Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie.
D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie.
Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est incroyable, non pas parce qu’il resterait dans le flou, parce qu’il manquerait de détails réalistes, mais au contraire à cause de l’exhaustivité et de la précision hallucinatoires qu’il revêt. Comme un récit de rêve.
Car l’aventure qu’Augustin a vécue ressemble fort à un rêve, et d’ailleurs Augustin lui-même n’est pas sûr d’y croire tout à fait. Pour 4 raisons au moins: 1) elle se déroule presque toute entière dans la nuit; 2) Augustin s’y trouve mêlé à une fête conduite par des enfants costumés comme de petits comédiens, et dans laquelle, en outre, des paysans et des hobereaux dînent aux mêmes tables; 3) il y tombe amoureux, en un instant, d’une jeune fille qui semble sortie d’un conte de fées, et qui tombe amoureuse de lui, aussi vite, elle aussi; 4) une fois revenu de la fête, il ne se souvient plus du chemin qu’il a parcouru dans l’obscurité de la campagne hivernale, où il pleuvait, où il errait, où il s'était perdu, avant de découvrir par hasard le Pays sans nom que, le lendemain, il sera incapable de situer sur la carte, ce qui l’empêchera d’y retourner comme il voudrait le faire pour retrouver la belle jeune fille et bien sûr l'épouser.
Mais ce n’est pas tout. Au caractère incroyable de l’aventure narrée s’ajoute le caractère incroyable du récit lui-même, dans la mesure où il est d’une précision et d’une exhaustivité qu’il est impossible d’atteindre à l’oral.
Augustin ne peut pas avoir dit à François tout ce que François prétend nous rapporter. C’est impossible. Nous ne pouvons pas le croire. Et si même Augustin avait tout dit, François n’aurait pas pu s’en souvenir comme il prétend s’en souvenir. C’est de nouveau impossible. Mais attention! Ceci étant posé, n’allons pas trop vite en refusant de croire que François puisse nous raconter ce qu’il nous raconte comme il le fait. Car c’est là une toute autre affaire.
François nous raconte l'aventure vécue par Augustin comme s’il l’avait vécue lui-même. Et il n’y a pas à se tromper. C’est bien là ce que l'auteur veut dire. C’est bien là ce que son roman nous raconte. Et il le fait sans erreur.
Le Grand Meaulnes rend compte bien évidemment d’une forme d’identification amoureuse. François est bien évidemment amoureux d’Augustin, d’une façon ou d'une autre. Mais ce point d’interprétation n’est peut-être pas encore ce qu'il faut retenir. Le point essentiel me semble résider plutôt en ce que, quand quelqu'un nous raconte une histoire, nous n’entendons pas seulement ce qu'il nous dit, notre imagination ne s'arrête pas à la lettre de son propos, mais son histoire résonne en nous, elle se projette en nous comme une pellicule de cinéma, traversée par un faisceau de lumière, se projette sur l'écran.
Augustin a fait son récit à François par une nuit d'hiver, dans leur chambre commune. François l’a écouté, après quoi il a bien fallu qu’ils se couchent, l’un et l’autre, et qu’ils dorment. Et le récit d’Augustin a occupé alors le sommeil de François. Il s’y est projeté. Et cette projection ne s’est pas produite cette nuit-là seulement mais au cours de bien d’autres nuits encore, chacune de ces nuits, chacun de ces rêves enrichissant les précédents de circonstances inédites, de plus riches couleurs, de nouveaux détails.
Et c’est de la même manière, selon le même processus, que les choses se sont passées pour moi avec Gaïa. Aussitôt qu’elle m’a parlé de cette banlieue résidentielle du Sud-Ouest de la France où s'était déroulée son enfance, aussitôt qu’elle m’a donné du lieu une première description, je l’ai vu, comme si je m’en souvenais, comme si j’y avais vécu moi-même. Et non seulement j’ai vu l’endroit, ses arbres, sa rivière, ses pavillons bas, flanqués de garages, précédés de jardins, mais j’ai vu aussi les essaims d’enfants qui en parcouraient les allées, juchés sur leurs bicyclettes. J’ai connu leurs joies et leurs intrigues. J’aurais su dire leurs noms et même, en un instant, l’avenir de chacun jusqu'à sa mort.
Comme dans le roman d’Alain-Fournier, elle m’avait fait son récit assez tard dans la nuit, à une heure où j'étais fatigué d'avoir bu trop de bières et d'avoir marché sans but, des heures durant, aux alentours de la gare, dans une ville étrangère dont je ne comprenais pas la langue. Puis, je m'étais endormi, et comme dans le roman d’Alain-Fournier encore, j’avais rêvé de cet autre Pays sans nom où les enfants sont rois.
À quel moment au juste ai-je commencé à m'intéresser au Grand Meaulnes autant et peut-être davantage qu’à Giorgione, au Titien et au Tintoret dont l'étude des œuvres avait occupé ma jeunesse? Je ne saurais le dire. Le déclenchement s'était produit, je crois, le jour où j’avais incité un ami à relire ce roman qu’il avait oublié, et où l’ayant relu, il m’avait déclaré que celui-ci bizarrement lui avait rappelé quelque chose de Kafka. À quoi, je lui avais répondu que oui, bien sûr, je n’y avais jamais songé mais je voyais très bien. Ce cheval qui boîte, ces errances dans la nuit, cette campagne détrempée, ces arbres, ces haies, ces barrières, ces chemins où on s’embourbe, et ce lieu où l’on arrive mais qu’au matin, on sera incapable de retrouver sur la carte, comme s’il n’existait pas... Et, depuis cette nuit à Amsterdam où, sur l'écran de mon téléphone, elle m’a parlé du pays de son enfance, le roman d'Augustin Meaulnes et le récit de Gaïa sont restés associés dans mon esprit. Ils se proposent à moi comme des mondes alternatifs.
J'aime beaucoup ce que tu dis de la façon dont on peut inhériter un monde offert par quelqu'un d'autre.
RépondreSupprimerSur le rapport avec Kafka, ce sont bien des éléments comme ceux que tu listes qui m'ont d'abord fait songer à Kafka mais par la suite s'est imposée l'idée d'une parenté peut-être pas plus essentielle mais disons plus structurante, à savoir que le roman est bâti, comme Le Château, sur l'articulation entre deux mondes: celui du village (le monde ordinaire) et celui du château (du rêve, de l'idéal). J'ai été frappé à la lecture par l'étrange réaction d'Augustin lorsqu'il retrouve Yvonne, comme s'il refusait de croire que le lieu de son aventure (le château) puisse appartenir au même plan d'immanence que le village.
Je crois qu'on peut considérer que les dates rendent impossible une influence de Kafka sur Alain-Fournier (le prénom, Frantz, d'un personnage qui est en quelque sorte un go-between entre les deux mondes, un lutin, ne doit être que de coïncidence), on aurait ainsi une rencontre intime dans quelque chose qu'on pourrait appeler une episteme fictionnelle (il m'est venu en tête dans la lancée la considération d'une autre parenté: avec Proust dont le premier tome de la Recherche est parue la même année, 1913, que Le Grand Meaulnes).