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Pied de grue

Ils se sont retrouvés au même café de la rue des Abbesses. Laigle n’a pas voulu lui en dire davantage au téléphone. Il lui a seulement dit: “Demain soir, si tu es d’accord, au même café de la rue des Abbesses, à la même heure.” Sandler lui a répondu qu’il y serait, et Laigle a ajouté: “Équipe-toi de bonnes chaussures. Il se peut que nous ayons à marcher.”

Il ne pleuvait pas mais il faisait encore nuit, ce que le Maître n’aurait pas approuvé, affirmant que la nuit était mauvaise conseillère, qu’elle troublait les esprits, aussi bien que la pluie, raison pour laquelle il fallait les éviter quand il s’agissait d’accomplir une mission. Mais on ne choisit pas toujours. Et d’ailleurs, s’agissait-il bien encore d’accomplir une mission, ou seulement de venir en aide à un membre de la confrérie, ou à un correspondant de la confrérie, qui était aux abois?

Donc, ils se retrouvent à la même table, devant les mêmes grogs. Laigle lui narre par le menu la soirée catastrophique à l'opéra, ponctuée par les apparitions d’Édith. Il lui dit: “Et le plus incroyable, c’est que ma femme ne l’a pas vue. Tout s’est passé comme si le fantôme d’Édith n'était apparu qu’à moi.
— Personne d’autre que toi et ta femme n’aurait pu la reconnaître. Elle n'était pas de ce milieu. C'était une intruse. Et puis, d’ailleurs, oui, tu peux avoir rêvé. Mais ensuite?
— La suite? Le lendemain, elle ne s’est pas présentée au cabinet. Je l’ai appelée sur son téléphone mais elle n’a pas répondu. Ma femme s’est aperçu de son absence. Je craignais qu’elle devine que nous nous étions disputés, et qu’elle cherche à comprendre la raison de cette dispute. Je lui ai répondu qu’Édith était malade, qu’elle ne tarderait pas à se remettre, mais toute la semaine est passée sans qu’elle se montre, ni que je parvienne à la joindre. Jusqu'à hier soir… Nous habitons dans le même immeuble que mon cabinet, deux étages au-dessus. J'étais occupé avec le dernier client de la journée. Marguerite revenait je ne sais d’où. Au lieu de monter jusqu'à notre appartement, elle a poussé la porte du cabinet. Elle a attendu que le client soit parti, puis elle s’est dirigée vers moi comme pour un baiser sur la bouche, ou comme pour un duel, et elle m’a dit qu’elle avait vu Édith qui faisait le pied de grue au coin de la rue. ‘Oui, Édith, tu sais de qui je parle? Ton assistante. Elle était seule, habillée comme une miséreuse, une cigarette aux lèvres, les mains enfoncées dans les poches d’un imperméable trop léger pour la saison, serré à la taille par une ceinture mal ficelée, avec un air tellement perdu et tellement désolé, qu’on aurait dit qu’on l’avait battue et qu’elle avait pleuré. Elle grelottait. Je t’assure qu’elle grelottait de tous ses membres! Tu comprends cela?’ Ces phrases avaient été prononcées sur un ton de colère plutôt que de pitié. ‘Tu peux me dire ce qu’elle fait là? Tu en as une idée?’ a-t-elle ajouté. Alors, je lui ai répondu qu’elle devait se tromper, mais Marguerite s’est approchée de la fenêtre, elle en a écarté le rideau, elle a jeté un coup d’œil sur la rue, un sourire mauvais est venu sur ses lèvres, et elle m’a appelé. ‘Viens voir’, m’a-t-elle dit. ‘Ne reste pas planté là comme un lâche et comme un imbécile!’ Je ne pouvais pas faire autrement. Je devais obéir. Je crois que, moi aussi, j’avais les mains enfoncées dans les poches de ma blouse. Et, en effet, Édith était sous nos fenêtres.

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