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La honte

— Qu’est-ce qu’il allait faire là-bas? Pourquoi l'a-t-il accompagné?
— Parce que c'était mon frère.
— Je sais. Nous le savons. Et nous savons aussi que votre mari avait reçu un appel de lui la veille au soir. Un échange très bref, qu’il vous cache, dites-vous. Qu’il prend soin de vous cacher. Sans qu’avant cela, il y en ait eu un seul autre depuis trois ans.
— Si je l’avais su, vous pouvez croire qu’il ne serait pas ressorti, cette nuit-là. Vous pensez que je mens?
— Bien sûr que non. Mais j’essaie de comprendre. Vous êtes sans nouvelles de votre frère depuis trois ans. Et puis, un beau soir, celui-ci appelle votre mari, ils ont un échange très bref, et le lendemain soir, sans qu’il vous en dise rien, votre mari l’accompagne à ce rendez-vous, dont l’un ni l’autre ne devaient revenir. Pourquoi, selon vous?
— Parce que Walid était mon frère. Et parce que Walid et Bertrand se connaissaient depuis les années de collège. Et que c'était par lui, par Walid, que nous nous sommes rencontrés, Bertrand et moi. Walid et Bertrand ont longtemps été les meilleurs amis du monde, jusqu'à ce que Walid tourne mal et que Bertrand m'épouse. Mon père ne voulait plus le voir. Il ne voulait plus entendre parler de lui. Son nom était interdit. J’ai souvent pensé que ma mère recevait des nouvelles en cachette. Mais elle m’assure que non. Si quelqu'un pouvait rattraper Walid par les cheveux, ce ne pouvait être que lui, le père de mon enfant, alors il l’a fait. Il a emprunté la voiture de son père, il l’a accompagné à son rendez-vous. Il n’est pas sorti de la voiture. Il a assisté à la scène. Il a été le seul témoin de la scène et, parce qu’il en était le seul témoin, il n’en est pas revenu.
— Et vous vous demandez pourquoi, à présent, je viens remuer ces choses. Pourquoi je vous embête.
— Vous vous trompez. Pour moi aussi, il y a un mystère que je voudrais éclaircir. Mais ce n’est pas celui de savoir pourquoi Bertrand a agi comme il l’a fait. Bertrand ne pouvait pas agir autrement qu'il a fait.
— Il n'est pas impossible que j'entrevoie ce à quoi vous songez. Rien encore de précis, mais comme une ombre, une silhouette aperçue de loin, au fond d’un tunnel. Et plutôt effrayante.
— La silhouette est facile à reconnaître. C’est à propos de Walid qu’il faut se demander pourquoi. Mais nous en reparlerons un autre jour, si vous le voulez bien. Maintenant, c’est assez. Laissez-moi, s’il vous plait, taisez-vous!


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