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Fatalité (2)

Il n’y a rien d’extraordinaire à cela, pas besoin d’en référer aux théories de la physique quantique. Une histoire commence par la fin, bien sûr, dans tous les cas, qu’il s’agisse d’une histoire qui se déroule dans le monde réel ou d’une histoire inventée. Il faut qu’on connaisse la fin pour en démêler le début, qui n’est jamais d’ailleurs tout à fait le début. Il faut que d’autres évènements se soient produits avant, qui annonçaient la suite, pour conduire un beau jour à la fin qu’on connaît. Où git donc le début? Où s’enracine-t-il dans l’humus de la forêt, arrosé par une pluie fine et patiente? Impossible de le savoir. Pour autant, si on veut raconter, il faut bien commencer quelque part. Ce sera au moment où nous sommes nous-même entré dans le tableau à la place du témoin. Où les choses ont pris forme. Où ce qui était en germe est soudain apparu aux rayons de la lune maligne. Grande cigüe ou mandragore.

Autre chose que je veux dire. Fabien et moi avons été amis. Il était arrivé à Guillaumes un an avant notre rencontre. Il y est resté trois ans encore après que nous nous sommes connus, et pendant cette période, nous nous sommes beaucoup vus et nous avons parlé. J’ai pu ainsi me faire une idée assez précise de la situation dans laquelle il se trouvait entre son ex-femme et leur fils; une situation inconfortable, douloureuse, qui exigeait de lui toujours de nouveaux aménagements, de nouvelles inventions. Pour autant, il serait faux de supposer qu’il m’en disait grand-chose. Je n’ai jamais douté qu’il s’en ouvrait bien davantage à des mères d’élèves qui s’intéressaient à lui, et elles étaient nombreuses, dès la sortie de l’école, à lui prêter une oreille attentive, à susciter ses confidences. Mais avec moi, il parlait d'autres choses. C'était un garçon cultivé qui ne désespérait pas d'écrire un jour de la science-fiction; et dès que j’en ai fait mention, il s’est attaché à lire les petites histoires que je publiais, au fur et à mesure que je les écrivais, sur mon blog personnel.

Nous parlions de littérature, de cinéma et de musique. Il était curieux de découvrir des auteurs qu’il avait négligés jusqu’alors. Stevenson, Kafka et Borges ont été au cœur d’innombrables échanges. Ceux-ci avaient lieu aux terrasses des cafés-restaurants ombragées de platanes qui nous servaient de rendez-vous, sur la place du village que traverse la route. Où font étape motards et cyclistes qui s'apprêtent à gravir les cols. Mais je n’ai jamais essayé de le suivre dans les maisons où il était invité à dîner; où, soir après soir, il allait rejoindre les gens de sa génération qui se souciaient de lui, qui avaient à cœur qu’il se nourrisse d'autres choses que de boîtes de conserves et qu’il s’autorise à boire en leur compagnie quelques verres de vin rouge. Les enfants (ses élèves) étaient alors couchés. Leur mère, en passant derrière lui, glissait la main dans ses cheveux, et même elle se baissait pour l’embrasser sur la joue.

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