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Le lavoir, 8

Après mon entretien avec Zoé Pinsot, à Paris, ma curiosité concernant Ignacio Warburg était assouvie. Zoé Pinsot avait évoqué en quelques phrases les deux années qu’Ignacio Warburg avait passées à bord du Pourfendeur, durant lesquelles le jeune lieutenant Pinsot avait été amené à s’investir toujours davantage dans le commandement du navire, tandis que son commandant se liait d’une amitié chaque jour plus étroite avec le prestidigitateur, qu’il apprenait de lui les secrets de son art et qu’il en venait à réaliser lui-même les tours destinés à distraire l’équipage, pendant les soirs où l’on était en mer, si loin de tout, comme à accueillir les visiteurs étrangers dans les ports où on faisait escale.
— Et quoi d’autre? l’avais-je interrogée.
— Quoi d’autre? Mais rien que je sache. Rien de précis.
— Dites toujours.
— Oh, qu’on s’étonnait de voir ces deux hommes tellement inséparables! Dans les ports des différents pays, de hauts fonctionnaires, des responsables politiques montaient à bord. Et tandis que leurs enfants couraient partout, et que leurs épouses faisaient de l’œil aux hommes d’équipage, il était de coutume que ceux-ci fussent reçus par le commandant Certeau. Cela se passait dans sa cabine, qu’il avait fait meubler de façon très personnelle. Et alors, installés dans des fauteuils confortables, en suçotant leurs pipes ou leurs cigares, avec un verre de whisky à la main, que pouvaient-ils se dire? Quelles confidences pouvaient-ils se faire? Parlaient-ils seulement d’opéra, de cricket, de leurs familles, ou allaient-ils plus loin? Et surtout, était-il bien normal qu’Ignacio Warburg fût admis à assister à ces entretiens?
— Votre mari vous l’a dit? Il vous l’a écrit?
— Michel n’a jamais accusé le commandant Certeau. Comprenez-vous? Michel venait d’une famille catholique. Son père avait participé à la Résistance dans le réseau AGIR. Et Michel ne voyait pas hisser les couleurs sans que des larmes lui montent aux yeux. C’était l’être le plus pur, le plus fidèle. Il aurait donné son sang et son âme pour la patrie. Mais oui, dans ses lettres que j’ai conservées, que je relis parfois, des doutes se donnent à lire entre les lignes.
— Je vois. Et tout cela s’est terminé de quelle manière?
— Un jour, à Singapour, Ignacio Warburg est descendu à quai, en même temps que le reste de l’équipage, pour se distraire, pour faire des achats, et on ne l’a plus revu.
— Et le commandant Certeau?
— Il a navigué une année encore à bord du Pourfendeur. Michel, dans ses lettres, disait qu’il n’était plus le même. Qu’il évitait le contact avec les autres. Qu’il s’était mis à boire. Qu’il l’avait vu pleurer. Puis un jour, lors d’une escale à Brest, il est parti en permission et à son tour il s’est évanoui dans l’air. Il a disparu comme une ombre. Un autre commandant fut aussitôt nommé. Officiellement, le commandant Certeau avait pris sa retraite, et il avait demandé à ce que son adresse ne fût communiquée à personne. Quant à Michel, enfin, son contrat s’achevait. Mais il est revenu malade. Une maladie infectieuse le rongeait, d’origine incertaine, qui le faisait terriblement maigrir. Il l’a combattue pendant deux ans. Il a eu le temps de me faire une enfant, puis il est mort, lui aussi comme une ombre qui s’efface. J’imagine qu’avec les maigres informations dont je dispose, j’aurais de quoi composer un roman, que j’organiserais en chapitres, où je citerais ses lettres. Mais ai-je le talent de l’écrire? En ai-je le désir? Je préfère penser que j’aurais raconté ce que je sais, sans rien ajouter, à deux personnes au moins: le professeur Larrieux, qui est mon ami depuis toujours, et vous qui êtes libraire, spécialiste de livres anciens, amateurs de romans d’aventures, et que je ne connais pas.


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