Fabien ne savait pas trop quoi faire de Nestor, non pas que l’enfant fût particulièrement difficile, juste un pré-adolescent boudeur, et quel autre que lui ne l’aurait pas été à sa place, mais parce qu’il se sentait coupable d’avoir quitté sa mère. Autant Fabien était un bon instituteur, aimé de ses élèves et des parents de ses élèves, plein d’autorité et de douceur, autant il était pour Nestor un père malheureux, empêtré, lamentable.
Nestor continuait d’habiter à Nice, à la cité Aristote, tout seul avec sa mère, et Fabien en avait la garde un weekend sur deux ainsi qu’une semaine sur deux pendant les périodes de vacances scolaires, et quand c'était le weekend il descendait à Nice pour s’occuper de lui, tandis qu’il allait le chercher à Nice pour l’emmener à Guillaumes chaque fois qu’ils avaient davantage de temps à passer ensemble. Et à Nice, ils n’avaient nulle part où dormir, si ce n’était chez les parents de Fabien où Fabien avait le sentiment d'être traité comme un enfant fautif, ce qu’il supportait mal.
Ses parents le tenaient responsable du divorce, même s’ils évitaient d’en parler, et même si lui refusait de s’expliquer davantage. Ils avaient gardé pour Magali beaucoup d’affection, ils l’avaient connue si jeune, si bien qu’à part lui ils continuaient de la voir, et aussi bien, lorsque c'était au tour de Fabien de prendre en charge le garçon, ils se seraient trouvés mieux de le faire à sa place. Ils lui disaient, Tu peux sortir si tu veux, tu as des amis ici, nous saurons bien nous occuper de Nestor, et Fabien ne doutait pas que Nestor se serait trouvé mieux, lui aussi, d’aller acheter des nouveaux sneakers à Cap 3000, ou d’aller au cinéma, ou d'aller à la piscine avec ses grands-parents, ce qui avait pour conséquence que Fabien refusait toute l’aide qu’auraient pu lui apporter ses parents, mis à part de leur offrir, à Nestor et à lui, une chambre dans leur appartement du boulevard Tsarévitch qui était une chambre d’amis ou une chambre de malade où on avait tiré un lourd canapé pour que Fabien puisse y dormir à côté du garçon.
Et chaque fois qu’il revenait de ces weekends, Fabien paraissait épuisé, totalement détruit, le moral à zéro. Il allait se réfugier chez les uns ou les autres, il restait à dîner avec eux, après quoi on s’attardait encore à éplucher des oranges et à casser des noix en buvant du vin rouge, et personne ne lui demandait ce qu’ils avaient fait ensemble, le père et le fils, à errer dans la ville comme des âmes en peine pendant ces deux jours, s’ils étaient allés au cinéma, à la piscine ou à la médiathèque, s’ils avaient rencontré des gens, mais on se doutait bien qu’ils s'étaient égarés dans des jardins publics où les castelets, les bateaux de pirates, les balançoires, les araignées, les toboggans, n'étaient plus adaptés à l'âge du garçon, que celui-ci était resté planté devant sans vouloir y monter et sans ouvrir la bouche, et que Fabien n’avait pas trouvé mieux que de déjeuner avec lui de hamburgers et de frites dans un McDonald's. Qu’ils ne s'étaient pas dit grand-chose. Que c'était tout juste s’ils s'étaient dit au revoir. En revanche, quand Nestor venait passer une semaine à Guillaumes, Fabien n’avait aucun souci à se faire. L'équipe des parents d’élèves était là pour inclure l’enfant dans d’innombrables activités plus passionnantes, récréatives et formatrices les unes que les autres.
On l’emmenait avec les enfants du village nager à la rivière, s’occuper des abeilles, faire du poney, cuire des fraises et des groseilles dans de grands chaudrons, nourrir les chèvres, écrémer le lait pour en faire des fromages, confectionner des masques, cueillir des champignons. Et aussi on montait des spectacles à l’occasion des fêtes, pour lesquels il fallait d’abord dessiner et coudre les costumes. Apprendre les rôles. J’ai même entendu parler d’un club de prestidigitation. Ici, on formait une vraie communauté. Ici, Fabien n’avait que des amis, qui ne se mêlaient pas de le juger, qui ne se souciaient pas de savoir pourquoi il avait quitté sa femme. Ici, les couples se faisaient et se défaisaient au gré des saisons, sans qu'on ne sache plus qui couchait avec qui, et cela toujours dans la même insouciance, avec la même légèreté et le même respect de l’autre.
Et Fabien, de toutes ces choses, s’en trouvait mieux. Nestor était content, comment son père ne l’aurait-il pas été aussi?
Dois-je ajouter que Fabien était un homme fort séduisant, avec sa maigreur, ses yeux clairs, son nez busqué, ses lunettes rondes? Avec cette prédilection presque exclusive qu’il lui arrivait d’avouer à présent pour les nouvelles et les romans de Franz Kafka? Il eût sans doute plus d’une liaison, durant ces années-là, avec les femmes du village. Clédia fut celle qui resta toujours la plus proche.
Elle avait un garçon qui s’appelait Kendal, du même âge que Nestor, et elle avait un mari qui s’appelait Sylvère, lequel était guide de montagne et gardait un refuge du Club Alpin Français, situé à plus de deux cents kilomètres de là, du côté de Barcelonnette, dans la vallée de l’Ubaye. Et Clédia et Sylvère avaient gardé d'excellents rapports. Clédia dirigeait à Guillaumes la maison de retraite, elle travaillait beaucoup, et souvent elle emmenait Kendal chez son père où elle ne rechignait pas à passer elle-même une nuit et parfois davantage, où l’enfant apprenait à nourrir les chiens, à aider à la vie du refuge, et plusieurs fois par an, à l’occasion des vacances scolaires, Sylvère organisait des stages d’initiation à l’alpinisme. Et, bien sûr, il n’a pas fallu longtemps pour que Clédia embarque Nestor avec son fils, pour que lui aussi fasse des séjours plus haut dans la montagne, qu’il y respire l’air pur, qu’il participe à la vie du refuge et qu’il soit initié à la “grimpette” comme on disait alors.
Voilà, je crois qu’à présent vous devinez la fin. À dix-neuf ans Nestor et Kendal étaient devenus inséparables et ils se tenaient eux-mêmes pour des as de l’alpinisme. L’accident a eu lieu dans les Grandes Jorasses, ne me demandez pas plus de précisions. Kendal était premier de cordée, Nestor a dévissé. À cause des conditions météo, le corps est resté suspendu dans le vide pendant trente-six heures avant que les secours puissent l’atteindre et l’emporter à bord d’un hélicoptère. Kendal avait attendu pendant tout ce temps, blotti sous un aplomb, transi de froid, en évitant de regarder le corps de son ami qui avait rebondi sur la paroi et qui ne répondait pas à ses appels, qui se balançait dans le brouillard et sous la pluie comme une poupée de chiffon.
À la suite de cela, Fabien a accepté de retourner vivre chez ses parents. Il n’avait plus la force de résister à rien ni à personne. Dans l’année qui a suivi, je l’ai eu trois ou quatre fois au téléphone. J’ai compris qu’il passait beaucoup de temps assis sur les bancs de la Coulée Verte et des autres jardins qu’il avait fréquentés avec Nestor. Mais il refusait de me rencontrer. Il préférait rester seul. Puis, au printemps de l'année suivante, il m’a annoncé qu’il avait demandé et obtenu un poste de directeur d'école en Nouvelle Calédonie. Et, à partir de ce moment, je n’ai plus eu de nouvelles de lui que par l’intermédiaire de Clédia.
Celle-ci me dit aujourd'hui que Fabien a obtenu d'être mis à la retraite anticipée, suite à un congé de longue durée pour cause de dépression. Il a beaucoup maigri, ajoute-t-elle, j’ai vu une photo. Mais que, pour autant, il n’envisageait de rentrer en France métropolitaine. Et surtout pas à Nice. À quoi, elle lui a répondu qu’à Guillaumes, il serait toujours le bienvenu, que ses amis l’attendaient, et elle la première.
Je lui ai demandé si, à son avis, je pouvais me permettre de raconter cette histoire, en changeant les noms, bien sûr. Elle m’a répondu que cela ferait un excellent scénario pour les frères Larrieu. Nous avons un peu ri. Il est pourtant question que Kendal rempile dans les Chasseurs Alpins.
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