Accéder au contenu principal

L'intrigue et les figures

  1. Les fictions romanesques (romans et cinéma) se déploient de manières différentes dans le temps de la lecture puis dans le souvenir. Quand je lis, je suis sur des rails, je me dirige du début vers la fin, et je découvre le paysage au fur et à mesure que j'avance. J'ai affaire à une succession ininterrompue d'informations. En revanche, quand je me souviens d'une histoire que j'ai déjà lue, il n'y a plus de rails. Je n'ai plus affaire à une succession mais à une nuée d'informations. Elles gravitent toutes ensemble dans ma tête.
  2. Je propose d'appeler "intrigue" le déroulé de l'histoire, et "figures" les éléments imaginaires qui la composent.
  3. Quand on raconte une histoire, est-ce d'abord pour son intrigue, ou d'abord pour les figures qui la composent? Et le lecteur, de son côté, est-il intéressé d'abord par l'une ou par les autres pendant le temps de sa lecture, tandis qu'après-coup, de quoi se souvient-il le mieux, de l'une ou des autres?
  4. L'intrigue peut se résumer. Sur Wikipédia, on trouve de bons résumés des romans et des films. Ils sont bien commodes. Tandis que les figures pourraient s'inventorier. Mais un tel travail d'inventaire paraît difficile, et il y a de fortes chances qu'il ne soit jamais satisfaisant. Il me semble (mais je me trompe peut-être) qu'on peut se satisfaire du résumé d'un roman ou d'un film qu'on trouve sur Wikipédia, tandis qu'il serait difficile de se satisfaire d'un inventaire des figures, raison pour laquelle on n'en propose pas. Et, pour autant, il me semble qu'on se souvient mieux des figures que de l'intrigue. Que leur empreinte mémorielle est plus forte.
  5. Si l'on songe au tripode lacanien, il me semble que l'intrigue est du côté du symbolique, tandis que les figures sont du côté de l'imaginaire.
  6. De quoi sont faites les figures? Bien sûr, des personnages et des lieux. Mais aussi des thèmes qui relient les personnages et les lieux. Quand Conan Doyle écrit une nouvelle aventure de Sherlock Holmes, il veut nous parler de Sherlock et de Londres, du crime et de l'enquête. Il veut investiguer une fois encore ces figures, il veut approfondir leur investigation en détaillant autrement les habitudes du détective ainsi que les différents éléments emblématiques des décors londoniens. Parce que les figures se dédoublent à l'infini. Une fois, il sera question de l'exiguïté de l'appartement de Baker Street. Une autre fois, apparaîtront dans ce décor le violon, les piles de journaux, la fumée du tabac, une seringue. On n'en finit jamais. Chaque figure explose en une pluralité de particules dont vous ne vous approcherez pas, que vous ne saisirez pas, dont vous ne vous souviendrez pas sans que chacune explose à son tour, se dédouble encore.
  7. L'inventaire des figures d'une histoire pourrait prendre la forme d'une carte heuristique, ou d'une simple liste hiérarchique, à la construction de laquelle pourraient collaborer ses différents lecteurs. J'essaie d'en créer une à partir d'une nouvelle du canon Nice-Nord (ci-dessous).
  8. J'ai dit que Conan Doyle écrit une nouvelle aventure de Sherlock Holmes en partant des figures (des topoï) qu'il connaît déjà, qui sont communes à toutes ses histoires. Cela me paraît évident. Pour autant, il me paraît assez évident aussi que l'intrigue qu'il invente va faire surgir (susciter l'apparition) de nouvelles figures qu'il n'avait pas en tête, ou dont il ne savait pas qu'il les avait en tête. Et c'est précisément en cela que consiste le côté créatif de son travail. C'est pour cela qu'il écrit chaque fois une nouvelle histoire encore.
  9. J'ai dit que les figures sont celles des personnages et des lieux dans tout ce qui les compose, d'humain et de non-humain, jusqu'aux conditions climatiques. Je dois ajouter maintenant qu'une action (ou une situation) peut aussi tenir lieu de figure, mais qu'alors elle se détache de l'intrigue. Je me souviens que Jean Valjean saisit par son anse le seau d'eau que Cosette doit porter et qui est trop lourd pour une fillette de son âge, mais comment et pourquoi est-il arrivé là, c'est-à-dire qu'elle place cet épisode occupe dans l'intrigue, je n'en ai plus la moindre idée.
  10. L'intrigue est le fil d'un collier dont les figures sont les perles. Pendant le temps de la lecture, elles s'y tiennent en rang. Mais quand la lecture s'achève, le fil se coupe, le collier se défait et elles s'éparpillent pour former une nuée ou une constellation.
Vilnius
  1. Le narrateur
  2. Isabelle
    1. Andrès
      1. Mathématiques
      2. Espagne
    2. Antonin
      1. Piero della Francesca
      2. Italie
  3. Jeunesse
    1. Amour
    2. Mariage
  4. Vilnius (la ville)
  5. La Californie
(Une fois que j'ai composé cette liste, je me demande si l'inventaire des figures n'est pas plus efficace, en tout cas plus économique que le résumé de l'intrigue. Mais sans doute est-ce parce que Vilnius est une histoire très courte.)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...