gérard Lefranc m’ait jamais maltraité, mais je ne pouvais pas douter non plus qu’il portait sur moi un regard méfiant. Et ma mère elle-même portait sur moi un regard où parfois je lisais de la méfiance en même temps que de la tristesse.
La raison de cette méfiance, je ne devais la comprendre que plus tard, le jour de mes seize ans, quand mon oncle Fernand m’a attiré dans son bureau où nous étions seuls, et où il m'a donné à lire les articles de journaux qui étaient parus au moment du procès et qu’il avait gardés à mon intention.
J’ai d’abord porté le nom de ma mère, puisque mon père n’avait pas eu le temps de me reconnaître à la mairie, puis j’ai porté le nom de mon beau-père quand celui-ci m’a adopté, si bien qu’à Paris personne ne pouvait savoir de quel père j'étais le fils, et même à Nice où je retrouvais la famille de mon père, personne ne me parlait de lui. Ou plutôt, non, personne ne me parlait du drame à la suite duquel il avait été rayé de la surface de la terre, sans que pourtant son nom ait été oublié, sans que sa figure ait été effacée des photos et des films d’amateurs que l’oncle Fernand nous donnait à visionner, les soirs d'été, sur la terrasse de sa villa de Bendejun où toute la famille était réunie. Et il n'était pas absent non plus des souvenirs que les adultes évoquaient, qu’ils se répétaient l’un à l’autre en buvant des verres d’orangeade, en mangeant des gâteaux au saindoux et à la cannelle, des souvenirs émaillés des noms de lieux, toujours les mêmes, Sidi-Ferruch, El Biar, Hussein-Dey, Birmendreis, la Pointe Pescade, le Ravin de la Femme sauvage, les Bains romains, que nous autres enfants ne connaissions pas, que quant à moi je ne connaîtrais jamais, et qui concernaient le passé de notre famille algéroise, qui en avaient été le berceau, des anecdotes amusantes dans lesquelles la figure de mon père se retrouvait au hasard, ni plus ni moins souvent que celles des autres membres de la famille, comme celle d’un personnage un peu burlesque du cinéma muet, tenant son rôle de grand frère un peu trop sérieux, un peu trop rigide, celui que leur mère appelait “l’instituteur”. Il portait des lunettes et, comme Buster Keaton, il ne souriait jamais.
C'était ainsi, dans ce rôle, qu’ils voulaient se souvenir de lui. Le reste était effacé de leurs dires mais bien sûr pas de leurs mémoires, mon oncle Fernand étant le seul autorisé, s'étant lui-même autorisé à en parler avec moi.

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