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Un père venu d’Amérique (3)

“C’est gentil à toi d'être venu!
— C’est gentil à toi de m’avoir invité!”
Rosa m’avait appelé pour me proposer de déjeuner au Club nautique où nous avions eu nos habitudes. André m’avait accueilli à la réception. “Monsieur Laszlo! Content de vous revoir! La pluie n’en finissait pas, nous pensions que le printemps ne viendrait jamais. Et d'après la météo, il semble qu’il doive pleuvoir encore. Raison de plus pour profiter d’un jour comme celui-ci! Madame Mancini vous attend, je vous conduis à sa table!”
Rosa avait choisi une table sur la terrasse. Nous étions en mai et le soleil resplendissait. Le Club nautique est une manière de forteresse qui s’avance en éperon sur la mer, comme pour protéger l'entrée du port, encore qu’il ne fût jamais dédié qu'à la plaisance, et sa terrasse offre le plus magnifique spectacle sur la ville ainsi qu’au premier plan, sur l’arrivée des paquebots de croisière et sur la course des frêles esquifs des amateurs d’aviron ou de voile. On y passerait sa vie!
Rosa était en beauté. Une dégringolade de feuillage, d’oranges et de fleurs blanches, avec en arrière-plan un palmier aigu sur un fond de ciel bleu, dessinaient les motifs de la robe qu’elle portait. J’ai reconnu cette robe. Je l’avais repérée quelques jours auparavant dans la vitrine d’agnès b., rue des Ponchettes. J’en avais cherché le prix en me demandant à quelle femme j’aurais bien pu l’offrir, mais il n’y en avait pas.
Rosa était coiffée d’un chapeau en paille à large bord, elle arborait un franc sourire, un maquillage parfait, le rouge à lèvre en particulier assorti au rouge à ongles devait coûter la peau des fesses, et avec le Martini qu’André est venu me servir, accompagné d’un petit bol d’olives, sans que j’ai eu le temps d’attraper le serveur, tout commençait sous les meilleurs auspices. Mais presque aussitôt après, la conversation a pris un tour désagréable.
Plusieurs mois sont passés. Je serais incapable d’en retracer aujourd'hui le déroulement exact, mais je souviens que Rosa m’a demandé si j'étais toujours aussi occupé et je n’ai pas pu m’empêcher de voir dans sa question une nuance d’ironie. J’ai pesé mes mots pour répondre que j’observais toujours les mêmes habitudes, celles qu’elle me connaissait. Celles qui me convenaient.
“Oui, sans doute, a-t-elle répondu, mais il arrive qu’avec le temps, certaines personnes fassent évoluer les leurs.”
L’ironie cette fois ne faisait plus de doute. Rosa portait de larges lunettes de soleil, tandis que j’avais oublié les miennes, ce qui rendait le combat inégal. J’ai réussi à garder assez de calme pour répondre: “Ce n’est pas mon cas. Est-ce donc le tien?
— Je crains bien que non.
— Tu as voyagé?
— Oui, bien sûr, le voyage en Grèce dont je t’avais parlé. Un long stage de yoga en Suisse. Un weekend à Milan, un autre à Londres.
— Avec toujours le même petit groupe?
— Oui, notre cercle de bridge. Et toi, je ne te demande pas si tu as voyagé?
— Tu le sais, je suis attaché à Nice comme l’arapède à son rocher. J’y trouve mon confort.
— Pas même un aller-retour en Australie?
— Mon fils ne répond pas à mes e-mails.
— Tu pourrais avoir envie de revoir sa mère.
— Qu'aurait-elle à faire de moi? Elle a sa famille.”
Jusque là, j’avais gardé un assez bon contrôle du ton que j’employais. Mais sans doute était-elle décidée à me pousser dans mes retranchements. Ou est-ce que la raillerie lui est venue sans qu’elle y prenne garde? Elle a dit: “Et tu sers toujours de nurse à la petite Yvette?”
J’ai rétorqué: “Quelque chose comme cela, en effet. Une nurse anglaise. On pourrait dire aussi, plus simplement, que je suis auprès d’elle comme un vieux voisin de palier auquel on fait quelquefois tenir le rôle d’un grand-père absent. La comparaison serait plus exacte, tu ne crois pas? Ce n’est pas un rôle difficile à tenir pour quelqu’un dans mon cas, et j’avoue que je le trouve plutôt agréable.
— Je vois où il ne faut pas toucher! Le point sensible!
— Nous n’allons pas nous quereller!
— Non, pardonne-moi! C’est juste que tu ne ressembles pas aux autres hommes que je connais. Remarque que c’est un compliment! Et ton livre sur Éric Rohmer, il avance?
— Mon éditeur m’accorde une année de plus. Je complète, je vérifie, je discute. Tout est éminemment discutable chez Éric Rohmer. D’ici-là, le Pathé Gare du Sud organise une rétrospective que j'animerai. En octobre prochain. Tu pourras venir!
— Tu sais qu’Éric Rohmer et ses jeunes filles en fleurs m’ennuient un peu. Mais dis-moi, j’ai vu que la boutique de ton amie Violaine devient très à la mode. Plusieurs de mes amies m’en parlent. J’y ai acheté des sandales et un fauteuil pour mon balcon. Et j’ai vu ainsi que la petite Mizuki travaille toujours avec elle.
— En effet, elles forment une bonne équipe. Elles sont inséparables.
— Tu es sûr qu’elles ne couchent pas ensemble?
— Mais enfin, Rosa, est-ce que tu t’entends parler? Depuis quand t’occupes-tu de savoir qui couche avec qui? Ce n’est pas ton affaire, ni la mienne!
— Alors là, tu exagères! Arrête de jouer la vierge effarouchée! Tu ne me diras pas que tu n’es pas amoureux de Violaine! Il suffit de la voir! Et qui ne le serait pas?
— Mais enfin, c’est invraisemblable! Arrête, s’il te plaît! Tu sais quel âge elle a et tu connais le mien? Je pourrais être son grand-père bien plutôt que celui de son enfant!”

Le reste du repas s’est passé en silence. Nous mangions des langoustes, ce qui demande du doigté. Elle buvait du vin blanc, moi de la bière. Le soleil tapait fort. Au moment du café, avec une petite voix, elle m’a demandé s’il ne serait pas plus confortable d’aller le prendre chez elle. Elle habite dans les grands immeubles blancs du parc Vigier, devant la mer. Nous n’avions que le boulevard à traverser. Il aurait été trop triste de nous quitter sur cette terrasse, après une dispute. Je l’ai suivie. Nous avons fait la sieste. J’étais en train de me rhabiller, près du lit, quand elle s’est réveillée. La joue sur l’oreiller, elle dit: “Tu t’en vas?” Comme je ne répondais pas, elle a ajouté: “Tu crois que nous nous reverrons?” La chemise ouverte, les doigts serrés sur la ceinture de mon pantalon, j’ai dit: “Tu as tes amis, tu as tes voyages, tu es riche, tu es ravissante. Il ne faut pas en demander davantage à la vie. Ce ne serait pas raisonnable.” Alors, elle s’est redressée sur le lit et elle m’a crié: “Fous le camp!” J’ai attrapé mon portefeuille et mes clés, et je suis parti sans voir si elle pleurait.

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