Les histoires classiques obéissent à un schéma circulaire, qui veut qu'on parte d'une situation ordinaire, plutôt tranquille, avant qu'intervienne un agent perturbateur. Un problème se pose, plus ou moins grave, auquel il faut répondre, qu'on s'emploie à résoudre, puis qu'on résoud enfin, grâce à quoi le calme revient, la vie reprend son cours, et on renoue ainsi avec la situation initiale.
Dans ce type d'histoire, les évènements s'enchaînent selon des rapports de cause à effet. C'est parce que le dragon se manifeste que le jeune chevalier part à sa rencontre, armé d'une lance, et c'est parce qu'il l'occit que le village retrouve la paix.
Ces histoires ont un sens. Elles sont closes, comme sont clôturés les jardins, par un mur qui court d'un point au même point en en faisant le tour. Et elles sont si nombreuses à obéir à ce schéma qu'on peut se demander s'il ne faut pas y voir une représentation symbolique de l'expérience humaine, dans ce qu'elle a de plus général et de plus profond.
Dans la vie, il y aurait des menaces, il y aurait toujours un ange de la Mort qui viendrait menacer notre paix, face auquel des jeunes hommes courageux se dresseraient en héros. Et c'est bien ainsi, en effet, que beaucoup d'événements importants et spectaculaires se déroulent dans le monde. Mais il est bien évident aussi que ce type d'aventure n'est pas le seul qui nous attende.
Pour beaucoup d'entre nous, si le Mal existe, il n'est pas apparu une seule fois, en une seule figure, et nous n'avons pas eu à lutter contre lui en un seul combat frontal et décisif, mais plutôt il nous a été difficile à chaque instant de le distinguer du Bien.
Quand nous étions enfants, on nous parlait beaucoup de la religion comme de l'opium du peuple. Et il est vrai que celle-ci nous promettait le paradis en échange de l'acceptation de l'ordre social dans ce qu'il pouvait avoir de plus injuste et de plus violent. Mais aujourd'hui, l'idéologie dominante vient à l'inverse. Elle nous fait un devoir moral de refuser, de honnir, de protester, et de le dire bien haut.
Le Surmoi ancien est remplacé par un nouveau, opposé à lui mais tout aussi tyrannique.
Nous avons affaire à une idéologie viriliste qui voudrait nous transformer toutes et tous en résistants, c'est-à-dire en héros. Et qui fait honte aux êtres les plus patients et les plus doux. Or, si nous avons à lutter, et pour autant que nous ayons à lutter, il est de fait que ce n'est pas, dans la plupart des cas, contre un ennemi unique, clairement identifié et qui serait animé de mauvaises intentions.
Nos histoires ne sont pas toutes des histoires de serial killers qui hanteraient la ville et dont nous aurions à attendre qu'une équipe de sympathiques enquêteurs parvienne à les confondre.
Si nous avons besoin de courage pour lutter, il ne nous en faut pas moins pour douter et accepter ce qui se présente, qui est le plus souvent l'effet du hasard et nous paraît ainsi dépourvu de sens.
Accepter vaut pour autant qu'à d'autres moments, on lutte. Lutter vaut pour autant qu'à d'autres moments, on accepte.
Et, en cela, peut-être avons-nous besoin qu'on nous raconte d'autres histoires, plus conformes à la réalité des choses, et dont nous accepterons que les épisodes qui les composent demeurent insignifiants.
De telles histoires existent, elles ne sont pas nombreuses mais elles existent. Il y a peu, une amie me demandait ce que je trouve de si merveilleux dans Ma nuit chez Maud d'Éric Rohmer. Je lui ai répondu que j'aimais que deux hommes et une femme se parlent dans une chambre, puis qu'un des deux hommes s'en aille, dans la nuit où il neige, en laissant les deux autres, puis que la femme se glisse dans son lit où elle ne tarde pas à s'endormir, et que celui qui reste se couche sur ce lit, sans se dévêtir, sans s'y glisser lui-même, puis qu'il s'endorme à son tour sans seulement frôler sa main. J'ai dit à cette amie que j'étais heureux qu'il en soit ainsi, que j'étais reconnaissant à Éric Rohmer d'avoir raconté cette histoire, parce qu'au matin, les deux protagonistes, dûssent-ils ne plus jamais se revoir, garderaient un beau souvenir de l'expérience.
N'auriez-vous pas aimé vivre la même? Le film date de 1969. Mais, à ma connaissance, ils sont toujours amis.
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