La première fois, c’est pour un mariage. Un certain George Roberts l’appelle chez lui, un soir, et lui dit qu’il cherche un musicien pour un mariage. Pas pour la cérémonie qui aura lieu à l'église mais pour la petite fête qui réunira ensuite les deux familles chez les parents du marié. Titus demande s’il doit se mettre en quête d’autres musiciens, ou si d’autres musiciens ont été prévus, mais son interlocuteur lui répond que non. “Nous ne voulons pas un orchestre, juste un musicien qui joue au milieu de nous, comme un invité parmi les autres qui serait venu avec son instrument. Vous voyez ce que je veux dire?”
Titus répond que oui, encore qu’il soit surpris et qu’il cherche à ne pas le laisser paraître. L’homme au téléphone mentionne alors l’adresse de l’appartement où aura lieu la réception, et c’est dans la rue Horta Seca, à deux pas de la place Largo de Camões, puis il annonce le montant du cachet, et celui-ci est beaucoup plus élevé que ce à quoi Titus pouvait s’attendre.
Pour gagner un peu de temps et revenir de sa surprise, Titus bredouille. Il dit: “Et pour le répertoire? Quel genre de musique désirez-vous?” L’autre répond: “C’est Evaristo Fonseca, du Chat noir, qui nous a conseillé de nous adresser à vous. Il nous a dit que vous avez un répertoire très varié, et que vous serez le mieux capable d'improviser en fonction de l’ambiance. Des standards, bien sûr. De la musique douce. À vous de choisir. Acceptez-vous?” Et Titus accepte, bien sûr.
Le jour de la fête, il découvre que George Roberts est un grand bonhomme, large d'épaules, à la peau claire et à la moustache toute britannique. Celui-ci le présente à Leonardo Costa qui est le maître de maison. Costa est petit et très mince, vêtu d’un costume étroit, les cheveux noirs et luisants plaqués en arrière, les mains jointes dans le dos. Il le salue sans lui prêter plus d’attention, et le reste de la soirée se déroule sans que Titus s’occupe d’autre chose que de musique, et sans que le public qui évolue autour de lui, glissant d’une pièce à l’autre, paraisse le remarquer.
Titus rentre chez lui avec le chèque qui lui était promis, et que Roberts, au moment de son départ, a glissé, plié en deux dans une poche de sa veste. Puis, quelques jours plus tard, celui-ci le rappelle pour lui dire que Monsieur Costa a été particulièrement satisfait de sa prestation, et qu’il compte bien faire de nouveau appel à lui en d’autres occasions. “Mais peut-être pourrions-nous nous rencontrer pour faire mieux connaissance?”
Le rendez-vous a lieu dans les allées du jardin botanique. Roberts d'abord le fait parler. Il l’interroge sur sa carrière, ou sur ce qu’il appelle son “itinéraire de vie”, sur ses goûts, sur ses amours, sur ses voyages. Titus évoque une femme avec laquelle il a vécu quelques années avant que la maladie la foudroie. Il dit que c’est le seul moment de sa vie où il a vécu avec une femme, et qu’hélas ils n’ont pas eu d’enfant. Il raconte des anecdotes amusantes concernant les jazzmen les plus célèbres qu’il a connus. Il dit qu’il voyage moins souvent depuis trois ou quatre ans, sans préciser si, avec l’âge, il en a moins envie, ou si, le jazz étant passé de mode, les contrats se font plus rares, ce qui est le cas. Roberts lui répond que plusieurs personnes qui participaient à la fête ont félicité Monsieur Costa pour le choix de son musicien, et qu’ainsi il doit s’attendre à recevoir d’autres commandes dans les semaines à venir.
“Mais, avant cela, Monsieur Costa organise une petite réunion entre amis, chaque premier jeudi du mois, dans une arrière-salle du café A Brasileira, rue Garrett. Or, le premier jeudi de ce mois, c’est demain, et Monsieur Costa me charge de vous dire qu’il serait heureux de vous y accueillir.”
Voilà comment Titus s’est trouvé à faire partie du Cercle, ou de ce qu’il restait du Cercle de Lisbonne dans ces années-là. Je l’ai compris à ses lettres, quand il m’a parlé des soirées privées où un petit groupe d’amis le chargeaient, tour à tour, de faire de la musique.
À son tour, Evaristo m’a donné rendez-vous, un après-midi de grand soleil, dans les allées du jardin botanique, comme s’il avait fallu qu’il prenne la place de George Roberts, tandis que moi, je prendrais celle de mon oncle. Après l’avoir longuement écouté, j'ai dit: “Et ces soirées privées…?
— Elles se sont déroulées le mieux du monde, m’a répondu Evaristo, si ce n’est qu’assez vite, certaines ont pris un caractère très spécial, si vous voyez ce que je veux dire…”
J’ai failli pouffer de rire. J’imaginais mon oncle.
“Vous voulez dire qu’on lui attachait un foulard sur les yeux pour qu’il ne voie pas?
— Non, non, pas du tout, il pouvait voir tout ce qu’il voulait, tant qu’il jouait de son saxophone, tant qu’il continuait à faire de la musique, et, bien sûr, il fallait qu’ensuite il n’en parle à personne!
— Et il n’en a jamais parlé à personne, sauf à son plus vieil ami. Sauf à vous!”
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