Accéder au contenu principal

Fatalité

J’avais souvent imaginé d’aller passer une année, quelques mois au moins, de l’automne au printemps, dans une ville que je ne connaîtrais pas, où je ne connaîtrais personne, et je n’imaginais pas alors une ville touristique, je n’avais que faire des musées et des églises, des jardins ornés de jets d’eau, avec des mares où nagent des canards et des cygnes, j’en avais assez vu de pareilles, je songeais plutôt à une sous-préfecture de Bourgogne ou de la Creuse. L'idée me venait, je crois, de films que j’avais vus quand j’étais jeune. Je ne saurais pas dire lesquels précisément mais ceux de la Nouvelle Vague, où on voit des intrigues se nouer entre la modiste et peut-être un notaire; la silhouette d’une femme qui marche, à la nuit tombée, sur une place déserte, emmitouflées dans son manteau, le col relevé qui cache son visage, les talons aiguilles qui claquent sur le trottoir; des villes où un crime a peut-être été commis dont un inspecteur venu d’ailleurs devra découvrir le coupable; où un appartement cossu, meublé à l’ancienne, éclairé par des lampes à abat-jour, accueille des personnes qui ne se rencontreraient pas ailleurs, pour boire du champagne et se livrer à des activités discrètes, sinon inavouables. Où le pharmacien revient à bientôt minuit ouvrir son officine pour y soigner un jeune homme qui s’est entaillé la main en ouvrant des huîtres. Il a perdu du sang, il est sur le point de s’évanouir. La tête renversée en arrière, le visage blafard. Et un parfum d’éther.

L'idée m’en revenait à l’esprit chaque fois que, traversant le pays, nous nous arrêtions pour une nuit dans une ville semblable, et quelquefois il a dû m'arriver d’en faire part à ma femme, qui tâchait d’en sourire, mais le plus souvent je la gardais pour moi. Et je n’avais pas imaginé que ce fantasme se réaliserait un jour, mais il se trouve que cette année-là j’ai élu domicile, non pas dans une petite ville de province mais dans un village situé sur la route des cols.

J’ai dormi à Guillaumes pour la première fois au milieu de l'été parce qu’à Nice, il faisait trop chaud, on ne respirait plus. Je ne voulais pas faire un voyage, prendre le train ou l’avion, encore moins me trouver bloqué, avec des milliers d’autres, parechoc contre parechoc, aux péages des autoroutes. Guillaumes est à moins de deux heures de Nice, dans l’arrière-pays, et tout de suite on s’y trouve dans un autre monde. J’avais téléphoné à l’unique hôtel pour réserver une chambre, et je n’y étais resté qu’une dizaine de jours parce que, dans l’urgence, j’avais emporté trois chemises dans un sac de voyage, de quoi lire, bien sûr, et de quoi travailler à mes petites histoires, pas beaucoup davantage, mais j’avais été si heureux pendant cette période, le climat m’avait si bien convenu, que je me suis mis en quête de quelque chose à louer, où je disposerais de deux pièces et où je pourrais faire ma cuisine. C’est Benoît, le patron de l'hôtel, qui m’a sorti d’affaire. Il m’a signalé un logement qui n’avait plus été occupé depuis longtemps, qui était meublé, où les tapisseries se décollaient un peu, qui sentait la poussière, mais une fois qu’on l’aurait aéré il n’y paraîtrait plus, et comme le loyer était modeste, j’y suis revenu à l’automne, j’y ai pris mes habitudes, et c’est alors que j’ai fait la connaissance de Fabien qui était maître d'école.

Le pitch de l’histoire est qu’à Guillaumes, j’ai fait la connaissance d’un homme d’une quarantaine d’années, qui s’appelait Fabien, qui était l’instituteur du village, qui avait l'âge d'être mon fils et qui lui-même avait un fils qui s’appelait Nestor. Un fils d’une douzaine d'années qu’il avait eu d’un mariage qui s'était rompu, et Fabien avait quitté Nice à la suite de ce divorce, et maintenant il habitait à Guillaumes tandis que Nestor habitait à Nice avec sa mère. Bien sûr, je n’en dirai pas la fin, sinon vous ne lirez plus l’histoire. Avant cela, il faut que j’en dise assez pour qu’on se figure les personnages, pour qu’on les situe dans le paysage géographique et dans le milieu social. C’est ce qu’on essaie de faire quand on raconte une histoire. On s’intéresse et on essaie d’intéresser le lecteur à des gens dont l’existence se situe dans un autre écosystème. Qui font leur route à bord de leur navette spatiale. Des gens différents de nous, que nous essayons de comprendre, qui échangent entre eux des signaux sonores, des messages cryptés, comme font les cosmonautes. Nous sommes tous des cosmonautes lancés à la conquête de nouvelles galaxies, et quand nous essayons de raconter des histoires, ce qui est en question ce n’est rien moins que le temps réversible. Je veux dire que nous racontons des aventures dans lesquelles les événements heureux ou tragiques se produisent de manière inattendue, en même temps qu’on jurerait que le temps fait retour sur lui-même; que, pour le meilleur comme pour le pire, tout ce qui devait arriver un jour, à la fin du voyage, était déjà écrit à la première ligne.


Commentaires

  1. Oh, je retrouve cette version de Peter Lelasseux qui était celle dont je me souvenais mais dont j'avais perdu la trace, au point de douter si je n'avais pas rêvé. Je croyais entendre la voix de Gilles Dreux, mais non, c'était lui. Quelqu'un s'en souvient-il?

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce. Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé? — À merveille. — Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit? — Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin. — Elle n’a pas réclamé sa Ventoline? — Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le ...