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Une autre lecture de David Lynch

Il y a des moments où on peut se demander si ce que raconte l'histoire est bien vrai. Si cela s’est réellement passé. Je parle d’histoires inventées. Dans une histoire inventée, on est censé admettre que rien n’est vrai, puisque l’histoire est inventée, même si cette histoire, bien sûr, s’inspire de faits réels, et en même temps on devrait se convaincre qu’à l’intérieur de cette histoire, du monde inventé qu’elle décrit, tout se soit réellement produit. Il arrive pourtant, dans certaines histoires, qu’on soit pris d’un doute. Et si tout cela n'était qu’une invention? Mais l’invention de qui alors? Eh bien peut-être celle d’un personnage.

La question se pose assez inévitablement quand l’histoire est racontée par un personnage qui fait partie de l’histoire, ce qu’on appelle aussi un narrateur intradiégétique. Le cas est très fréquent dans la littérature classique, plus particulièrement dans les nouvelles, et plus souvent encore dans celles du genre fantastique.

L'auteur est en voyage et, à un certain moment de ce voyage, il rencontre un autre voyageur qui lui raconte par exemple une histoire de vampire. On peut se demander alors si l’auteur a bien réellement rencontré cet autre voyageur, mais on peut se demander aussi si cet autre voyageur qu’il prétend avoir rencontré n’invente pas à son tour, de toutes pièces, l’histoire qu’il lui raconte.

Aujourd'hui ce procédé de dédoublement de la narration n’est plus guère utilisé. Ce qui veut dire que l’auteur nous raconte une histoire inventée mais qu'à l’intérieur de cette histoire, la réalité des faits ne devrait plus faire de doute. Et pourtant, à mes yeux, le doute persiste.

Je pense au cinéma de David Lynch. Je pense (je ne peux pas m’empêcher de penser) que Laura Palmer n’a pas été assassinée. Quand on parle du cinéma de David Lynch, on ne cesse de répéter que celui-ci nous révélerait une face sombre de l’Amérique cachée derrière les apparences. Et je veux bien le croire. Cela à mes yeux ne fait pas de doute. Mais en même temps, je me dis que cette réalité est elle-même inventée. Que ce que nous raconte le film, ce n’est pas la réalité de cette face cachée mais bien son fantasme.

Mais le fantasme de qui alors?

Dans Twin Peaks, je crois deviner que tout est inventé par le personnage de James Hurley, interprété par James Marshall. C’est lui le gentil, le motard éperdu, le vrai amoureux de Laura, et comme il est terriblement jaloux de l'affreux Bobby Briggs, interprété par Dana Ashbrook, il fantasme le pire. Je veux dire que c'est lui le personnage central de la fiction, que c’est lui et lui seul qui est réel, Laura l’est à peine moins que lui, et tout le reste n’est qu’invention.

Dans Blue Velvet, il me paraît évident que tout ce qui arrive à Jeffrey Beaumont, interprété par Kyle MacLachlan, est inventé par Sandy Williams, interprétée par Laura Dern. Elle est amoureuse de lui et elle ne cesse de fantasmer sur ce à quoi il passe son temps, qui il peut rencontrer, la nuit, dans les rues de la ville, tandis qu’elle demeure bien à l'abri chez ses parents où elle se prépare à devenir une parfaite épouse américaine. Elle est réelle, Jeffreys l'est à peine moins, et tous les autres (Isabella Rossellini, Dennis Hopper) ne sont qu'inventions.

Et qui a inventé James Bond? Peut-être le spectateur, peut-être la spectatrice.

L’autre question serait de savoir si ce que je dis là a le moindre intérêt. Je n’ai pas la réponse. D’autant que ma lecture ne contredit pas celle généralement admise. J’y vois néanmoins deux avantages.

Primo, elle produit un décentrement. L’instance de l’auteur est redoublée par celle d’un narrateur qui est dans le tableau mais pas au premier plan. Un peu comme Rembrandt se figurait lui-même dans certaines de ses œuvres, mais à une place où il fallait le chercher et le reconnaître.

Secondo, elle produit une mise en abyme qui fait que la réalité et l’imagination ne se séparent plus mais qu’elles se nouent comme un ruban de Möbius, chacune étant à son tour l'endroit et l’envers de l’autre.

(Je note ceci en lisant le beau livre de Philippe De Georges, La folisophie de Lacan. L’Harmattan, 2024.)

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