1.
La façade était rébarbative. Une demeure perdue dans les collines, flanquée d’une tour arrondie, avec un toit pointu, comme un donjon. On l’appelait “Le Château des Ornières". L'intérieur était plus accueillant. Un grand hall avec des tentures aux fenêtres dont les couleurs et les formes géométriques rappelaient les tapis péruviens. Un buffet y était dressé, ainsi qu’une estrade sur laquelle des musiciens allaient et venaient pour installer leurs matériels.
Pourquoi Gérard avait-il choisi cet endroit pour fêter le mariage de la plus jeune de ses filles? Avant d’en venir aux questions personnelles, ou pour éviter de le faire, il nous a expliqué que le bâtiment avait été construit sur la commande d’un aristocrate bavarois qui avait fui l’Allemagne à l’arrivée des nazis. Celui-ci ne l’avait jamais habité. En revanche, on se souvenait d’un de ses descendants qui y avait fait un assez long séjour dans les années 70.
Il y vivait seul avec un domestique. Il roulait à moto. Souvent, le soir, il venait au village pour boire quelques verres avec les habitants. Il chantait avec eux. À son retour, sur la route des collines aux virages étroits, il était un peu ivre, mais on ne se souvenait pas qu’il eût jamais versé dans le fossé. Il avait aménagé dans le Château une salle de cinéma où il visionnait quantité de films hérités de la grande époque du cinéma hollywoodien, et un télescope à la fenêtre de sa chambre. Puis un jour il était parti, en Amérique du sud semblait-il, comme son ancêtre l’avait fait avant lui, et le bâtiment était resté abandonné pendant plusieurs décennies, jusqu’à ce qu'un homme d’affaires génois en devienne propriétaire et songe à en faire un hôtel.
Gérard avait été engagé pour diriger les travaux. Aujourd'hui, le Château était loué pour des congrès, des séminaires d’entreprises. Et comme le propriétaire ne trouvait pas le temps de s’en occuper, c'était Gérard qui chaque fois organisait l’accueil.
— Vous avez compris que nous vous avons réservé une chambre? Il n’est pas question que nous vous laissions reprendre la route après la fête.
Gérard était l’oncle de Sibylle, le frère de son père. Elle se souvenait de l’avoir rencontré quand elle était enfant. Puis, les deux frères avaient rompu pour des raisons qu’ils étaient seuls à savoir, et quand le père de Sibylle était mort, Gérard n’avait pas assisté à l’enterrement, mais une couronne de fleurs avait été déposée en son nom, et deux ans plus tard Sibylle avait reçu cette invitation à participer au dîner qu’il donnait en honneur de sa fille.
Sibylle avait hésité à accepter. Le lieu du rendez-vous était situé à deux ou trois heures de route de Nice, dans la campagne ligure, on risquait de se perdre, et elle n'était pas sûre de se souvenir de celle dont il était question de fêter le mariage. Mais je lui fis valoir que cette occasion ne se représenterait peut-être pas de renouer avec une partie de sa famille dont elle avait été coupée, un beau jour, quand elle était adolescente, sans qu’elle sache pourquoi. Et puis, peut-être avions-nous besoin de prendre l’air.
2.
C'était en mai. Il avait un peu plu en début d’après-midi. Le soir tombait dans un ciel humide et clair quand nous sommes arrivés. Les invités étaient déjà nombreux. Parmi eux, on parlait italien aussi bien que français. Et dans les premiers moments, elle a salué des personnes à qui elle disait: “Si je ne me trompe pas, tu es Elvire”, ou, “Par hasard, se peut-il que tu sois Thomas? Moi, je suis Sibylle, la nièce de Gérard, et voici mon mari.”
Les invités se sont agglutinés devant le buffet où des personnages muets, en vestes blanches, faisaient le service. Après quoi, on les voyait grignoter debout, leurs assiettes et leurs verres à la main, en bavardant, ou bien ils allaient s’asseoir à de petites tables disposées sous les fenêtres.
Gérard nous quittait puis il revenait vers nous. Je me demandais chaque fois s’il allait être question du père de Sibylle, s’il allait mentionner son nom, mais l’orchestre prenait place sur l’estrade, une guitare a égrené quelques accords, on réglait les enceintes acoustiques, enfin on a reconnu une chanson qu’on entendait alors sur toutes les radios, et les premiers couples se sont mis à danser.
Tournant le dos à l’orchestre, Gérard a dit: “J’imagine que vous avez rencontré la police en arrivant”. En effet, comme nous roulions sur la route étroite et sinueuse qui conduisait au Château, nous avions rencontré trois voitures de police garées près d’un petit pont en pierre. Gérard a dit:
— Le corps d’une femme a été retrouvé il y a trois jours dans la rivière, retenu par des rochers, comme une branche morte. Il semblerait que la victime ne se soit pas noyée toute seule. On parle d’un coup à la mâchoire qui l’aurait expédiée dans le courant, un peu en amont. Depuis, la police passe beaucoup de temps sur les lieux.
3.
Puis, il est arrivé que Sibylle et Martin ne parlent plus qu'entre eux. D’abord, quand pour la première fois il était venu vers nous, elle me l’avait présenté. Elle avait dit: “Paul, je te présente Martin. Je t’ai souvent parlé de lui”, avec un rire un peu confus. Maintenant, ils riaient ensemble, ils s'éloignaient des autres, et j’essayais de me rappeler ce qu’elle avait pu me dire le concernant.
Quand elle l’avait fait, les fois où elle l’avait fait, j’avais cru comprendre qu’elle me parlait d’un ancien amoureux, encore que rien dans ce qu’elle me disait ne spécifiait la nature de leurs relations. Cela n'était pas nécessaire, je ne lui en demandais pas tant. Surtout, je n’avais pas imaginé qu’il fût de sa famille. Or, de le rencontrer là me donnait à penser qu’il pouvait s’agir d’un lointain cousin.
Il était plus âgé qu’elle et plus âgé que moi. Il était grand, bien bâti, avec des yeux clairs et le sourire modeste, presque enfantin, de quelqu’un qui a réussi dans les affaires sans songer à beaucoup s’enrichir ni se donner trop de mal.
Maintenant je me souvenais. Un jour, il l’avait emmenée chez ses parents, dans une villa qu’ils possédaient du côté d’Annecy. Martin avait eu un enfant d’un mariage qui venait de se défaire. C'était à la fin de l'été, l’enfant avait passé une partie des vacances chez ses grands-parents, et il s’agissait à présent de le ramener à sa mère.
La villa, aux murs lisses, dominait un pré en pente. Elle semblait posée là comme descendue du ciel. Sur l’herbe du pré, des fleurs sauvages et un seul grand érable. Sous son feuillage, on avait dressé une table qui était couverte d’une nappe blanche. Dans cette histoire, je ne sais pas pourquoi, je retenais la blancheur de la nappe contrastant avec l’herbe du pré et avec le feuillage de l’arbre bruissant dans le bleu du ciel, qui pouvait soudain se charger de nuages. Le vin rouge était mis en carafe. Bientôt des tâches rouges se verraient sur la nappe comme des traces de baisers. Un peu à l'écart, deux fauteuils en rotin.
Ils ont déjeuné sous l'arbre. Puis, à la fin du repas, le grand-père a annoncé qu’il allait faire la sieste, et l’enfant s’est aussitôt écrié qu’il allait avec lui. Sans doute était-ce une habitude qu’ils avaient prise. Gaspard ne dormait pas mais il restait assis sur le même lit que son grand-père, occupé à faire des découpages, à coller des vignettes. Surveillant d’un œil son sommeil. S’étonnant qu’il ronflait.
Sibylle a tout de suite proposé de débarrasser la table. À voir le ciel, il n'était pas impossible qu’il se mît à pleuvoir. Mais la grand-mère a protesté qu’il n’en était pas question.
— Nous ferons cela après la sieste, a-t-elle dit. Allez vous promener, tous les deux, je vais me reposer, moi aussi. Nous prendrons le thé à votre retour, puis vous pourrez partir.
Alors, ils ont repris la voiture de Martin (à savoir laquelle, j’imagine une décapotable, comme celle que conduit Maurice Ronet dans je ne sais plus quel film) et ils se sont promenés sur les routes alentours, sans trop savoir où ils allaient, ni comment ils pourraient revenir, jusqu'à ce qu’une averse les oblige à s'arrêter sur le bord de la route pour tirer la capote.
4.
Les jeunes ont dansé. Les plus vieux aussi. Au buffet, on ne servait plus que du champagne. Puis, les invités ont commencé à partir. Sans doute n’y avait-il pas assez de chambres ici pour héberger tout le monde. Certains pouvaient ne pas habiter très loin. Gérard lui-même possédait une villa près d’Albenga, encore qu’il habitait la plus grande partie de l’année à Gap, dans les Alpes françaises, où se trouvait le siège de son entreprise de bâtiment. Son hangar, ses échelles, ses sacs de ciment, ses bidons de peinture.
Nous restions peut-être une quinzaine de convives, quand quelqu'un a dit: “Je propose que nous sortions nous dérouiller les jambes. Cela nous fera du bien avant d’aller dormir.” J’ai regardé autour de moi. Sibylle avait disparu avec Martin. Je ne voulais pas me demander où ils étaient, ce qu’ils pouvaient se dire. Alors, j’ai suivi le groupe.
La nuit était claire. Les étoiles apparaissaient derrière les feuillages des arbres. Nous avons suivi la petite route par laquelle nous étions venus. À la hauteur du pont, il ne restait plus qu’une voiture de police, tous feux éteints. Mais, en nous penchant par-dessus la margelle, on voyait la lumière d’une lampe torche qui se déplaçait par à-coups, en contrebas, sur la rive escarpée du torrent. On entendait le bruit de l’eau profonde comme le feuillage des arbres.
Nous avons continué notre chemin. Nous nous enfoncions dans l’obscurité. Une voix de femme, près de moi, a dit: “Vous êtes Paul, le mari de Sibylle? Nous sommes alors un peu cousins.”
Puis, nous avons fait demi-tour. Et cette fois, la lampe torche nous attendait sur le chemin. Gérard s’est avancé vers elle. Il a dit:
— Commissaire Leopardi, que faites-vous ici? Vous travaillez encore? Ce n’est pas raisonnable.
La voix qui lui a répondu était celle d’une femme. Elle a dit:
— Je voulais clore cette enquête. Voilà deux nuits qu’elle m’empêche de dormir.
— Et vous en êtes venue à bout?
— Sait-on jamais?
— Je ne vous en demande pas davantage. Mais peut-être voudrez-vous boire une coupe de champagne avec nous avant de repartir?
— Pourquoi pas? Laissez-moi le temps de passer un coup de téléphone et je vous accompagne.
Nous l’avons vue monter dans sa voiture puis parler au téléphone, derrière le pare-brise.
5.
La commissaire Emilia Leopardi était enceinte. Son ventre rond, qui lui faisait creuser les reins, était ce qu’on remarquait d’abord. Elle avait le teint clair, les yeux gris, un nez long et une bouche large qui semblait à chaque phrase réfréner un sourire.
Le personnel de service finissait de débarrasser le buffet où il ne restait qu’un dernier magnum de champagne que Gérard avait débouché de ses mains. La chanteuse de l’orchestre avait disparu, les musiciens rangeaient leurs instruments. Seul le guitariste, assis sur une chaise, continuait à faire de la musique. Il semblait s'exercer pour lui seul, en retardant le moment de partir. Une suite de lents accords compliqués, joués en sourdine, traversés de notes éparses comme des sémaphores.
C'était à peine de la musique. Elle avait des accents mystérieux, en même temps qu’elle semblait exprimer un doux émerveillement devant la beauté du ciel. Les notes tournoyaient lentement, comme des astres lointains, en apesanteur. Et bientôt je me suis dit qu’il ne s’agissait pas de l'improvisation nonchalante que j’avais crue d’abord mais bien d’une œuvre, ou du souvenir d’une œuvre que j’avais déjà entendue. Et son titre m’est venu à l’esprit. C'était le Planetarium de Ben Monder que le guitariste rejouait de mémoire.
Sibylle et Martin étaient réapparus. La commissaire se tenait au centre du petit groupe que nous formions. Personne n’osait lui parler de l’enquête mais il était question de Roberto, son mari, que tout le monde ici semblait connaître. Il tenait une station-service sur la route de Pieve di Teco. Il avait beaucoup de mal à trouver un employé en qui il pût avoir confiance, aussi la plupart du temps il se débrouillait tout seul.
J’ai fini par comprendre que la commissaire avait gagné ses galons à Turin, avant de revenir se marier au village avec celui qui était son amour de jeunesse. Les deux étaient donc des enfants du pays. Et la jeune femme retrouvée morte dans l’eau du torrent était-elle, elle aussi, une enfant du pays?
Parfois l’un de nous se tournait vers le guitariste tandis que celui-ci gardait le front baissé sur sa guitare. Enfin, nous avons entendu des bruits de moteurs. Deux voitures venaient se garer devant la porte du Château. Les carabiniers en uniformes ont pénétré dans le hall. Quand il les a vus, le guitariste s’est levé de sa chaise, il a posé sa guitare et, toujours perché sur l’estrade, il les a attendus.
Il s’est laissé emmener sans rien dire. La commissaire les a suivis.
6.
Le lendemain, Sybille et moi avons repris la route au milieu de l'après-midi. Un orage de grêle nous a beaucoup retardés. À certains moments, les grêlons étaient gros comme des boules de cotillons. Ils tambourinaient sur le toit et le capot de la voiture. Je craignais qu’ils n’explosent le pare-brise.
Le soir, arrivés à Nice, au moment d’aller nous coucher, nous avons reçu un coup de téléphone de notre fille qui habite à Dublin. Sa voix vibrait. Nous tenions le téléphone à quatre mains, Sybille et moi, comme chaque fois qu’elle nous appelle. Elle venait de l’apprendre. Elle voulait que nous soyons les premiers à le savoir, après son compagnon, bien sûr. Mais oui, il n’y avait pas de doute, elle était enceinte.
À retrouver dans Présences réelles, n° 26.
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