Bon, la suite et fin se résume en quelques lignes, vous l’aurez compris. Titus, sans renoncer à instruire comme il pouvait les pages de Wikipédia, avait décidé un beau jour de construire une carte géographique de sa longue carrière, et de la publier en temps réel sur Google Maps. Un repère (ou un ancrage) dans chacun des lieux où il s'était produit, à la date où il l’avait fait, avec chaque fois quelques mots de commentaire, indiquant le nom de celui ou de celle qui avait organisé l’événement, et les noms des autres musiciens qui y avaient participé, lorsque c'était le cas. Rien de très folichon, comme on le voit. Rien de nature à casser des briques, à intéresser grand monde et, encore moins, à soulever des tempêtes. Si ce n'était qu’au même moment, Leonardo Costa, le maître actuel du Cercle de Lisbonne, déjà député conservateur, était devenu leader de son parti, et qu’à ce titre il pouvait prétendre le représenter lors des prochaines élections présidentielles.
C’est là que tout s’est joué. En attendant ces élections, Leonardo Costa devait faire du nettoyage, engloutir dans l’oubli le côté obscur de son passé. Il a commencé en résiliant les statuts du Cercle de Lisbonne dont il avait été le Maître. Il a continué en effaçant avec un soin maniaque tous les témoignages de ses activités. Il payait pour cela des spécialistes. Et voilà que ceux-ci lui signalaient la publication de la Google Map créée par mon pauvre Titus, le plus doux des hommes. Le plus innocent. Le plus passionné.
Une nuit, l’infirmière m’a appelé pour me dire que Titus était au plus mal. J’ai dit que mon hôtel était à deux pas de chez lui. Du temps que j’arrive, il était mort. Je lui ai fermé les yeux. Quatre jours plus tard, nous l’enterrions au cimetière de Prazeres. Evaristo avait demandé aux jeunes habitués du Chat noir de faire de la musique devant sa tombe. Ceux-ci avaient choisi Saint James Infirmary pour le moment où on a descendu le cercueil avec des cordes, puis When The Saints Go Marching In pour celui où la tombe a été refermée. Certains ont même esquissé alors quelques pas de danse.
Nous nous tenions à l'écart, Evaristo et moi. Une légère averse nous avait surpris à notre arrivée avec le corbillard. Elle avait eu le temps de noyer les lignes et les couleurs du paysage. Comme des larmes sur le visage d'une jeune fille. Puis, tout aussi soudain, le soleil a percé les nuages.
Nous avons quitté le groupe. Nous avons marché sous de grands arbres qui dégouttaient encore, en direction de la sortie. Evaristo a dit: “Quand Titus a été agressé, sa Google Map ne comptait qu'un tout petit nombre de repères, et aucun concernant les activités du Cercle. Par elle-même, elle ne présentait aucun danger. En revanche, le projet était clair, et il supposait que son auteur possède quantité de documents grâce auxquels il lui serait possible de retrouver les dates et les lieux de ses rendez-vous professionnels, pour ajouter chaque fois un ancrage à sa carte. Et ces documents, en effet, ont disparu de là où nous aurions dû les retrouver.
— Comment le savez-vous? Vous les avez cherchés?
— Un soir que j'étais venu jouer aux échecs avec lui, votre oncle m’a montré le carton à chapeau dans lequel il jetait, au fur et à mesure, depuis des années, dans le plus grand désordre, ces courriers, ces programmes, ces coupons, ces photos, ces tickets, ces cartes de visite, que sais-je encore, qu’il envisageait à présent de classer. C'était un carton de Borsalino, le seul chapeau qu’il se soit jamais offert, et il le gardait, non pas dans son bureau mais dans sa chambre, sur la plus haute étagère de sa penderie. Or, c’est la première chose que j’ai voulu vérifier en me rendant chez lui, le soir où vous m’avez ouvert la porte, et je peux vous garantir que ce carton ne s’y trouvait plus.
— Ne fallait-il pas alors que l’agresseur sache où il devait chercher? Il semble qu’il n’ait pas laissé beaucoup de désordre.
— Aucun désordre. Sauf, peut-être, dans sa collection de vieux vinyles. C’est en effet une réflexion que je me suis faite. Il est probable que nous ne saurons jamais. Et, de toute manière, nous ne pourrions rien prouver. Allons, oublions tout cela! Titus repose en paix dans le plus beau jardin de la ville. L’un des plus beaux du monde. Vous partez donc demain?
Nous nous sommes dit au-revoir sur le parking du cimetière. Le soir, j’ai bouclé ma valise. À l’aube, quand j’ai entendu le camion à ordures qui arrivait sous ma fenêtre, je suis descendu avec le sac poubelle à la main, et je l’ai balancé à l'arrière du camion, dans les mâchoires de la broyeuse. Puis, deux heures plus tard, à mon départ de l’hôtel, le carton vide est resté sur le lit.
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