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Titus (5)

“Vous savez avec quelle curiosité Titus avait découvert les outils numériques. Il s'était familiarisé avec eux dès la fin des années 80, mais la grande révélation ce fut une dizaine d’années plus tard, quand Google a lancé son moteur de recherche. C’est le moteur de recherche de Google qui a inspiré à Titus son grand projet, et tout de suite, il a commencé à partager avec trois ou quatre amis ses premières notices. Je faisais partie du nombre.
— Vous avez eu de la chance! J'aurais bien aimé les voir, moi aussi, ces notices. Vous m’intriguez. De quoi était-il question?
— De jazz, bien sûr. De quoi d’autre aurait-il pu s’agir? Titus avait décidé de consacrer une notice à chacun des musiciens qu’il avait connus, comme à ceux qu’il n’avait pas connus personnellement mais qui avaient compté pour lui. Il avait intitulé ce projet Le Jazzophile, et il l’avait installé sur un blog.
— Pardon, je vous entends, j’ai toute raison de vous faire confiance, mais j’ai du mal à le croire. Comment se fait-il qu’il ne m’en ait jamais parlé?
— C’est qu’il n’était pas très content de ce blog. La définition qu’il avait donnée de son projet, et sur laquelle il était parti, n'était pas la bonne.
— Je ne comprends pas. Que voulez-vous dire?
— Je veux dire que d’abord, il avait imaginé de parler des musiciens qu’il avait aimés, d’en dire chaque fois quelque chose pour définir leur style, et l’évolution de leur style tout au long de leur carrière, et qu’au bout de quelques mois, il avait dû se rendre à l’évidence qu’il en était incapable. Qu’il n’en avait ni le talent ni l’envie. Que ce qu’il écrivait ne lui plaisait pas du tout. Et que d’ailleurs, il ne le regrettait pas, parce que son but véritable n'était pas là, qu’il n’avait aucune envie de jouer les critiques, qu’il n’était pas un écrivain, pas même un journaliste, mais qu'en revanche il prenait grand plaisir à collecter, à classer et à partager des informations. Votre oncle a l'âme d’un érudit, d’un chasseur de papillons. C’était un collectionneur de données. La vie avait voulu qu’il ait des correspondants dans différents pays. Internet lui permettait de communiquer avec eux à la vitesse de l'éclair. Il n’hésitait pas à les interroger. Il pouvait envoyer cinquante courriers électroniques dans l’espoir qu’on lui indique la date et l’heure d’une séance d’enregistrement, et l’adresse du studio où elle avait été réalisée, et non seulement les noms de tous les musiciens qui y avaient participé, mais aussi celui de l'ingénieur du son, voire le nom de celui ou de celle qui avait apporté les sandwichs.
— Je vois mieux. Je commence à comprendre. Et ce blog, il existe toujours?
— Titus l’a supprimé il y a bien longtemps, quand il a compris qu’il pouvait partager le résultat de ses recherches de manière beaucoup plus intelligente en devenant un contributeur de Wikipédia. Pendant une dizaine d’années encore, il a été un contributeur infatigable de Wikipédia. Je ne suis pas certain qu’il y ait une seule page de Wikipédia, consacrée à un musicien de jazz, à laquelle il n’ait pas apporté sa contribution. Une date à corriger, un titre à ajouter, le nom d’un label dans son orthographe exacte…
— Oui, cette fois, je vois mieux. Je crois le reconnaître. Il se trouvait en plus que c'était un travail anonyme. Tel que je le connais, il a dû s'enivrer de cet anonymat comme d’autres d’une gloire éphémère. En effet, c’est bien lui. Mais est-ce que je me trompe si je crois deviner que tous ces éclaircissements que vous me donnez ne sont qu’un préambule?
— Vous ne vous trompez pas. Il y a une suite…”

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