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Ariane à Naxos

L'histoire de Gérard Laigle, le dentiste de Montmartre, ne s'est pas terminée là, mais la suite est plus confuse. Denis Sandler s'entretenait avec lui dans ce café, au bout de la rue des Abbesses, quand une élégante automobile noire est venue s'arrêter devant les vitres que la pluie inondait de traînées lumineuses. Celles-ci semblaient vivantes et serpentaient comme des larves descendues du ciel. Que faisaient-elles ici? Quelle était leur mission? Selon toute apparence, elles essayaient de communiquer avec les habitants de la terre en leur adressant de mystérieux signaux, dans leur langage non-linéaire et silencieux que les plus éminents spécialistes de différents pays travaillaient à déchiffrer. 
Le praticien s'est tourné vers l'automobile, où un visage transparaissait derrière le pare-brise, et il a dit: "C'est mon épouse. Une première nous attend, ce soir, à l'opéra. Il faut que je vous quitte." Puis, en se levant, il a ajouté: “Vous êtes à Paris encore pour quelques jours?
— Oui, pour une semaine au moins. Je suis un provincial, voyez-vous. Je profite de l'occasion. Vous pouvez me laisser un message à l'hôtel des Charmes, on me le transmettra."
Laigle a fermé son manteau, déposé délicatement son chapeau sur sa tête. Il paraissait préoccupé, pressé par quelque obligation, en même temps qu'il hésitait à partir. Il a fait un signe de la main du côté de la voiture pour qu'on l'attende. Puis il a dit: “À l'hôtel des Charmes? Oui, bien sûr, je vous appelerai. Il faut qu'on se revoie." Sa voix était blanche et aussitôt il est parti.
La suite, Sandler devait l'apprendre une semaine plus tard, quand Laigle l'a appelé à l'hôtel. C'était un soir, alors qu'il était occupé à lire dans sa chambre et qu'il ne s'y attendait plus.

La première à l'opéra avait tourné au cauchemar. Édith y était. Elle lui était apparue à diverses reprises, dans différents endroits.
On donnait Ariane à Naxos dans une nouvelle mise en scène de Michel Kalinkov, qui s'était fait connaître pour ses audaces extravagantes. Laigle ne parlait pas l'allemand mais sa femme était issue d'une famille d'industriels installés dans la Ruhr depuis plusieurs générations. Son père avait choisi la France quand des accords de coopération avaient été signés entre les deux pays, qui concernaient des projets de construction aéronautique, dans lesquels il avait pris des intérêts. Mélomane averti, il était par ailleurs devenu président de la société des Amis de l'opéra et, à ce titre autant qu'à celui de donateur, il lui arrivait de pouvoir peser sur la programmation.
C'était à lui qu'on devait cette nouvelle adaptation du chef-d'œuvre de Richard Strauss. Il avait pris plaisir à s'entretenir avec le metteur en scène ainsi qu'avec son décorateur, il avait assisté à plusieurs répétitions, mais ce soir-là il était retenu dans sa chambre par la grippe, si bien que Marguerite et Denis seraient seuls dans la loge qu'ils avaient l'habitude d'occuper avec lui. Mais avant même qu'ils y parviennent, déjà dans le grand escalier intérieur dont ils gravissaient les marches, côte à côte, au milieu de la foule d'amateurs, il l'a vue devant eux, qui leur tournait le dos.
Il a cru la reconnaître, juste à ses épaules et son cou. Il s'est dit qu'il rêvait. Édith ne pouvait pas porter cette robe luxueuse, elle ne pouvait pas se trouver maintenant en ce lieu. Mais, soudain, comme si elle avait deviné qu'ils montaient derrière elle, elle s'est retournée et son regard a plongé dans celui de son amant.
Alors, le premier réflexe du dentiste a été de se tourner vers sa femme. L'avait-elle vue, elle aussi? L'avait-elle reconnue? Elle resplendissait. On ne voyait qu'elle! Et pourtant, non. Marguerite avait trouvé à son côté une vieille amie de son père, et elle échangeait quelques mots aimables avec cette personne sans se préoccuper de ce qui se passait devant.
Édith et Denis se sont trouvés de nouveau face à face, le regard de l'une attirant avec une force irrésistible celui de l'autre. Elle ne souriait pas. Elle ne menaçait pas. Elle ne défiait pas. Son visage était de marbre, d'une grande beauté en même temps que marqué peut-être par une grande tristesse.
Celle qu'il avait quittée en blouse blanche, deux heures auparavant, dans son cabinet de la rue des Abbesses, se dressait à présent au milieu de la foule, cinq ou six marches au-dessus de lui. Et lui était poussé par la cohue, sans pouvoir arrêter son ascension, ni celle de sa femme. Quelques secondes encore et plus rien n'empêcherait que la collision se produise, dont l'effet ne serait pas immédiat, mais il ne fallait pas douter qu'après cela Marguerite voudrait savoir si c'était son mari qui avait offert à sa belle assistante une place pour une soirée de prestige à l'opéra de Paris.
Il s'en est fallu d'un rien. Par chance, au tout dernier instant, Édith s'est esquivée. De nouveau, elle leur a tourné le dos. Elle s'est frayé un passage au milieu des fracs et des robes du soir qui laissaient les épaules nues, entre les colliers de perles, les chignons sertis de pierreries et, en un clin d'œil, elle avait disparu.
Laigle a pu croire qu'il en serait quitte pour cette rencontre. Mais non, il devait l'apercevoir, au milieu du spectacle, à l'avant d'une loge vis à vis de la leur, d'où elle les observait. Puis, dans la lumière d'une autre loge encore. Puis, dans les couloirs. Il fallait qu'il se trompe. Il perdait la raison.
Enfin, quand ils ont descendu les marches du perron, sous une petite pluie d'hiver qui crachotait et qui faisait lever haut les parapluies, la même était debout, au bas de l'escalier, et semblait les attendre.


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