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Le balcon (3 et fin)

Un autre jour, il m’a dit: “Quand notre père est mort, j'avais treize ans et Antoine en avait seize. Et de ce jour, il est devenu le chef de famille. Nos sœurs étaient plus grandes mais elles étaient mariées, elles avaient des enfants, et elles étaient plus souvent chez notre mère que chez elles. Ma mère faisait à manger pour tout le monde, c'était désormais à Antoine de rapporter un salaire. Il venait de passer son certificat d'études. Il avait toujours été un excellent élève, surtout en mathématiques, il avait dans l'idée de devenir géomètre. Mais une semaine après la mort de notre père, il a trouvé un emploi chez un marchand de vin, où il est resté à s’occuper des commandes et des livres de comptes pendant les quatre années qui ont suivi. Chaque semaine, il apportait sa paie à notre mère. Mais aussitôt qu’il a rencontré ta mère, il a pensé à se marier, et pour que ton grand-père accepte ce mariage, et pour qu’il puisse continuer en même temps d'aider notre mère, il fallait qu’il gagne plus d'argent.
— C’est alors, tu m’as dit, qu’il a repris ses études.
— Il voulait entrer dans l’administration. Il a voulu entrer dans la police, mais il portait des lunettes, son œil gauche voyait mal. Il a dû renoncer, et comme la poste recrutait, il a décidé de se présenter au concours d’admission, et pour le préparer il a acheté des livres. Tous les soirs et les dimanches, il étudiait dans notre chambre, et quand le drame est arrivé, il en était à quelques semaines de présenter le concours.
— Et toi, dans l’affaire?
— Moi, je n’ai rien appris à l'école. J’étais le pire élève. L’instituteur, Monsieur Germain, faisait honte à Antoine de mon mauvais travail. À quatorze ans, je suis devenu apprenti électricien. Je trainais dans les garages où j’apprenais à déplacer des voitures qui n’étaient pas à moi. Je retrouvais des camarades à la terrasse des cafés, dans les salles de boxe qui étaient sur le port. J’avais épinglé au-dessus de mon lit une photo de Marcel Cerdan. J’étais un peu voyou.”
Parfois, au détour d’une phrase, il oubliait ma présence. Il s’arrêtait de parler et il regardait la rue. C’était une rue sans commerce, aux immeubles bas précédés de jardins, où le passage du tramway apportait un peu d’animation. Je lui demandais si, la nuit, il n’était pas réveillé par le bruit de sa cloche qui tintait au croisement des rues. Et il me répondait qu’il aimait l’entendre, qu’elle lui tenait compagnie. Et c’était en effet un tintement très doux, comme celui du gong d’un monastère bouddhiste, perdu au fin fond du Tibet, enseveli sous la neige.
Puis, un jour, à l’approche de Noël, je ne sais plus pourquoi, j’ai été retenu en ville. Au lieu d’arriver chez mon oncle à trois heures de l’après-midi, je suis arrivé quand la nuit tombait déjà. J’ai été accueilli à la porte par ma cousine Louise. Elle m’a fait entrer dans le salon. Elle m’a dit que l’infirmière l’avait avertie par téléphone, dès le matin, que l’état de mon oncle s’était soudain aggravé, qu’elle était inquiète. Alors, tout de suite, elle avait pris le train et elle était venue.
“J’ai appelé le médecin, il vient de repartir, m’a-t-elle dit. Et maintenant, nous attendons l’ambulance qui doit le transporter à l’hôpital.”
Je me suis avancé sur le seuil de sa chambre où j’ai vu qu’il dormait. Louise avait préparé un sac de voyage, trop grand pour le peu qu’il devait contenir, et qui était posé près de son lit. Puis, le parlophone a sonné. Deux infirmiers se sont présentés à la porte. “Monsieur Fernand Sintès, c’est bien ici?” Ils ont déployé la civière, ils l’ont couché dessus et ils l’ont emporté.
Louise a attrapé le sac de voyage et elle les a suivis. En passant devant moi, elle a posé une main sur la mienne et elle a dit: “Je l’accompagne dans l’ambulance. Je veux voir sa chambre et l’interne de nuit. Tu as les clés? Tu fermes quand tu t’en vas.” Puis, elle a ajouté: “Merci pour tout. Je t’embrasse”, et sa main a caressé ma joue.

Pourquoi n’avais-je pas fermé cette porte en sortant après eux? Pourquoi me suis-je retrouvé seul dans cet appartement où je n’avais rien à faire? Dans sa chambre, les boîtes de médicaments s’amoncelaient avec des liasses d’ordonnances sur sa table de nuit et jusque sur les chaises. Je ne voulais pas toucher aux papiers, je ne voulais toucher à rien. J’aurais dû m’en aller. Mais, dans son armoire, j’ai trouvé une vieille canadienne que je lui avais toujours connue et je l’ai enfilée. Et je suis sorti sur le balcon, et je me suis assis sur son fauteuil de jardin. Et, assis dans son fauteuil, vêtu de sa canadienne, j’ai regardé la rue.
Elle était déserte. Depuis la mort de sa femme, Fernand avait refusé de quitter son appartement pour aller vivre dans une maison de retraite, comme ses enfants auraient voulu qu’il fasse, et j’ai songé comme il était admirable que cette rue déserte soit située à moins d’une demi-heure de la place Masséna où les passants étaient nombreux et où, à présent, les vitrines des magasins étaient illuminées et regorgeaient de cadeaux à l’approche de Noël.
J’ai allumé une cigarette, et soudain je me suis souvenu d’une autre histoire, la seule sans doute que mon oncle ne m’avait racontée qu'une fois, et que j’avais oubliée jusqu’alors.
J’étais encore très jeune. Dix-huit ou dix-neuf ans peut-être. C’était l’été à Bendejun. Un après-midi, il m’avait embarqué dans sa voiture pour un achat que nous devions faire à Contes, dans la vallée. Il faisait chaud. Et, quand nous sommes arrivés sur la place, une estrade et des chaises étaient installées pour un bal qui aurait lieu le soir.
Il avait garé sa voiture, nous étions sur le point d’en sortir, quand soudain il a refermé sa portière et il m’a dit: “Les bals me font peur. Un soir, ton père était resté à étudier dans notre chambre et j’avais emmené Arlette et Lucie à Hussein-Dey, où il y avait un bal. J’avais dansé avec l’une et avec l’autre. Nous étions entourés d’amis. C’était un rendez-vous familial, il y avait des gens de tous âges, des enfants qui couraient entre les jambes des danseurs. Sur l’estrade, nous connaissions les musiciens. Nous échangions avec eux des plaisanteries entre deux chansons. Puis, un Arabe s’est approché de nous et il a invité ta mère. Celle-ci a refusé poliment, je me tenais à l’écart, puis il a insisté. Il faut comprendre que les filles qui étaient avec nous ne dansaient pas avec eux. Il y avait une raison à cela, c’est que les Arabes ne venaient pas avec leurs sœurs. Ils n’autorisaient pas leurs femmes et leurs sœurs à fréquenter nos bals. Elles ne se montraient jamais. Et comme il ne pouvait pas être question que nous dansions avec elles, il ne pouvait pas être question non plus qu’ils dansent avec les filles qui nous accompagnaient. Nous en avions fait une question d’honneur. C'était un mot d’ordre entre nous et ils le connaissaient. Et comme le type insistait, et comme il rigolait en même temps qu’il faisait mine de l’inviter, et comme ta mère rougissait de confusion, je me suis approché. Le ton est monté très vite. Il a voulu que je sorte avec lui, et nous sommes sortis. Il était plus grand et plus lourd que moi, mais j’étais entraîné. Je savais qu’il me suffirait de le toucher une fois. Mais deux autres hommes qui étaient avec lui nous avaient suivis sans que je les voie. Et, à trois, ils m’ont accablé de coups. Je n’ai pas pu me défendre. Ils ont continué à me battre quand j’étais au sol, puis ils sont partis. Je crois que j’avais perdu connaissance. Quand je me suis réveillé, j’étais seul, dans le noir. Il y avait une fontaine au pied d’un grand platane. Je me revois me traîner jusqu’à la fontaine et me plier en deux, comme je pouvais, pour mettre ma tête sous l’eau. J’entendais la musique du bal. Je saignais. Je suis resté longtemps dans le noir à haleter en attendant que les forces me reviennent. Les filles et d’autres camarades me cherchaient partout. Puis, ils m’ont trouvé, et je ne sais pas comment nous sommes retournés à Belcourt. J'ai frappé à la porte, doucement, pour ne pas réveiller notre mère, et c’est Antoine qui est venu m’ouvrir. Nous dormions dans la même chambre. Il m’a déshabillé, il a mis des compresses sur mon visage, il a touché mes côtes douloureuses, il m’a couché sur mon lit. Avant de fermer les yeux, j’ai dit: ‘Les filles vont bien, ne t’inquiète pas!’ Il le savait, mon frère. Ce n'était pas la peine que je le lui dise. Il ne pouvait pas en douter une seconde. Alors, il a hoché la tête, et il a dit: ‘Dis-moi qui t’a fait cela!”

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