Il est vrai que ces effets de transparences ou de superpositions me parlent, qu’elles marquent mes souvenirs les plus anciens qui restent pour moi les plus précieux. Je me souviens de m’être promené sur le boulevard Gambetta à la nuit tombée en reconstituant dans ma tête des strophes de La Chanson du mal-aimé, je devais avoir alors quinze ou seize ans. Je me souviens de m’être promené un jour de grand soleil près du carrefour Saint-Philippe où était mon lycée, en entendant dans ma tête la trompette de Miles Davis qui jouait Summertime. Je ne l’ai jamais si bien entendue. Si, il y a eu une autre fois, plus ancienne d’un an ou deux. C’était la nuit, j’habitais chez mes parents et ma chambre se trouvait au bout de l’appartement, tous deux étaient assis sur le canapé du salon, devant le poste de télévision, figés je les imagine à présent comme dans un double portrait de David Hockney, je suis passé dans le couloir et je me suis arrêté derrière eux, sur le seuil, le film qu’ils regardaient, c’était Ascenseur pour l’échafaud (1958) et, de la place où je me tenais, j’ai vu Jeanne Moreau qui marchait devant les vitrines illuminées d’un boulevard de Paris et j’ai entendu la trompette de Miles Davis qui, à longs traits, à longues et déchirantes percées dans l’obscurité des cœurs, accompagnait en off ses pas solitaires et chaloupés.
Un film de Louis Malle qui aurait pu être aussi bien de Marguerite Duras.
Maintenant une autre histoire. J’ai un ami qui tient un restaurant sur la darse de Villefranche-sur-Mer, dont il a fait aussi un club de jazz. Or, parmi ses clients, parmi ses habitués, il y a des chercheurs de l’Institut de la mer, qui est une des trois stations marines placées sous la double tutelle de Sorbonne Université et du CNRS, installée dans le long bâtiment d’apparence militaire de ce qui a été une corderie, et il y des amateurs qui ont leurs bateaux sur le port. Des yachts à voile ou à moteur, de simples barques de pêche reconverties, qui réclament de la part de leurs propriétaires beaucoup d’entretien, si bien que ceux-ci naviguent au large où ils échappent à notre vue, bouffés par le vent, mais qu’ils passent aussi beaucoup de temps sur les quais, où ils se côtoient, où ils s’entraident à effectuer toutes sortes de travaux compliqués, à bichonner leurs navires avant de se retrouver, le soir venu, à La Trinquette, où ils boivent des bières en écoutant du jazz.
Je les regardais. De loin, avec admiration, comme des dieux de la mer. La beauté de ces gens vous chavire. La peau tannée, les yeux et les cheveux décolorés par le sel et le soleil, des femmes si libres et si jolies. Je ne navigue pas, je me sentais extérieur à leur monde mais j’entrevoyais dans cette communauté un bonheur dont il ne m’importait pas qu’il fût réel ou qu’il ne le fût pas. Une promesse du ciel qui appartenait au ciel mais qui se reflétait ici, et que je ne parvenais pas à décrire, encore moins à nommer, ce qui m’incitait à penser qu’elle était de ma part une pure invention. Jusqu’au jour où j’ai rencontré une chanson et le clip vidéo où on la voyait chantée par celle qui en était l’auteure. Et j’ai été bouleversé de ce que cette chanson, produite si loin de moi, à l’autre bout du monde, mettait des mots précis de la musique et des images sur mon fantasme personnel. Sur ce que j’avais cru reconnaître comme l’objet de mon désir.
Cette chanson n’est d’aucune manière attachée à notre petit port situé dans le sud de la France, à quelques kilomètres de l’Italie, dont la rade a abrité la sixième flotte des États-Unis à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de l’Organisation du traité de l'Atlantique nord entre 1945 et 1966, elle vient du bout du monde. Cat Power l’enregistre en 2006, le clip a été réalisé la même année, dans un bar de Memphis, par un certain Robert Gordon dont le site personnel indique qu’il est écrivain, lauréat d'un Emmy et d'un Grammy Award, auteur de six livres, producteur et réalisateur de huit longs métrages documentaires, qu’il s'est concentré sur le Sud des États-Unis, sa musique, son art et sa politique, pour dresser un portrait intime de son pays, à la fois nuancé et grivois, avec pour le clip en question John Olivio au rang de directeur de la photo et la participation de membres du Memphis Rhythm Band.
Et maintenant, grâce à ce clip, je vois mieux ce qui me fascine dans cette histoire. Le film est venu se superposer au restaurant La Trinquette dont mon ami Jean-Charles Vernay a fait l’un des principaux lieux de la Côte d’Azur où on peut écouter du jazz, en même temps qu’il superpose la chanson dont Cat Power a écrit les paroles la musique et qu’elle chante à des images en mouvement sur lesquelles figurent une ribambelle de personnages tous plus sympathiques les uns que les autres, de races différentes, dans une thématique de la fête qui allie une évidente et nonchalante liberté des mœurs à la décence qu’exige parmi eux la présence d’enfants et de vieillards.
We've lived in bars
And danced on the tables
Hotels, trains and ships that sail
We swim with sharks
And fly with aeroplanes in the air
Send in the trumpets
Et c’est pour moi comme si l’âme de l’Amérique que nous avons tant aimée avait trouvé à Villefranche-sur-Mer un lieu possible où s’exiler momentanément dans le cas extrême où même à Memphis (Tennessee) elle ne trouverait plus sa place.
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