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Articles

Affichage des articles associés au libellé Évite

L’orage

Je me souviens de l’orage, je ne l’ai pas rêvé. Il fait nuit, nous roulons sur la plaine du Var, nous redescendons vers Nice, et au milieu de cette longue ligne droite, l’orage redouble, une pluie battante, diluvienne, comme il arrive qu’on en voie chez nous, de préférence en automne et parfois au printemps; le moteur hoquette, noyé par la pluie; j’ai juste le temps d’arrêter la voiture sur le bord de la route, et dans l’obscurité de la nuit (dans le souvenir, je ne vois les feux d’aucun autre véhicule), nous avisons de l’autre côté de la route la clarté d’un établissement ouvert: un restaurant ou une auberge. Nous voilà rassurés. Nous quittons la voiture, nous traversons la route bordée de platanes, la tête baissée sous la pluie battante, en nous tenant la main de crainte de glisser, et quand nous entrons dans la lumière de l’auberge, de la pluie plein les yeux et qui nous coule dans le cou, nous voyons que s’y tient un banquet de noces. Une fête de famille qui s’achève, qui s’attarde...

Le pré en pente

Un hameau, en été. Un espace de terre battue marque l'entrée de la rue principale. Le pré en pente borde cet espace et s’affaisse vers la rivière qui bruit en contrebas. Depuis le terre-plein, on ne la voit pas, on peut l’entendre dans le silence des débuts d’après-midi ainsi que la nuit, et surtout on la connaît, on la sait là pour y être descendu, je dirai dans quelles occasions. Sur le pré, quelques arbres fruitiers entre lesquels des draps sont étendus sur des cordes. Le terre-plein est au soleil, le pré est à l’ombre. Au loin, des sommets enneigés. Le tableau est paisible. Le hameau compte vingt ou trente habitants peut-être tout au long de l’année, mais l'été il se repeuple d’enfants, de petits-enfants, de cousins et d’amis. Parmi eux, presque tous ont fait de longues études, ils sont chercheurs dans des disciplines scientifiques, ils enseignent dans des universités. Je ne sais pas pourquoi ce détail sociologique est important mais il fait partie du tableau. Ou de la rêve...

Leçons de nuit

1 - Au bout de la ligne de tramway (3 mars 2020) LE TÉMOIN - Il vide ainsi son appartement. Sans hâte, un jour un meuble, un jour un livre, un jour un vêtement, le jour suivant un ustensile de cuisine. Il les dépose la nuit, devant l’entrée de son immeuble, ou il demande à des brocanteurs de venir les emporter.  ELLE - Il n’est pas impatient. Il ne l’a jamais été.  LE TÉMOIN - Mais, d’un autre côté, qui peut dire pourquoi il agit comme il fait, où il veut en venir?  LUI - J’avais l’idée de partir. De quitter cet appartement. Et je voulais que ce départ s’opère le plus simplement du monde, le jour venu. LE TÉMOIN - Et maintenant?  LUI - Je n’ai pas changé d’idée. Je n’ai pas oublié. Mais les mois ont passé, des années peut-être. Combien, au juste? LE TÉMOIN - Pas beaucoup, mais bientôt deux. Cela dépend comment on compte. À partir de quel moment. LUI - Je ne tiens pas à parler du début. ELLE - Il ne tient pas à parler de la fin. Car c’est à elle qu’il songe. LE TÉMOIN...

A Pity of Love

À l’automne 2019, j’ai animé un petit nombre d’ateliers de lecture pour les enfants accueillis au foyer Alta Riba qui se trouve installé dans une ancienne villa, au sommet de Las Planas. Depuis l’été au moins, Annie toussait beaucoup, elle était fatiguée, nous savions elle et moi qu’elle était malade mais nous faisions semblant de rien, nous parlions d’une bronchite, et comme c'était l’automne la nuit tombait très tôt. J’ouvrais mon atelier aux alentours de cinq heures et j’en repartais une heure plus tard, quand il faisait nuit. Et j’avais seulement quelques pas à faire pour rejoindre la station d’autobus qui marque le terminus de la ligne. Une placette où l’autobus fait demi-tour, sous des arbres, pour y stationner quelques minutes avant de redescendre vers la ville. Et quand je quittais le foyer, j’avais le cœur ému à cause de l’air éperdu qui se voyait sur le visage des enfants auxquels j’avais montré des mots écrits, non pas qu’ils fussent maltraités par les éducateurs chargé...

Un bel équipage

Un couple d’adolescents venaient à ma rencontre. Je les ai vus de loin. Déjà je ne voyais qu’eux parmi les autres passants. Leur jeunesse, leur élégance. Ils marchaient sans hâte et ils parlaient sans se toucher, l’air à peine plus grave du garçon tourné vers sa compagne, le visage à peine plus lumineux de celle-ci qui regardait droit devant, sans voir personne. Leur tranquillité. Un bel équipage descendant par un clair matin de printemps l’avenue Borriglione. Puis soudain, sans cesser de parler, il arriva que la jeune fille marque un arrêt. La voilà qui suspend son pas et qu’elle soulève à peine son pied droit, qu’elle le montre. La jambe pliée au genou comme celle d’un cheval, elle se tient en équilibre. Vêtue comme le garçon d’un pantalon de jogging qui bouffe, d’un pull de coton et de chaussures de tennis, elle montre la chaussure de son pied droit dont le lacet est défait. La pose me surprend. Je ne la comprends pas. Le garçon fait un pas de plus, il dépasse son amie, puis se reto...

La Chèvre et le Samouraï

La première fois que nous nous sommes parlés, Annie et moi, c’était à l’automne 1967, nous avions seize ans, et nous étions élèves d’une classe de seconde au lycée Beau-Site. J’avais remarquée la jeune fille mince et noiraude qu’elle était alors, aux cheveux soigneusement tirés en queue de cheval, à la silhouette pure comme celle d’un caractère d’écriture arabe ou d’une branche de figuier, l’année précédente déjà, dans les couloirs du lycée du Parc Impérial, où nos regards sombres s’étaient croisés, et juste un peu mieux que croisés, mais où très vite alors nous avions détourné la tête. Tandis qu’à présent, nous nous retrouvions dans la même classe, et j’étais venu m’asseoir à côté d’elle. J’avais dit: “Je peux, cela ne t’ennuie pas?”, ma maigre expérience m’ayant appris à faire de l'extrême politesse une arme fatale de séduction. Et, cette fois, en effet, la tactique avait marché. Annie avait incliné la tête en signe d’assentiment, comme aurait fait une jeune chèvre. Et, très vite...

Rue Dabray

Les patrons tenaient des chambres meublées au-dessus du bistrot. J’en ai loué une pour la semaine. L’appartement que j’avais habité avec ma femme se trouvait à quelques rues de là, dans un quartier aux immeubles cossus. Mais aussitôt après sa mort, j’ai su que je ne pourrais plus y vivre. J’y étais demeuré jusqu’à son enterrement, parce que nos enfants avaient fait le voyage et que nous avions quantité de démarches administratives à accomplir. Mais le lendemain qu’ils étaient repartis, j'étais venu me promener du côté de la rue Vernier, où j'ai grandi. J’ai marché au hasard. Je suis entré dans ce café de la rue Dabray parce qu’il pleuvait et j’ai commandé un verre de vin. Il n’était pas dans mes habitudes de boire du vin au milieu de l'après-midi, mais je commençais une autre vie, il fallait marquer le passage, prendre de nouvelles habitudes. Je n’étais pas seul à perdre ainsi mon temps. Plusieurs hommes étaient groupés devant le comptoir, et l’un d’entre eux parlait d'...

Son nom

Son nom est celui d’un petit mammifère de la montagne. Et, par métonymie, dans la langue du pays, c’est aussi l’un des noms qui désignent la montagne. Chose plus étonnante, on y entend un verbe qui signifie partir, s’en aller, sans idée, dans l’emploi qu’on en fait, qu’on irait quelque part.  Son nom signifie partir pour partir, rompre, en finir ou, plutôt que nulle part ailleurs, aller se perdre dans la montagne, pour devenir un petit mammifère fouinant dans la pénombre opulente de parfums, promener son museau, sa moustache et ses griffes sur les feuilles tombées, dans l’humus où poussent les champignons. (9 février 2020)

Arrière-saison

Je passais mes soirées au pub puis, pour regagner la petite maison que j'habitais, je passais par la plage. Celle-ci alors était vide. Il m'arrivait de m'arrêter pour regarder la mer, et quelquefois de dormir sur le sable. Au matin, j'étais réveillé par la pluie. Dans mon sommeil, j'avais essayé en vain de reconstituer un rondel de Tristan Corbière. À présent il me revenait aux lèvres sans que j'hésite. Je le disais debout, en serrant mon caban, en grelottant de froid: “Va vite, léger peigneur de comètes ! Les herbes au vent seront tes cheveux...” (4 février 2020)

Evite

Évite de remuer la nuit De rider l’eau  et le sable sous l’eau D’agiter les fougères dans l’air du soir Mottes de terre traversées de lombrics les nuages d’ardoise Une rangée de grands arbres nus prévenus de la nuit par les cris des corbeaux Écoute la rivière sans la voir (25 janvier 2020)

Fuite

À quoi rêvais-je quand la pluie fut la plus forte?  Étais-je assis dans un fauteuil devant mes livres ou à courir sous les fougères, zigzagant entre les gouttes parmi des rats dont  l'un plus gros  que j'attrapai par la queue pour qu'il m'entraîne? Et le conte prévoit-il que le jour enfin revienne? Je quitte la forêt pour m'avancer dans la cour déserte d'une ferme. Quand l’on a faim et soif, quelqu'un apparaît, sans visage, et vous montre un puits. Écouter

Le contrôleur

Quand le contrôleur est monté dans l’autobus, nous n’étions plus que cinq ou six passagers et déjà il faisait nuit. Depuis longtemps nous avions quitté les embouteillages du centre ville. L’autobus filait en cahotant dans les rues étroites de la cité Las Planas qui coiffe la colline. De grands immeubles blancs du haut desquels, en été, on voit la mer. Mais nous approchions de Noēl, l’obscurité s’insinuait partout depuis quatre heures de l’après-midi, et notre autobus était si vieux qu’aux cahots de la route on craignait qu’il se disloque, si bien que le contrôleur devait s’accrocher des deux mains aux rampes de nickel pour ne pas perdre l’équilibre. Pourtant il vint vers moi. Son regard s’était fixé sur moi aussitôt qu’il était monté à bord. Peut-être me reconnaissait-il. Peut-être des portraits de moi étaient-ils affichés dans les commissariats de police comme ceux des criminels. Je fus pris d’un doute. Il fallait que je me sois endormi. Je m’empressai d’exhiber mon ticket mais il me...

Le club des amateurs de pluie

Dans nos quartiers, près des gares, à l’entrée des hôpitaux, sous les bretelles d’autoroutes, les seules nuits où on trouve le sommeil sont celles où il pleut. Un café reste ouvert et éclairé où nous sommes quelques-uns à regarder la pluie qui balaye la rue. Nous nous racontons des histoires. Nous évoquons d’autres lieux et certaines circonstances de nos vies. Il nous arrive de douter nous-mêmes si nous n’inventons pas. Puis, à la première accalmie, une femme quitte le groupe pour rejoindre d’un pas rapide son immeuble. Elle nous fait des signes de la main en allant sous la pluie, et on sait qu’elle aura quelques heures de bon sommeil avant de reprendre son service à l’hôpital ou ailleurs. Et on sait qu’elle aura des rêves qu’elle racontera le lendemain, au café du coin de la rue où nous nous retrouvons et qui reste ouvert jusque tard dans la nuit. Quand vous avez quitté le groupe, quand enfin vous dormez dans votre lit, vous savez que le café du coin de la rue reste ouvert et éclairé,...

Un revenant

Nous sortions peu de cet appartement. L’été surtout, à cause de la chaleur qui écrasait les rues, à cause des bruits de violences qui s’entendaient sous nos fenêtres. La nuit, je quittais mon lit, je parcourais le couloir, je passais des portes dans une obscurité presque complète. Je me croyais dans une forêt. J’y faisais des rencontres. Une rivière, un pont, un moulin, des animaux, de fiers chevaliers, des fantômes. Avec le temps, je compris qu’eux aussi, de leur côté, me regardaient comme un fantôme. Tel chevalier se signait à ma vue. Je compris qu’il me prenait pour un ermite ayant perdu la raison et qui errait sans but. Je buvais l’eau de la rivière et mouillais mes cheveux, qui étaient longs à présent, qui pendaient sur mes épaules. Assis au pied d’un arbre, je mangeais des noisettes en causant avec un lapin ou un écureuil. Un couple de colombes parfois me faisait une visite. Priais-je encore? Il me semble que je répétais indéfiniment la même phrase très courte, je ne sais plus la...