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La honte (2)

Amina occupe un poste important à la Mission locale. Au moment des faits, Hélène Barot, sa directrice, est à deux ans de la retraite, et elle compte bien qu’Amina lui succède à ce poste. Elle ne tarit pas d'éloges, la concernant. Elle dit que c’est la fille qu’elle aurait voulu avoir si elle s’était mariée et qu’elle avait eu un enfant. Voilà ce que dit le rapport.
Bertrand, le mari d’Amina, est instituteur. Ils habitent ensemble dans le quartier des Moulins où ils ont grandi et où ils se sont connus quand ils étaient très jeunes. Les Moulins est, dans la banlieue de Nice, un “quartier sensible”, on dit aussi un “quartier prioritaire”.
L’affaire s’ancre dans le quartier des Moulins, c’est là que tout commence, que tout se noue, tandis que l’épilogue nocturne se situe, dix ans plus tard, dans un autre quartier sensible, tout à fait à l’opposé de la ville, celui dit des Liserons.
La famille Slimani a été pour Bertrand une seconde famille, peut-être sa vraie famille. Sa mère est morte quand il avait treize ans. Aïcha Slimani avait eu le temps de la connaître et elle gardait d’elle le souvenir d’une personne aimable, respectueuse des étrangers. Elle ne manquait pas une occasion de parler d’elle à Bertrand. De lui dire, à chaque étape de sa jeune carrière: “Ta mère serait fière de toi”. Tandis que le père de Bertrand, après la mort de sa femme, avait quitté le quartier des Moulins au prétexte qu’il y avait trop d’Arabes.
Bertrand habitait désormais avec lui dans une résidence de la rue Aurore, voisine du lycée Estienne d’Orves, sur la colline Saint Philippe, mais Gérard Joffrey, son père, s’était enfoncé dans la solitude, il était devenu un homme amer et méchant, et il ne se passait pas une semaine sans que Bertrand retourne aux Moulins pour respirer un autre air et, bien sûr, pour revoir Amina.
Dans la famille Slimani, il y avait quatre enfants. Du plus vieux au plus jeune, c'étaient Walid, Amina, Sofiane et Inès. Bertrand s’ajoutait au nombre. Il arrivait qu’il n’ait pas la patience d’attendre le weekend, il retournait là-bas le soir, après le lycée, avec sa mobylette. C'était l’heure où Amina aidait les deux petits à apprendre leurs leçons et à faire leurs devoirs d'école. Bertrand trouvait sa place dans l'équipe, tandis qu’au bout du couloir, il y avait la cuisine où la mère préparait le dîner. Walid arrivait enfin avec leur père, qu’il était allé rejoindre à la boutique de téléphonie que celui-ci tenait sur le boulevard Paul Montel. Et comme Amina avait chuchoté à l’oreille de sa mère pour qu’elle retienne Bertrand à dîner avec eux, tout le monde se retrouvait autour de la même table.
C'était le paradis. Quand Bertrand s’en retournait ensuite à la rue Aurore, tout seul, dans la nuit, sur sa mobylette, c'était tout juste s’il avait eu le temps, au détour du couloir, sur le pas de la porte, d’effleurer du bout des lèvres les lèvres d’Amina, c'était tout juste si leurs mains avaient pu se toucher. Et tandis que, de son côté, Amina allait se coucher toute seule, dans son lit, en chaussant ses écouteurs pour enfin découvrir la sélection de chansons de Radiohead ou de The Cure que Bertrand avait préparée pour elle, sans doute ne le savaient-ils pas, ni l’un, ni l’autre, mais ils étaient au paradis. Et ce paradis qu’ils avaient connu devait durer le temps d'un battement de cils.
Un jour, Walid avait eu affaire à la police. Un jour, il avait fallu que son père aille le chercher à la Caserne Auvare et qu’il baisse la tête devant la réprimande des policiers. Et, de ce jour, le monde n’a plus été le même.
Bertrand a compris alors que le père Slimani ne souhaitait plus le rencontrer chez eux. Aux yeux de celui-ci, Bertrand avait été un talisman qui aurait dû protéger sa famille du mauvais sort. Il était le meilleur ami déclaré de Walid. C'était un excellent élève, un sportif accompli et un lecteur infatigable. Surtout, il avait un nom français et il parlait un français impeccable. Avec tout cela, il aurait dû empêcher Walid de prendre le mauvais chemin. Et comme Walid avait pris le mauvais chemin, le contraste était désormais trop grand entre le mauvais fils et le fils d’adoption. Et comme, enfin, il avait décidé de ne plus revoir Walid, affirmant que pour lui son fils était mort, Bertrand respectait son deuil en évitant de lui imposer sa propre présence. 

 

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