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Vilnius

Quand Isabelle est partie à Vilnius avec Andrès, j'ai pensé qu'elle reviendrait mariée. Andrès Baraja était plus vieux que nous. Il était doctorant en mathématiques. Il ne faisait pas partie de notre petite bande, je ne sais pas comment ils s'étaient rencontrés, mais il m'était arrivé de les apercevoir ensemble, deux ou trois fois, et aux airs qu'ils se donnaient, j'avais compris qu'Isabelle était perdue pour moi.
J'en avais ressenti du dépit, sans en être étonné. J'avais été ravi qu'elle accepte de flirter avec moi. Nous avions pris plaisir à échapper à la surveillance de nos camarades comme à celle de nos parents et de nos professeurs. Mais elle avait toujours refusé que je lui tienne la main en présence des autres, ni bien sûr que je l'embrasse, et elle prenait un malin plaisir à espacer nos rendez-vous.
Quand nous nous échappions, c'était presque toujours à l'improviste, parce que nous nous étions rencontrés dans un café ou à la sortie d'un cinéma. Parfois aussi, elle m'appelait chez mes parents. Ma mère avait décroché le téléphone, elle venait frapper à la porte de ma chambre, elle disait: “C'est Isabelle!" Et Isabelle disait, aussitôt qu'elle entendait ma voix: “Tu viens me chercher?"
J'aurais dû noter les dates de nos rencontres. Bien sûr, je ne l'ai pas fait, si bien que je ne saurais pas dire combien de fois, pendant nos années de lycée, je l'ai aidée à ôter ses vêtements, ce qui ne manquait pas de la faire rire, parce que son jean était toujours serré et que souvent aussi elle portait des bottes. Et voilà qu'à présent elle s'en allait dans une ville étrangère où Andrès avait obtenu un poste d'assistant à l'université.
Je ne m'attendais pas à recevoir de ses nouvelles, mais quelque temps après son départ elle m'a écrit. Et, à partir de ce moment, nous avons échangé des lettres.
D'abord, elle m'a parlé de la ville qui était belle, imposante par son histoire et par les monuments qui en témoignaient, et aussi de la langue qu'il lui fallait apprendre, qui était difficile. Il était peu question d'Andrès. Elle me disait seulement que son travail l'occupait beaucoup et qu'il avait de très jolies étudiantes, à peine plus jeunes que lui, ce qui ne semblait pas la rendre excessivement jalouse.
Puis, après la première année peut-être, elle m'a annoncé qu'elle entreprenait des études d'histoire de l'art. Elle semblait en être fière, ou du moins très contente. Et désormais, il s'est beaucoup agi d'un de ses professeur, qui était un spécialiste des peintres du Quattrocento, et plus particulièrement de Piero della Francesca.
De toute évidence, elle l'admirait et, sans doute parce qu'elle était assidue à ses cours, Piero della Francesca est devenu son peintre favori, dont elle n'a plus cessé dès lors de me vanter la rigueur hiératique. Elle me parlait de ses fresques. J'allais en chercher des reproductions dans les livres que je consultais à la bibliothèque Dubouchage, et je lui répondais en mettant à profit les textes que j'avais lus en annexes, où il était question aussi de Filippo Brunelleschi et de l'invention de la perspective.
Le professeur en question s'appelait Antonin. Il était français lui aussi. Manifestement, il leur arrivait d'aller boire des chocolats chauds après les cours. (À Vilnius, les hivers étaient longs, la neige commençait à tomber dès l'automne et elle couvrait la ville d'un lourd tapis jusqu'au printemps.) Étaient-ils seuls alors? J'essayais d'en savoir davantage sans autre résultat que d'aggraver mes doutes, au point que je suis devenu jaloux de lui, plus que ne l'avais jamais été d'Andrès Baraja.
Si mes calculs sont exacts, nos échanges épistolaires ont duré trois ans. Chaque été, je m'attendais à la revoir à Nice, ou aux fêtes de Noël, mais cela ne s'est jamais produit. Elle voyageait en Italie, d'autres fois en Espagne où Andrès avait de la famille, de mon côté, je voyageais aussi, je faisais des rencontres et j'essayais de ne plus penser à elle, jusqu'au jour où elle m'a annoncé qu'Andrès devait s'absenter de Vilnius pour une courte période, à quoi elle ajoutait: “Pourquoi ne viendrais-tu pas me retrouver? Tu achètes un billet d'avion. La ville est magnifique en cette saison. Je te servirai de guide."
Et donc j'ai pris l'avion. Elle est venue me chercher à l'aéroport, nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et, en arrivant chez elle, dans l'appartement qui était en soupente d'un vieil immeuble, au cœur du quartier historique, devant une affiche de la Madonna del Parto qui était seule à occuper un mur blanchi à la chaux, et alors que des pigeons roucoulaient sur le rebord de la fenêtre, il n'a plus été question que je cherche une chambre d'hôtel.
Je suis resté trois jours à Vilnius. Nous étions en juin. Les jardins débordaient de fleurs. Le ciel était limpide. Ces trois jours ont été d'une transparence et d'une légèreté que seule la jeunesse peut offrir. Le dernier jour, Isabelle m'a annoncé qu'Andrès avait reçu la proposition de rejoindre un groupe de chercheurs en Californie, sur un site qui était en train de se construire, à Palo Alto. Ils partiraient dès l'été. Ils se marieraient là-bas.

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