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Un voyageur romantique

Il était venu de Gênes en autobus. Celui-ci l’avait déposé devant la plage de San Terenzo, il avait demandé qu’on lui indique le chemin qui conduisait à la villa où habitaient “les Argentins”, et ainsi il avait continué à pied, gravissant la côte avec son sac sur le dos, à la manière d’un voyageur romantique, comme je faisais moi-même chaque matin.
La veille au soir, il avait appelé Thierry Nogaret pour le prévenir de son arrivée. Il avait dit que sa voiture était tombée en panne à son retour de Rome, qu’il l’avait laissée à Gênes, dans un garage, et que, du temps qu’elle soit réparée, il avait songé à nous faire une visite, si du moins nous avions une chambre pour le recevoir.
Thierry avait fait part de cette proposition à Anna Maria, qui ne connaissait pas cet homme, encore qu’elle avait entendu parler de lui, et comme, en effet, une chambre était libre, celle-ci n’avait vu aucune raison de refuser.
“Pour autant, je ne suis pas certaine que Thierry soit ravi de le voir”, devait-elle ajouter.
— Ne sont-ils pas amis? lui ai-je répondu.
— Oui, oui, ils se connaissent, ils se sont fréquentés. Mais je crois comprendre qu’ils ont eu un différend assez grave.
— Tu crois comprendre?
— Oui, en fait, je le sais.”

Anna Maria avait frappé à la porte de ma chambre, ce soir-là, assez tard. Maintenant, elle était assise sur mon lit, tandis que j’occupais le fauteuil, devant le petit bureau sur lequel mes livres et mes cahiers étaient ouverts dans le plus grand désordre. Il faisait chaud. Une chaleur moite. J’avais dû fermer la fenêtre parce que la lumière de ma lampe attirait les moustiques.
Visiblement, elle était préoccupée. Elle aurait du mal à trouver le sommeil. Il fallait qu’elle me dise. Il me restait un fond de whisky dans une bouteille de Glenfiddich, mais je n’avais qu’un verre. Elle n’a pas voulu que j’aille en chercher un autre à l'étage du dessous, où étaient la cuisine et la salle à manger. Nous avons bu, tour à tour, dans le même, puis elle m’a expliqué.

Cet homme s’appelait Jérémie Shankar, ou il se faisait appeler ainsi. Il était acteur. Un début de carrière assez médiocre, avant qu’il obtienne un rôle dans une série italienne, médiocre elle aussi, mais qui avait eu un succès si grand auprès du public que les producteurs avaient enchaîné les saisons, sur plusieurs années, et que Jérémie Shankar était devenu célèbre.
Les femmes et les hommes le trouvaient beau, on le reconnaissait dans la rue. Il avait dû gagner ainsi pas mal d’argent, et comme il avait toujours eu la passion de la voile, disait-il, il a fallu qu’un jour, à propos de voile, il vienne serrer la main de Thierry dans son chantier de Villefranche-sur-mer. 
“Il lui a commandé un bateau?
— C’est plus compliqué. Shankar avait en vue d’acheter un voilier à un vieux Néerlandais, installé en Italie, qui ne l’avait plus sorti du port depuis la nuit des temps. C’était un très beau yacht, comprends-tu, construit à l’ancienne, et il voulait savoir si Thierry pourrait le restaurer, et à quel prix.
— Je vois l’affaire. Ne faut-il pas imaginer aussi qu’il jouait au poker, peut-être à la roulette, et qu’il se mettait de la poudre dans le nez?
— Oui, sans doute, ce genre de choses. Mais ce n'était pas le pire.”

Anna Maria a hésité. Elle avait relevé le bas de sa robe sur ses cuisses. Je sentais la sueur me couler dans le dos. Elle a essuyé sa lèvre supérieure avec le dos de sa main. Puis elle dit: “Tu es sûr qu’il ne te reste pas un peu de ce poison? Et puis, ouvre cette fenêtre, s’il te plaît, sinon je ne te dis pas la suite.”
J’avais une bouteille en réserve, achetée le matin même à l'épicerie du village. Un honnête Johnny Walker à défaut du Glenfiddich. Je suis allé la chercher dans mon sac. Rien qu’un demi-verre pour deux. Enfin, elle a repris:
“Un beau jour, Thierry a reçu un appel téléphonique de son ex-femme, la mère de Cécile. Elle était furieuse. Elle lui a dit que leur fille avait passé trois jours et trois nuits à Paris, en compagnie d’un homme, alors qu’elle était censée rendre visite à une amie. Comment l’avait-elle appris? Je n’en sais trop rien. Le fait est que Cécile avait fini par lui déclarer, en manière d’excuse, que cet homme était un ami de son père.”
Elle n’avait pas voulu lui dire son nom, mais qu’il était acteur. Thierry voyait-il au moins de qui il pouvait s’agir pour qu’on saisisse les tribunaux? Et ce n'était pas tout. Elle lui a demandé quelle sorte d’amis il avait. Comment il surveillait sa fille quand celle-ci avait le malheur d’aller passer quinze jours avec lui à Villefranche-sur-mer. Thierry, de son côté, ne savait que répondre. Pour lui, l’identité du séducteur ne faisait pas de doute. Quel âge, au juste, avait Cécile quand elle avait rencontré ce sinistre salopard, pour la première fois, en sa compagnie? Combien de fois n’avaient-ils pas déjeuné tous les trois sur la terrasse de la Baleine Joyeuse? Combien de fois n'étaient-ils pas allés ensemble écouter du jazz, le soir, à La Trinquette? Mais l’idylle parisienne datait de l’hiver. Cécile venait d'avoir dix-huit ans, et c'était elle qui avait fait le voyage pour se jeter dans les bras de cet homme. Si bien que Thierry pouvait seulement encaisser les reproches en se promettant de lui casser la figure.

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