Fabien était dans sa classe la nuit où les Russes ont effectué leur première offensive aérienne. Les premiers bombardements. C'était la troisième nuit qu’il dormait dans sa classe. Il avait quitté le domicile conjugal et, comme il ne savait pas où aller, il s'était dit qu’il pourrait dormir ici, sur l’estrade. Quand je lui demandais pourquoi il était parti, il ne me répondait pas, ou alors il disait:
— Ne cherche pas, c’est moi qui en ai décidé ainsi, c’est moi qui ai tous les torts.
Il avait l’habitude de travailler dans sa classe, de corriger les cahiers de ses élèves, de préparer des cartes, de tracer des modèles, le soir, jusqu’à ce que l'école se vide. Ce premier soir, il est allé manger un steak-frites au self-service voisin, puis il est revenu dans les murs. Il avait apporté de chez lui un sac de couchage et il l’a déroulé sur l’estrade, au pied du tableau noir. Il avait apporté aussi une batterie externe pour recharger son téléphone. Il y avait quelques jours déjà qu’il partait de chez lui, le matin, avec un sac à dos dans lequel il transportait tout ce qui lui serait nécessaire pour ne pas revenir. Il préparait son coup sournoisement, sans trop penser, sans rien dire à personne. Il savait qu'un soir, il ne reviendrait pas. Il ne savait pas quand. Et puis, un soir, il est resté. Et c’est dans la troisième nuit qu’il dormait dans sa classe, dans le grand bâtiment désert de l'école Bon Voyage, dans le faubourg de Nice, que l’attaque a eu lieu.
Il avait posé le téléphone sur l’estrade, à côté de sa tête, il avait écouté de la musique à la radio avant de s’endormir et, au milieu de la nuit, le téléphone a sonné. Il a cru d’abord que c'était sa femme qui l’appelait. Il s’est imaginé, pendant un instant, que Nestor était malade, qu’il avait de la fièvre, qu’il claquait des dents, dans quel cas il aurait accouru, bien sûr, et, avec sa mère, ils n’auraient parlé que de cela, de ce qu’il convenait de faire pour faire tomber la fièvre, et sans doute qu’ensuite, quand la fièvre serait passée, que l’enfant se serait rendormi, il ne serait pas reparti. Les choses auraient été plus simples ainsi. Elles seraient rentrées dans l'ordre. Ils auraient repris leur vie comme avant. Mais non, c'était une alarme qui retentissait en même temps sur tous les téléphones du pays.
Il y avait si longtemps qu’on parlait de l’éventualité de cette attaque sans qu’elle se produise. On avait fini, bien sûr, par ne plus y croire. J’ai voulu savoir ce qu’il avait fait alors, s’il était resté dans sa classe. Je savais que je lui faisais du mal en lui posant cette question, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Alors, il a dit:
— Je suis resté à la fenêtre de ma classe, à regarder la cour. J'écoutais les annonces, elles se voulaient rassurantes, des sites industriels avaient été touchés, mais nos appareils de combat avaient décollé dans les premières minutes et, à présent, ils poursuivaient l’agresseur sur le chemin du retour. Tu dois t'en souvenir. Pour autant, il ne fallait pas sortir pour laisser la voie libre aux véhicules de secours. J’entendais des sirènes. J’essayais de voir le ciel par-dessus les toits, en me tordant le cou. Je suis resté figé. Je savais que, dans notre immeuble et dans toute la cité Aristote, Magali et Nestor étaient bien entourés, qu’ils trouveraient de l'aide, de quoi se rassurer. J’imaginais les voisins en train de courir d’un étage à l’autre. Des hommes et des femmes en qui Magali et Nestor avaient confiance, qui étaient plus proches d’eux que je ne l'étais moi-même. Bientôt, ils feraient du café dans la cuisine.
— Tu les as appelés?
— J'ai essayé. Les lignes étaient coupées. Je ne savais pas quoi faire, j’ai été lamentable, j’avais froid, je crois que j’ai pleuré. Puis, le silence est revenu et je me suis couché.
— Et le lendemain?
— Le lendemain, quand je me suis réveillé, il pleuvait, et en regardant par la fenêtre, j’ai vu les premiers élèves entrer dans la cour avec leurs cartables sur la tête pour se protéger de la pluie. Quatre ou cinq collègues les attendaient, debout sous le préau. Je suis descendu les rejoindre. À ce moment-là, j’ai pu me demander si j’avais fait un cauchemar. Mais non. Mes collègues parlaient de l’attaque. Il semblait que la ville n’avait pas été touchée, ni Paris, ni Lyon, ni Marseille, ni aucune autre. Le téléphone n'était pas rétabli. On aurait de plus amples informations dans la journée. Et puis, on a parlé d’autre chose, et chacun a mis ses élèves en rang, et chacun est monté dans sa classe comme les autres jours. On a fait des mathématiques, on a fait des dictées. Et ensuite, tu te souviens, pendant plusieurs semaines et plusieurs mois, il n’a plus été question de rien. Les diplomaties européennes s'étaient remises au travail. On leur faisait confiance. Des pourparlers étaient en cours. On n'était pas loin de nous dire que le dictateur du Kremlin s'était transformé en agneau. On avait obtenu des promesses, des garanties, le cauchemar était passé comme la fièvre d’un malade.
C'était un soir d’octobre. Dehors il faisait nuit. Sur la place du village, les arbres avaient perdu leurs feuilles qui raclaient sur le sol. À l’intérieur du café-restaurant Le Central, il ne restait plus grand monde. Quatre hommes à côté de nous jouaient à la belote. Comme il faisait froid, ils avaient gardé leurs chapeaux sur la tête. Fabien les regardait en silence, puis il a dit encore:
— Le malheur ne vient pas d'un seul coup. Il nous laisse le temps de nous habituer. C'est pour cela qu'on le supporte.
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