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Tendres guerriers, 13

Ce matin-là, je me suis rendu à l’adresse de la boutique et, comme nous étions seuls, j’ai interrogé l’homme qui se tenait derrière son établi. Celui-ci n’a pas paru spécialement étonné. Les noms que je citais, de Lourenço et Ottavio, étaient pour lui une garantie suffisante. Il ne trouvait pas utile de protester, ni de faire davantage de questions. Il a dit:
— Diego peut rester des semaines sans se montrer. Il vous faudra de la patience. Mais, la première fois qu’il se pointera ici, je dirai son nom. Il restera un moment parmi nous, la tête baissée, sans parler, à écouter la musique, et quand ensuite il s’en ira, parce qu’il s’en va toujours le premier, vous pourrez le suivre et lui remettre le message dont Diego vous a chargé.
Grégoire Sperius s'était montré accueillant, mais l’histoire n’en devenait pas plus claire. Dans quoi m’étais-je laissé entraîner? Quel lien existait-il entre ces différents personnages? Comment Sperius pouvait-il connaître Ottavio et qu’est-ce que le dénommé Diego venait donc faire, le soir, dans ce quartier perdu, dans cette boutique peuplée de figures improbables? Qui était-il, au juste? Comment pouvais-je être sûr qu’il n’était pas un preneur d’otages, qu’il n’avait pas juré la destruction d’Israël? Et comment Cynthia prendrait-elle l’affaire quand je la lui raconterais? Je préférais ne pas y songer. J’ai dit:
— Entendu. J’aurai la patience qu’il faut. En attendant, je peux apporter du vin?
— Bien sûr. Et de la bière. Et des pistaches.
La chance m’a souri. Je n’ai pas eu à attendre bien longtemps. Un soir, Diego est entré dans la boutique de Grégoire Sperius. Nous écoutions Charlie Parker sur un vinyle qui grésillait. Et, quand il en est sorti, je l’ai suivi.
Il remontait l’avenue Cyrille Besset en direction du boulevard Gorbella. Nous étions seuls à battre le trottoir. Deux ombres. Arrivé au carrefour, il s’est arrêté et il s’est retourné vers moi. Il m’a attendu.
— Bonsoir, c’est Ottavio qui m’envoie, ai-je dit. Et Lourenço. J’ai un message pour vous.
Il a tendu la main sans rien répondre. Je lui ai remis l’enveloppe, il l’a ouverte aussitôt et il a lu le message qu’elle contenait. 
— Ottavio m’a demandé d’attendre votre réponse, ai-je ajouté. 
Il a souri.
— Vous lui direz que c’est entendu. Je partirai demain. J’ai l’habitude. Ce que je possède tient dans un havresac, ce sera facile. 
Puis, son regard planté dans le mien, avec un sourire un peu moqueur:
— Vous êtes le linguiste? J’ai entendu parler de vous.
— J’ai été linguiste, en effet, il y a longtemps, le plus célèbre. Aujourd’hui, j’enseigne la langue à ceux qui ont besoin de l’apprendre.
— Je l’ai fait aussi, comme j'ai pu, à Beyrouth puis à Marseille. Voulez-vous que nous marchions un peu? Je monte vers le Ray.
Il était plus petit que moi, plus mince et musclé. Son pas était lent et souple.
— Vous êtes habitué à la montagne, ai-je dit.
— J’emprunte les autobus qui remontent les vallées. Je marche une journée ou deux, puis je reviens.
— Il vous faudrait un âne.
— J’ai marché dans les Cévennes, bien sûr, avec un âne, sur les pas de Robert-Louis Stevenson. L’existence clandestine vous réserve de ces joies. L’avantage avec Nice, c’est que l’hiver on marche au bord de la mer et, dès le printemps, on prend de l’altitude. Vous vous demandez sans doute pourquoi la police me recherche?
— Je crois deviner.
— Oh, elle n’y met pas beaucoup de zèle. Je fais l’objet d’une demande d’extradition émanant d’un pays voisin, pour des actes terroristes commis en l’espace de quinze jours, il y a plus de quarante ans de cela. Et depuis, je change de lieux et de noms. Je ne verrais pas grand inconvénient à aller en prison, mais je me refuse à livrer les noms de mes anciens camarades.
— On dit que vous vous occupez d’architecture et d’urbanisme.
— La plupart du temps, j’habite Marseille et je suis l’auteur d’un ouvrage de référence sur la Cité radieuse. Vous le connaissez peut-être. Je continue à publier, sous divers pseudonymes, des articles sur l’habitat ouvrier. Pour cela, je voyage en Europe, mais parfois aussi ailleurs dans le monde.
Nous avons continué à marcher un long moment sans rien dire. Nous arrivions au sommet du boulevard Gorbella, Diego a tourné à gauche dans l’avenue Saint-Sylvestre. Je l’ai d’abord suivi, puis je me suis arrêté.
— Je préfère vous quitter là, ai-je dit. Une nuit, dans les premières semaines de mon veuvage, je suis monté jusqu’ici à pied. Autant dire que j’avais bu. Et dans les petites rues qui forment un réseau, bordées de villas et de jardins, il y avait un bal où je suis entré, et parmi les musiciens qui se tenaient sur l’estrade, vous ne me croirez sans doute pas mais j’ai vu Django Reinhardt. Il était assis sur une chaise, la cigarette au bec, et il jouait de la guitare, Minor Swing, comme s’il n’était pas mort.
— Oh, je vous crois. Ces choses-là arrivent. Et depuis, êtes-vous retourné dans ce service de l’hôpital où votre femme est morte? Il est tout près d'ici. Et l’intérieur reste éclairé de nuit comme de jour.
— Comment savez-vous de ma femme est morte ici…?
— Peu importe. Mais peut-être le moment est-il venu d’aller saluer les personnes qui se sont occupées d’elle, qui l’ont accompagnée. Dans les couloirs où elles continuent de circuler, dans les chambres qu’elles ouvrent et qu'elles referment, elles se souviennent d’elle et elles se souviennent de vous. Noël approche… 
— Une bouteille de champagne, une boîte de calissons…? 
— Et ce mince recueil de poèmes que vous avez composé. Le meilleur de vos livres. Comment l’avez-vous intitulé, déjà?
Évite!
— Ah oui, Évite! C’est un joli titre. Allons! Rentrez bien, et protégez Carmen. Elle a besoin de vous.


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