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Le lavoir, 9

Il était tard. J'étais resté à la boutique pour préparer l’envoi d’une commande que j’avais promis d’expédier le lendemain. Une commande hétéroclite où se retrouvaient des poètes américains, des bandes dessinées et des albums japonais qui ne contenaient que des photos. J’en avais presque fini. Ensuite, je remonterai à pied depuis la rue Alphonse Karr, suivant la ligne de tramway jusque dans les quartiers nord où j’habite. C'était chaque fois un plaisir de marcher ainsi, avec un livre dans la poche, de laisser la ville dans mon dos et de basculer dans le vide du faubourg où l’impossible semblait pouvoir surgir à chaque coin de rue. Mais on toquait sur ma vitrine. Je levai les yeux et j'aperçus une silhouette. Un grand garçon qui avait froid, vêtu d’un costume trop étroit, et qui appuyait le front contre la vitre pour voir à l’intérieur où une seule lampe éclairait mon bureau.
Des mois étaient passés, je ne pensais plus à eux, mais je ne tardai pas à reconnaître l’assistant du professeur Warburg.
J’allai lui ouvrir. Je le fis entrer. Il courbait les épaules et il se frottait les mains à cause du froid. Il s’assit en face de moi, les genoux serrés. Son costume était défraîchi, il en avait relevé le col, il avait dû prendre la pluie. J'étais fâché de le voir ici, qu’on me dérangeât, mais il avait l’air si perdu que je me relevai pour aller chercher la bouteille de Glenfiddich et deux petits verres que je garde au fond d’un classeur métallique. Je le servis. Il me remercia. Il but le premier verre d’une seule lampée, comme quelqu’un qui a froid et qui n’a pas dîné. Je le resservis et il me dit:
— C’est très gentil à vous, monsieur Puyol, de me recevoir. J’avais peur que vous ne soyez déjà parti. Voilà, je viens vous transmettre une nouvelle invitation du professeur Warburg!
Ainsi, il connaissait mon nom et l’adresse de ma boutique. Je me souvins alors que, dans un cauchemar que j’avais fait suite à l'épisode initial du lavoir, le professeur Warburg avait vanté ma qualité de libraire, ou peut-être de “collectionneur de livres anciens”, et que j’avais été horrifié qu’il puisse la connaître, comme s’il ne suffisait pas qu’il pénètre chez moi, la nuit, en mon absence, mais qu’il fallait en plus qu’il lise sur mon front, qu’il s’insinue dans mon esprit.
— J’imagine qu’il s’agit encore d’une conférence? Vous avez vu que j'étais bien présent à celle de l'église Jeanne d’Arc?
— Oui, oui, le professeur Warburg était ravi de vous y voir. Mais cette fois, il s'agit d’une véritable tournée. Voilà, en effet, que nous repartons en voyage!
Il souriait, mais son sourire était forcé, son ton était suppliant et ses lèvres étaient pâles. Je baissai les yeux sur ses mains et je vis qu’elles tremblaient. Pour autant, je ne voulais pas me laisser apitoyer, et je répondis en levant la voix:
— Je dois mal comprendre. Vous ne prétendez tout de même pas que je vous accompagne dans une tournée de conférences?
— Oh, pas très longue, trois semaines au plus, et seulement en Europe, et plus précisément sur les routes des Alpes!
— Je ne sais pas ce qui a pu vous mettre une telle idée en tête, mais elle est ridicule. Vous voyez bien que j'ai ma boutique, que je vis de mon commerce. Vous n’imaginez tout de même pas que je vais quitter mes clients pour vous suivre! C'est absurde! Et d’ailleurs, la conférence de monsieur Warburg à laquelle j’ai pu assister…
— Elle ne vous a pas convaincu! Nous l’avions deviné en vous voyant partir. Il est vrai que ce n’était pas la meilleure qu’il ait faite. L’accueil, l’atmosphère n'étaient pas ceux que nous aurions souhaités.
— Oh, je vous arrête! Rassurez-vous! Le spectacle qu'a donné le professeur Warburg n'était pas raté le moins du monde, il était au contraire tout à fait réussi, mis à part qu’il ne s’agissait pas d’une conférence, il s’agissait d’un tour de passe-passe, d’un numéro de foire, d’une charlatanerie. Chacun sait — moi, en tout cas, je l’ai appris — que monsieur Ignacio Warburg a longtemps vécu de ses talents de prestidigitateur. D’abord à Cuba, puis ailleurs dans le monde. Après quoi, un jour, pour une raison que j’ignore, la prestidigitation ne lui a plus suffi. Et aujourd'hui, il prétend disposer de pouvoirs magiques. Pour tirer des avantages que je ne veux même pas imaginer, il exerce un ascendant trompeur sur des publics crédules. Et vous voudriez que je lui apporte mon aide, que je me fasse son complice?
J’avais parlé trop fort. Après cette attaque, le jeune homme perdit toute contenance. Soudain, il ne me regardait plus. Les yeux baissés, il retenait des larmes.
— Vous le jugez mal! dit-il. Je vois qu’on vous aura mal parlé de lui! Le professeur Warburg a des ennemis. Qui n’en a pas? Mais il a aussi beaucoup d’amis, vous verrez, quand nous serons dans ces villes qui nous attendent, où sa venue est annoncée. Mais il est vrai aussi qu’il est vieux et malade. Je ne voulais pas vous le dire mais, voyez-vous, il est malade, à bout de forces, rempli de fièvre, et il nous ne pouvons pas douter, hélas, que cette tournée sera la dernière. Pourvu qu’il puisse partir et qu’ensuite, une ville après l’autre, il remplisse toutes les dates! C’est tout ce qu’il souhaite! Il ne veut rien de plus! Mais pour cela, mon aide ne suffira pas, vous pouvez en être certain, monsieur Puyol, il faut aussi la vôtre. Il la réclame!
— Mais enfin, pourquoi moi?
— Pourquoi vous? (Cette fois, il levait les yeux, il me regardait en face.) Je l’ignore. Je ne peux pas vous le dire. Je n’ai pas son pouvoir de pénétration. Je ne suis pas capable comme lui de juger un être en plongeant mon regard dans le sien. Mais il se trouve qu’il l’a fait, la première fois qu’il vous a vu, il vous a percé à jour, et depuis il ne cesse de répéter votre nom. Que voulez-vous que je vous dise? C’est lui qui m’envoie, Monsieur Puyol! C’est vous qu’il veut voir près de lui!


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