Laigle a continué. Il a dit: “J’ai mangé seul, dans la cuisine, une boîte de raviolis que j’ai fait réchauffer, et que j’ai accompagnée d’un verre de whisky, puis je suis allé dormir sur le canapé du salon. Dans la nuit, je me suis souvenu de Iago. Je ne l’avais vu qu’une fois. Il s'était présenté au cabinet, un soir, après que le dernier client était parti, et quand Édith avait déjà enfilé son manteau pour partir, elle aussi. Il m’avait interpellé d’un bout à l’autre du salon: ‘Monsieur Laigle, je peux venir vous serrer la main? Je suis Iago, le frère d’Édith’.”
Nous touchions là à la pointe de l’histoire. On en sentait le parfum chargé d’ambre et de poivre. De lune vague après la pluie. Si nous étions capables de dire ce qui nous attire dans tous les visages qui nous ont attirés, ou ce qui nous fait peur dans tous les visages qui nous ont fait peur, depuis l’enfance, nous n’aurions pas besoin de raconter des histoires. Il suffirait de le dire. Mais cela est impossible. Alors, nous continuons de raconter des histoires.
Laigle a regardé sa montre. Non, nous n’étions pas en retard, mais le moment approchait où il faudrait agir. Il a repris son récit:
“Un grand escogriffe, tout en os, de longs bras, de longues jambes, les joues creuses, le menton en galoche, l’œil noir, des cheveux poivre et sel qui lui pendaient dans le cou, un large sourire aux lèvres. L’allure d’un pirate, d’un marchand de chevaux, d’un montreur d’ours, d’un batelier. Non, il ne réclamait rien, il ne voulait rien de moi, seulement me dire combien il était heureux que sa sœur ait trouvé une bonne place auprès d’un praticien sérieux, dans l’un des plus beaux quartiers de Paris. Édith n’avait pas toujours eu la vie facile, n’est-ce pas Édith? Il lui était arrivé de faire des bêtises, comme en font toutes les jeunes filles, mais c’étaient des histoires anciennes, on n’y reviendrait pas, on n’en parlerait plus, tandis que cette fois enfin la chance lui souriait, et elle saurait en profiter, elle me donnerait satisfaction, il était bien tranquille qu'elle saurait se tenir, il n’en doutait pas…”
Je l’ai interrompu: “Édith était avec vous? Elle assistait à l’entretien?”
Laigle a acquiescé. Il a dit: “Oui, nous étions tous les trois debout, au milieu du salon. Elle était emmitouflée dans son grand manteau, plutôt chic, on respirait sur elle un parfum dont elle avait dû ouvrir le flacon, caché dans son sac, au moment de partir, et elle ne disait rien à l’appui des propos de celui qui se prétendait son frère, mais elle ne protestait pas non plus. Elle attendait qu’il ait fini, avec l’air un peu gêné, en regardant ailleurs.
— Tu penses qu’elle avait peur de lui?
— Oui, peut-être, d’une certaine manière. Il faisait le gentil mais, en même temps, il la tenait en respect. Il l’avait à l’œil. Il lui rappelait la règle. Et elle ne mouftait pas.
— Et alors?
— Alors, il a voulu me serrer la main, encore une fois, et il a trouvé moyen d’ajouter qu’il tenait un petit restaurant, sur les quais du canal Saint-Martin, appelé Les yeux noirs, où on écoutait aussi de la musique, les vendredis soirs, et qu’il serait content de m’y voir, quand je voudrais, accompagné de qui je voudrais, et que bien sûr, j’y serais son invité…
— Je vois très bien la scène. Je vois très bien le bonhomme… Et je vois aussi que, comme par hasard, nous sommes vendredi…”
Laigle a tapé du plat de la main sur la table, et il a dit: “En effet, nous sommes vendredi, il ne pleut pas, juste ce qu’il faut de brouillard, nous portons d’excellentes chaussures, j’ai glissé une matraque dans la ceinture de mon pantalon, nous sommes deux hommes libres et de bonnes mœurs, nos ventres sont plats, nos regards aiguisés, et, si tu ne crains pas de courir l’aventure, il est temps d’y aller.”
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