Affichage des articles dont le libellé est Présences réelles. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Présences réelles. Afficher tous les articles

dimanche 8 septembre 2024

Une clarinettiste

Il y avait une période de l’année où Laurent Dupuis me donnait rendez-vous, le soir, au bar de l’hôtel Westminster, sur la Promenade des Anglais. Souvent, quand nous avions ces rendez-vous, j’avais passé l’après-midi dans la partie sud de la ville, à travailler à la bibliothèque Dubouchage ou dans certains cafés où j’avais mes habitudes, et ensuite, quand nous avions quitté le Westminster, et après que nous nous soyons attardés un long moment encore sur la Promenade des Anglais, à marcher dans la nuit, en devisant côte à côte, il fallait que je retourne chez moi, tout à fait à l’opposé de la ville.

Je tournais le dos à la mer pour gravir les avenues qui s'éloignent du centre en direction des quartiers nord, ce qui revenait à traverser la ville de part en part. Je m’en allais en tramway par l’avenue Jean Médecin, puis par l’avenue Malaussena, puis par l’avenue Borriglione, enfin je m’engageais à pied dans l’avenue Cyrille Besset qui tourne et qui s'élève dans la nuit, comme si elle devait rejoindre un lieu magique où se tiendrait un bal populaire, avec une estrade en bois sur laquelle des membres de la même famille joueraient de divers instruments. Et l’affaire ne serait rien, je n’en parlerais pas, si ces retours solitaires ne m’avaient pas procuré une joie d’une nature et d’une intensité que je m’explique mal, qui tient du rêve, et s’ils n’occupaient pas dans mon esprit une place démesurée, comme si leurs circonstances s’étaient reproduites un nombre incalculable de fois, alors qu’ils ne concernent qu’une courte période.

Laurent Dupuis était revenu à Nice au milieu de l’été, et il m’avait appelé pour me le faire savoir. Il avait repris contact avec moi ainsi qu’avec trois ou quatre autres vieux camarades, et il m’avait expliqué qu’il avait fait le voyage pour vendre le bel appartement de la rue des Orangers où je l’avais connu quand nous étions étudiants et que ses parents vivaient encore, et qu’ensuite il retournerait à Buenos Aires, où il s’était marié, d’où il concluait que sa vie personnelle aussi bien que sa carrière étaient désormais là-bas.

Laurent Dupuis était celui d’entre nous qui avait le mieux réussi, qui était devenu célèbre. Il était l’un des meilleurs spécialistes de l’anglais médiéval et de sa littérature. Il avait beaucoup voyagé, il avait enseigné dans les meilleures universités du monde, et depuis quelques années il occupait un poste éminent à l’université de Buenos Aires. J’avais suivi sa carrière en feuilletant ses principaux ouvrages, et en lisant de plus près les interviews qu’il accordait à l’occasion de leurs sorties. Mais, de son côté, je croyais qu’il avait oublié mon existence, si bien que j’ai été surpris le jour où j’ai reconnu sa voix au téléphone.

Nous avons bavardé un assez long moment. Nous avons évoqué nos années d’études au lycée du Parc Impérial, et les garçons et les filles que nous y avions connus, mais il n’a pas souhaité que nous nous rencontrions dans les jours qui ont suivi: il faisait trop chaud, il avait trop de démarches administratives à effectuer concernant la succession de ses parents, aussi m’a-t-il promis qu’il me rappellerait au début de l’automne. Je ne l’ai pas cru, mais contre toute attente, c’est bien ce qu’il a fait. Et je ne m'attendais pas non plus à ce qu’il se montre alors si bien informé de mes propres travaux, plus modestes que les siens, puisque c'étaient ceux d’un critique musical n’ayant jamais rien publié de plus important qu’un petit ouvrage sur Anton Bruckner, paru quelque quinze ans auparavant dans la collection Solfèges des éditions du Seuil. Mais oui, il aimait la musique et il en écoutait beaucoup. Et comme son téléphone contenait plusieurs photos de son épouse, et comme il était fier de sa beauté, il me les a montrées le premier soir que nous nous sommes retrouvés au Westminster. Et en effet, Maria-Angela Calasso était très belle. Fille d’une riche famille de propriétaires terriens, elle avait été son étudiante avant de devenir sa maîtresse, et enfin son épouse. Inutile de dire qu’elle était notablement plus jeune que lui (que nous), ou faut-il dire qu’il était notablement plus vieux qu’elle? Il n’en espérait pas moins lui faire un enfant.

Je vois sur mon agenda que mon premier rendez-vous avec Laurent Dupuis à l’hôtel Westminster date du 23 septembre. J’en ai noté un autre à la date du 18 octobre. Il faut qu’il y en ait eu plusieurs autres ensuite, ou avant, que je n’ai pas notés. Mais ce dont je ne peux pas douter c’est qu’il soit reparti pour Buenos Aires avant Noël.

Je garde un souvenir très imprécis des échanges que nous avons eus au bar du Westminster puis en déambulant de conserve sur la Promenade des Anglais. Je sais qu’il m’a fait parler d’Anton Bruckner. Il avait lu mon ouvrage. Il connaissait beaucoup mieux l’œuvre de Gustav Mahler, qui était son compositeur favori, mais il n’ignorait pas celle de Bruckner, et surtout il avait à l'esprit que Gustav Mahler affirmait que Bruckner était son mentor.

Il m’a interrogé sur les habitudes de vie du vieil organiste, sur sa manie de compter jusqu'aux feuilles des arbres, sur sa supposée nécrophilie, sur son goût pour les très jeunes filles, dont aucune n’avait jamais prétendu qu’il eût abusé d'elle, ni qu’il l’eût seulement touchée du bout des doigts. Surtout il admirait que celui-ci ait poursuivi son œuvre jusqu’à son dernier souffle, alors même que le public et la critique se montraient tellement hostiles à son égard.
— Gustav Mahler n’a pas eu la vie facile. Mais lui, comment a-t-il fait? Où est-il allé chercher la force? C’est un mystère que je ne m’explique pas.
Je lui ai répondu comme j’ai pu. (Attendait-il de moi une réponse?) Quant à lui, il m’a parlé de son épouse, de la vaste hacienda dont sa famille était propriétaire, où il avait été reçu, de l'élevage des bovins, du goût du maté, des parfums mêlés des roses et de la figue, des orages qui se forment à l’horizon de la pampa, de la poussière, de la sueur, des manières des gauchos, et aussi des guitares que l’on entend la nuit et des rixes qui éclatent soudain, sans que les motifs ne soient jamais dits par les protagonistes: ils échangent un regard puis ils sortent pour se battre.
— Ce pays est tellement authentique, tellement attachant! me disait-il. Il faudra que tu viennes!” Et, par devers moi, je ne pouvais m'empêcher de penser que sa femme était riche, et que désormais il l'était aussi.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel serait de savoir combien de fois au juste nous nous sommes rencontrés. Ces rencontres n’ont pu s’échelonner qu’au cours du même automne, d’un seul automne niçois, mais au cours de cet automne, combien de fois ont-elles eut lieu? Je ne saurais le dire. Dans ma mémoire, tout se passe comme si elles marquaient non pas un moment de ma vie, mais plutôt un aspect, une face cachée de ma personne.

Depuis toujours et pour toujours, Laurent Dupuis et moi prenons l’apéritif au bar du Westminster. C’est l’automne. À l’intérieur. Il y a la musique d’un pianiste de jazz, qui joue une valse lente, son visage blême et anguleux baissé sur le clavier, presque à le toucher, et il y a le whisky que nous buvons, assis dans des fauteuils. Sans doute se fait-il que nous buvons trop de whiskies en grignotant à peine quelques morceaux de pissaladière, des petites olives noires et des pincées de cacahuètes. Ce n’est pas impossible et cela expliquerait des choses. Puis nous sortons bavarder en fumant des cigarettes sur le trottoir de la Promenade des Anglais, où il fait frais, où il ne tardera pas à pleuvoir. Nous marchons en direction de l’aéroport. Nous bavardons comme des camarades de lycée qui ont tellement vieilli qu’ils préfèrent ne plus se regarder mais qui se reconnaissent encore à quelque chose dans la voix. Et puis surtout, il y a mon retour en tramway à travers la ville, jusqu’à l’avenue Cyrille Besset que je gravis à pied, à l’abord de chez moi. Et c’est là enfin que je découvre, monté sur une estrade, cet orchestre tzigane dont j’ai parlé plus haut.

Car je l’ai bien vu et bien entendu. C’est là où je voulais en venir. Il était composé de quatre musiciens. La batterie était tenue par une jeune femme à la chevelure rousse. Le guitariste était un grand escogriffe aux cheveux longs dont une mèche noire comme l’aile d’un corbeau lui cachait la moitié du visage. L’accordéoniste, assis sur une chaise en paille, était probablement le père de famille, mais il se contentait de suivre la musique distraitement plutôt que la diriger. Si on l’avait interrogé, il aurait répondu que maintenant il était tranquille, ses enfants avaient pris la relève, oui, la “relève”, c’est le mot qu’il aurait employé. Et il en était content. Ainsi, pendant l’exécution d’un répertoire qu’il connaissait par cœur, il pouvait penser à autre chose, rêver aux voyages qu’il avait faits avec sa femme lorsque les enfants étaient petits, des longs voyages en calèche qui les avaient conduits jusqu’en Allemagne, sur le chemin du bord du Rhin, à une époque où ils possédaient encore des animaux savants. Enfin, debout sur le devant de la scène, il y avait une clarinettiste prodigieuse, toute jeune et qui pouvait aussi bien être un garçon. Et le public était absent. Ou plutôt j’étais le seul spectateur. L’estrade était absurdement surélevée, à moins qu’elle ne flottât dans l’air. Et, depuis que Laurent Dupuis est parti, depuis que l’avion qui devait le ramener en Argentine s’est abîmé en mer, j’essaie de les retrouver.

J’attends l’automne et, soir après soir, nuit après nuit, je refais le chemin depuis le bar du Westminster, je traverse la ville, puis je m’engage à pied dans l’avenue Cyrille Besset qui est obscure et presque toujours déserte. Je retourne ainsi vers ce carrefour situé au bas du boulevard Gorbella, et parfois je crois les entendre, reconnaître quelques notes d’une chanson, mais le vent les emporte, ou il se met à pleuvoir, et bientôt la musique se dissipe sans qu’ils me soient apparus.


 

vendredi 6 septembre 2024

La rencontre de Trieste

Les visages, les lieux, les circonstances que vous avez oubliés ne sont pas perdus. Il arrive qu’un jour ils vous reviennent en mémoire. Ils le font à l’improviste, et la place qu’ils prennent alors peut être bien plus grande que celle qu’ils ont occupée dans le passé de votre vie; et d’ailleurs ils peuvent vous paraître insolites en ce qu’ils ne vous concernent pas au premier chef, mais qu’ils se rattachent à des personnes que vous avez à peine connues, à des histoires qu’on vous a racontées, à des lectures que vous avez faites, à des silhouettes aperçues de loin, celle d’une jeune fille à bicyclette qui remontait le boulevard Gambetta pour aller nager à la piscine du Piol, à des airs de musique. Et comme, avec l’âge, il ne vous arrive plus rien de bien passionnant, ce sont eux désormais qui vous tiennent éveillé. Ils nourrissent votre attention et vous servent d’objets d’étude. Ainsi, avec l’âge, je suis devenu le collectionneur de mes propres souvenirs. Je m’efforce de les attraper au passage, je les observe à la loupe et je fais en sorte de les classer pour qu’ils ne se perdent plus. Je précise que je ne compte pas sur ces papillons aux jolies couleurs pour raconter mon histoire, puisqu’au contraire chaque nouvelle apparition vient contester (ou déconstruire) l’idée rassurante et lisse que je pouvais m’en faire lorsque j’étais plus jeune. En vieillissant, je ne me soucie plus d’avoir une histoire qui soit la mienne, toute la mienne, rien que la mienne, et qui fasse un roman. Il me suffit de me souvenir de certaines choses qui étaient restées jusque là enfouies, auxquelles je ne m’attendais pas de les voir apparaître, que je reconnais à peine, ou que je reconnais très bien alors qu’elles datent d’une époque où je n’étais pas né, et où donc je n’ai pas pu les connaître, comme je me dis en découvrant cette vidéo de Peggy Lee qui chante Why Don't You Do Right avec l’orchestre de Benny Goodman en 1942, et que ces choses en appellent d’autres auxquelles je m’attendais moins encore. Au fur et à mesure que je vieillis, la curiosité l’emporte et les fantômes ne me font plus peur. Je me propose de raconter la chasse à laquelle je me livre, les stratégies que j’ai mis en place, les ruses que j’emploie. Mais d’abord, il faut que je vous dise quelques mots de mon ophtalmologiste. J’emploie le mot d’ophtalmologiste plutôt que celui d’ophtalmologue ou celui d’oculiste parce que le premier a un air plus savant, qu’il fait songer à entomologiste, en quoi il implique l’idée de papillons. Et donc mon ophtalmologiste a son cabinet rue du Congrès, au bout de laquelle on voit la mer, mais son immeuble est vieux, majestueux et sombre, et quand j’en gravis les larges marches de marbre, je me demande chaque fois si c’est cette fois qu’elle m’annoncera que je vais devenir aveugle (le contraste entre le bleu délavé du ciel et de la mer qu’on aperçoit au bout de la rue et l’ombre à l’intérieur de la cage d’escalier, avec son marbre poussiéreux et ses carreaux de vitre mal sertis dans l’encadrement des portes), et comme une heure plus tard il se trouve que non, ce n’était pas pour cette fois, pas encore, je repars content, et il me reste un long après-midi devant moi où je peux me promener dans la ville, et j’ai le choix alors entre plusieurs cafés jusqu’à en trouver un qui convienne à l’humeur du moment, où je sors mon carnet, mes livres et où j’entreprends de rechercher sur mon téléphone en quelle année exactement James Joyce se lie d’amitié avec Italo Svevo, à Trieste, et si déjà à cette époque il a des problèmes de vue. Vérification faite, la rencontre a lieu en 1903. James Joyce, qui est né en 1882, a donc alors tout juste vingt et un ans, tandis que Svevo est né en 1861.

 

mardi 3 septembre 2024

Dans les gorges du Daluis

Nous n’étions jamais allés là-bas, nous ne nous étions jamais approchés de cet endroit, nous n’avions même jamais traversé l’Atlantique, et d’ailleurs Fut Manchu (c’était le nom que je lui avais attribué) n’avait pas dit que nous y avions été, il avait seulement dit qu’il nous y avait vus, ce qui incluait que ce puisse être en rêve, par l’imagination. Et si ces images étaient évidemment mensongères (des leurres, des attrape-nigaud, des miroirs aux alouettes), il n’en restait pas moins qu’elles avaient fait sur moi une forte impression, qu’elles m’avaient paru étrangement familières, comme si, plutôt que lui, c’était moi qui les avais rêvées. D’une certaine façon, j’avais cru nous y reconnaître, Louise et moi. Je n’en revenais pas. J’en restais bouche bée. Et, dans les jours qui ont suivi, je n’ai cessé d’y penser, de les revoir. Il fallait qu’à un moment ou un autre de notre existence commune, nous les ayons rencontrées, ces images (ces photos), mais où et quand? Impossible de le savoir. Jusqu’au jour où je l’ai su.

Dans une conférence de janvier 2022, Jean-Christophe Bailly explique que la photographie est emblématique de la modernité en art en tant que celle-ci repose sur le principe du prélèvement (ou de la cueillette). Denis Roche ne disait pas autre chose. Ne cherchait pas autre chose.

Le nom que je cherchais était celui de Denis Roche. Les photos que Fut Manchu m’avait décrites, qui auraient été prises au Mexique et sur lesquelles nous étions censés figurer, Louise et moi, nous les avions découvertes bien des années auparavant dans des livres de Denis Roche.

Le nom de Denis Roche m'est revenu à l’esprit un jour que je me trouvais en voiture remontant de Guillaumes par les gorges du Daluis. C'était par un matin d'octobre, le ciel était radieux, l’air d’une transparence qui aurait permis de faire des photos d'un “piqué” remarquable. J'étais descendu à Guillaumes pour faire quelques achats que m’avait demandés Zoé ou peut-être Eulalie. Maintenant je faisais partie de la maison et je devais me dépêcher pour apporter à Zoé (ou peut-être Eulalie) deux cubis de vin et de la charcuterie qui faisaient besoin pour le repas de midi. Et me trouvant seul dans ces virages vertigineux, soudain j’ai pensé “Guillaume(s), quel(s) Guillaume(s)?” et aussitôt après “Tant de roches rouges!”, et aussitôt après je me suis souvenu qu’à un moment de ma vie, et jusque tard encore, j’avais voulu être poète. Et c’est à ce moment que le nom de Denis Roche m’est venu à l’esprit.

Le fait est qu’ici (dans le cabinet de l’analyste), au fil des ans, je n’ai pas raconté mon histoire. J’ai raconté beaucoup de choses relatives à mon histoire mais je n’ai pas raconté mon histoire. Et parmi les choses que j’ai racontées, qui me venaient à l’esprit, beaucoup étaient inventées, purement imaginaires, encore que faites souvent de collages (ou de montages) de choses qui m’étaient réellement arrivées, la règle freudienne primordiale de la “libre association” voulant que je ne me soucie pas de la distinction entre celles qui étaient réelles et celles qui étaient inventées.


dimanche 1 septembre 2024

Voyage au Mexique

Un autre jour il m’a dit: Je vous ai vu au Mexique avec votre femme. Vous aviez un appareil photo entre les mains, un Rolleiflex je crois, vous faisiez du tourisme et là, vous étiez devant la pyramide de Kukulkan que vous essayiez de faire entrer dans la photo. Cela vous dit quelque chose?
MOI: Nous ne sommes jamais allés là-bas. Vous êtes sûr que c’était nous?
LUI: L’image disait que c’était vous.
MOI: Quel âge avions-nous?
LUI: Oh, vous étiez jeunes, la quarantaine peut-être.
MOI: Quand nous avions quarante ans, nos enfants étaient petits, ils voyageaient avec nous. Jamais nous n’avons voyagé sans eux. Ou peut-être deux ou trois fois à Paris, et une fois à Londres. Pas davantage. Ils n’étaient pas sur la photo?
LUI: Non, il n’y avait que vous sur la photo, et aucun autre touriste. Vous sortez d’une forêt où volent des perroquets ou des oiseaux de ce genre, et soudain, dans une clairière, la pyramide apparaît devant vous. Et votre femme se tient dans votre dos, tandis que vous vous approchez juste assez pour faire entrer la pyramide dans la photo. Comme on la voit, votre femme est très belle. Très lumineuse. Elle est prise de profil, dans un instant où elle se tourne, si bien que son visage est flou.
MOI: Le pire, c’est que ça ressemble assez! (Rire.) Où avez-vous pêché cela?
LUI: Et je ne veux pas m'appesantir sur le sujet, je ne voulais même pas vous en parler, mais puisque nous y sommes, autant le dire: il y a beaucoup d’autres photos aussi qui défilent à toute vitesse, associées à celle-ci.
MOI: Je ne comprends pas.
LUI: Oh, quantité de photos qui sont prises, non pas devant la pyramide mais dans votre chambre d’hôtel.
MOI: Dans notre chambre d’hôtel?
LUI: Oui, dans votre chambre d’hôtel. Vous êtes des touristes, il faut bien que la nuit vous dormiez quelque part, et même que vous fassiez la sieste, pendant de longues heures de la journée, quand il fait trop chaud pour sortir, et que vous preniez des douches. Est-ce que je me fais comprendre?
MOI: Oh, oui, maintenant je vois très bien. Vous essayez de me faire entendre que, sur ces photos, ma chère femme est dévêtue.
LUI: Elle l’est, en effet. Et pardon, mais je vous y vois aussi.
MOI: Moi aussi? Comment cela?
LUI: Cette chambre a beau être petite, elle n’en est pas moins meublée d’un grand lit, toujours défait, et d’une petite table en bois sur laquelle sont posées une machine à écrire et une rame de papier. Et puis, il y a un miroir. Un grand miroir. Vous imaginez la chose, ou faut-il que je vous fasse un dessin?
MOI: Vous voulez dire que, dans cette chambre, on nous voit tous deux dans le miroir?
LUI: Exactement. Sur beaucoup de photos, l’appareil que vous tenez entre vos mains apparaît dans le miroir, au premier plan, et votre femme se tient à côté de vous. Vous lui avez demandé de s’approcher assez pour entrer dans le cadre. Et elle se montre fièrement. D’une manière très digne et très belle. Vous pouvez me croire, ces images n’ont rien d’indécent.
MOI: Vous m’avez presque convaincu. Et puis, au point où nous en sommes, dommage que je ne les voie pas, moi aussi, ces photos. Que je ne les aie pas gardées.
LUI: Ne vous plaignez pas. Grâce à moi, grâce au pauvre fantôme que je suis, maintenant vous les verrez.
MOI: Mais on ne m’avait pas dit que vous étiez un assassin?


samedi 31 août 2024

Dialogue avec un fantôme

J'étais assis sur un banc de la Promenade des Anglais, devant la mer. C'était au début d’un bel après-midi d’octobre. J'étais descendu d’Estenc, le matin, pour un rendez-vous chez le dentiste. J'étais passé chez moi pour arroser mes plantes, j’avais déjeuné d'une pizza derrière la gare du Sud et maintenant j’attendais l’heure de mon rendez-vous en me chauffant au soleil. Et je ne sais pas où j’en étais de mes réflexions quand il est venu s’asseoir à côté de moi. Je ne l’ai pas vu arriver et je ne me suis pas tourné vers lui, mais le Stetson me cachait le soleil. D’abord il n’a rien dit et, en attendant qu’il ouvre la bouche, je m'étonnais de ne ressentir aucune frayeur. Presque aucune surprise. Je trouvais la situation plutôt cocasse. Pour peu, j’aurais pouffé de rire. Qu'avais-je à faire de me tourner vers lui? Il était plus grand que moi. Son ombre devait me dépasser de quinze bons centimètres. Alors, j’ai dit: "Cette fois, vous n'êtes pas armé.” Il a répondu: “Il faut croire que non.” Puis, après une hésitation, il a ajouté: “L’autre jour, en Italie, je vous ai menacé?” C'était une question. J’ai dit: “Vous brandissiez une arme.” Et lui: “Oui, c’est vrai. J’étais sous un tunnel et je brandissais une arme.”

Je me souviens mal de ce que nous nous sommes dit encore. Quelque chose comme:
LUI: Vous allez remonter à Estenc?
MOI: Oui, oui, dès ce soir. Ils m’attendent là-bas.
LUI: Je crois que ces deux femmes vous aiment bien.
MOI: Elles sont charmantes.
LUI: C’est drôle, parfois je vous imagine en train de voyager à l’autre bout du monde. Je vous vois déambuler la nuit dans une ville asiatique. Vous lisez les annonces des enseignes lumineuses qui clignotent et mélangent leurs couleurs, puis vous vous arrêtez sous un toit de tôle où on fait la cuisine pour manger quelque chose.
MOI: Je vois les marmites qui fument, les couleurs des poissons, les crevettes qui sautent dans la poêle, les nouilles que l’on sert à foison en les élevant bien haut, comme des chevelures de sirènes. Peut-être est-ce aussi parce qu’il pleut.
LUI: Oui, maintenant, une pluie qu’on voit tomber sur une foule grouillante, où on hâte le pas et on rentre la tête. Où on joue des épaules sans rien dire pour se frayer un passage. Où des réplicants et des animaux esclaves se mêlent aux humains. Où on ne se connaît pas.
MOI: Puis qui vous fait lever la tête quand vous êtes à l’abri du toiton. Vous admirez alors les cordes luisantes qui strient l’obscurité du ciel entre les façades des tours aux fenêtres éteintes.
LUI: Mais c’est aussi, d'autres fois, au bord d’une route toute droite entre des champs de maïs, où vous semblez attendre le passage d’un autobus.
MOI: Cette fois, il fait une chaleur écrasante. On voudrait voir un orage rouler à l’horizon. Voire même un cyclone. Mais l’horizon est vide.
LUI: Vous avez retiré votre veste que vous tenez par le col et qui pend, vous avez défait votre cravate et votre chemise blanche est trempée de sueur. Vous vous essuyez la nuque avec un mouchoir. Vous avez soif. Il ne faudrait pas que l’autobus tarde trop.
MOI: Une route du Texas ou de l’Oklahoma.
LUI: Oui, dans un état du Sud.
MOI: Il semble que dans les derniers temps, vous ayez eu affaire dans cette région du monde.
LUI: Vous voulez dire que, dans l’image, ce serait moi plutôt que vous?
MOI: Ce n'est pas impossible. Encore que parfois les paysages se ressemblent.

Voilà le genre d’échange que nous avons eus à plusieurs reprises dans les semaines et les mois qui ont suivi. Dans différents endroits. Bien sûr, je n’en ai parlé à personne. Je ne tenais pas à ce qu’on me prenne pour un fou. Et cela n’aurait servi à rien. Deux ou trois fois au cours de ces échanges, j’ai glissé le nom de Jean-François Heubert. Il m’a répondu qu’il ne connaissait pas cet homme. Qui était-il? J’avais le sentiment alors de savoir mieux que lui qui il était, mais je pouvais me tromper. Que c’était un fantôme ne faisait guère de doute, mais il pouvait n’être pas celui d’un assassin. Et puis, j’avais d’autres sujets en tête.

vendredi 30 août 2024

Les cavaliers de l'Apocalypse

J’ai voulu tout savoir sur l’affaire. Je n’ai pas eu à beaucoup chercher. Le public s’était passionné pour ce drame atroce et mystérieux, la presse lui avait fourni matière à nourrir sa curiosité, et dès les premiers jours la sœur du principal suspect s'était fait connaître. Elle déclarait être porteuse d’un témoignage de première importance. Elle s’appelait Marie-Odile Gaspard, elle habitait Grenoble et elle affirmait qu’au cours des derniers mois, son frère lui avait écrit d’innombrables lettres qui étaient autant de messages de détresse, dans lesquelles il lui faisait savoir qu’il était aux abois en même temps qu’il se sentait menacé. D’où venaient ces menaces? De quelle nature étaient-elles? Selon elle, tout avait commencé trois ans auparavant quand une employée de pharmacie avait mal lu une ordonnance qu’il avait rédigée. La patiente concernée était une vieille dame atteinte de la maladie d'Alzheimer. L’erreur avait fait repartir son infirmière avec un médicament recommandé pour une toute autre pathologie. Le pire aurait pu se produire. C'était l'été, le docteur était parti en vacances avec sa famille. À son retour, il avait examiné le pilulier de sa patiente et il s'était rendu compte de l’erreur. Or, il apparaissait que la vieille dame ne s’en était pas portée plus mal et que même, pendant cette période, elle avait moins souffert de ses troubles cognitifs. Le docteur Heubert était allé dire sa colère à la pharmacie, on l’avait entendu, on s'était excusé, mais, de retour chez lui, dans le secret de son cabinet, il ne s’en était pas moins lancé dans des recherches qui devaient lui permettre d'identifier de manière à peu près certaine, dans les mois qui suivirent, la molécule qui avait entrainé cette amélioration providentielle de l’état de la malade. Le reste ressemblait à un mauvais roman-feuilleton. Il n’y manquait que Fantômas.

Désormais, le docteur Heubert se savait à la veille d’une formidable invention: celle du médicament enfin capable de guérir la maladie d'Alzheimer, un produit pharmaceutique qui serait un bienfait pour l’humanité, en même temps qu'il aurait l’avantage de le rendre célèbre et accessoirement, bien sûr, de l’enrichir. Mais il devait pour cela poursuivre ses recherches, et il devait pour cela s’en donner les moyens. Il comprit vite qu’il ne trouverait aucune aide auprès des laboratoires français. Dans l’imaginaire de leurs représentants, un médecin de campagne ne valait guère mieux qu’un garde-champètre ou qu’un obscur magister de l'école publique. Ces messieurs ne pouvaient pas concevoir qu’un quidam découvre par hasard le remède à une maladie que des escouades d’éminents spécialistes, depuis des décennies, s’échinaient à comprendre et qui leur faisait s'arracher les cheveux. Il n’obtint même pas d'être reçu par eux. Mais il avait ses entrées dans certaines loges maçonniques, et grâce à elles il fut mis en contact avec un groupe d’investisseurs américains. Il leur soumit son idée, des vidéos-conférences furent organisées et on lui promit bientôt de financer ses recherches. Mais cette participation nécessitait qu’un contrat en bonne et dûe forme soit noué entre les deux parties. Il fallait qu’on apprît à se connaître. Et c’est là que les choses se compliquent.

Heubert est invité à faire plusieurs voyages aux États-Unis pour rencontrer ses partenaires, et c’est en particulier, de plus en plus souvent, à Wichita, dans le Kansas. Il y est reçu comme un hôte de marque, on lui promet monts et merveilles. Mais il y est invité aussi, de plus en plus souvent, à participer à des réunions charismatiques, auxquelles assistent avec lui des milliers de fidèles convaincus que l’apocalypse est proche, que Jésus est tout près de revenir parmi nous, monté sur un grand cheval blanc, vêtu d’une tunique blanche tachée de sang, et l’épée à la main pour occire les méchants. Ainsi doit-il se rendre à l’évidence que les personnes auxquelles il a affaire sont liées à une secte la plus radicale et la plus puissante de l’église évangélique, qu’ils en sont même les supports financiers, des supports écoutés, entendus, efficaces, jusqu’au plus haut sommet de l’état, jusqu’au Bureau oval de la Maison Blanche. Et alors, il prend peur. Il comprend que l’aboutissement de son projet dépendra de son adhésion à cette secte, et il veut faire machine-arrière. Il signifie qu’il se rétracte, mais ses interlocuteurs lui rient au nez. Ils prétendent que certaines parties du contrat ont déjà été signées, qu’il est lié à eux, que ce projet leur appartient, et qu’ils en feront ce qu’ils voudront, dans quoi il faut comprendre qu’aussi bien, au nom de leur prophétisme funèbre et délirant, ils voudront l’enterrer.

Restait à ces gens à récupérer le “cahier d’expériences” du malheureux Heubert, dont celui-ci leur avait souvent parlé mais qu’ils n’avaient jamais vu. Et depuis six mois que la rupture était consommée (ou peut-être un peu plus de six mois, tout cela manque de précision), les menaces étaient devenues de plus en plus pressantes, et c’est dans cette période que le même Heubert avait de plus en plus souvent écrit à sa sœur. Et celle-ci affirmait à qui voulait l’entendre que ses lettres étaient souvent datées du milieu de la nuit, qu’elles témoignaient d’un désarroi qui ne manquait pas de l’effrayer. “Ce pouvait être, disait-elle, quelques lignes à peine tracées au crayon, avec une orthographe fautive, des phrases interrompues, à peine cohérentes, émaillées de fulgurances tirées de Baudelaire ou de William Blake.” Et Heubert avait maintenant besoin d’un laboratoire où poursuivre ses recherches. Raison pour laquelle, faute de place dans l’appartement qu’il habitait et où il recevait ses clients, il s'était résolu à acheter la maison des Glycines. Il s’était beaucoup endetté pour le faire, ce qui ne lui laissait aucun argent pour commander les travaux ni acheter le matériel nécessaires, il pleuvait sous les toits, et d’ailleurs l'énergie lui manquait, le courage lui manquait. Il y avait des mois maintenant qu’il négligeait sa clientèle. Il avait maigri, il ne dormait plus, il vivait dans les transes. C’était lui maintenant, plutôt que ses malades, qui avalait des médicaments, toutes sortes de médicaments, auxquels il ajoutait, à partir d’une certaine heure de la nuit, des lampées de cognac. Autant dire que le docteur Jekyll était en train de se transformer en Mister Hyde, mais un Mister Hyde incapable de faire de mal à quiconque si ce n’était à lui-même, insistait sa sœur, affirmative sur le sujet. Un individu qui n'était pas loin en tout cas de perdre la raison. Et ces hommes tant redoutés, en chemises blanches, munis de sacs à dos, les yeux cachés derrière des lunettes de soleil, ces cavaliers avant-coureurs de l’Apocalypse, montés sur des bicyclettes, étaient enfin venus. Ils avaient assassiné et enterré en une nuit sa femme, ses quatre enfants et leur chien, et il ne fallait pas douter qu’ils l’avaient emmené de force, lui, pour l'occire à son tour s'il refusait de leur remettre les documents convoités, et même de le faire encore après qu’il l’aurait fait. Selon Marie-Odile Gaspard, il était clair que son frère ne pouvait pas être le coupable de ce terrible drame: c'était un honnête chrétien, il aimait sa famille. Mais bien plutôt devait-il en être considéré comme la dernière victime. Elle ne doutait pas que celui-ci (son cadet, qu’elle avait vu grandir, et elle ne manquait de montrer des photos où on les voyait tous deux quand ils étaient enfants) avait été emmené de force au cœur de cette région états-unienne du “Bible Belt” où se tramaient des complots planétaires, et qu’on le retrouverait un jour assassiné, à moins qu'on ne le retrouvât jamais.

Enfin, pour clore ce chapitre, deux points importants. Primo, Marie-Odile Gaspard affirmait qu’elle était l’unique personne que Jean-François Heubert ait jamais informée de cette histoire. Son épouse, Caroline, était quelqu’un à qui il ne pouvait pas se confier, une personne très jolie mais légère, qui n’avait jamais vraiment compté, qui ne savait rien de ses affaires, qui ne voulait rien en savoir, qui jouait au tennis, et dont il n'était d’ailleurs pas certain qu’elle lui fût fidèle. Secondo, dans sa dernière missive, Heubert l’enjoignait de détruire par le feu toutes les lettres qu’elle avait reçues de lui. “Tu ne sais pas qui sont ces hommes, écrivait-il, tu ne sais pas de quoi ils sont capables s'ils découvrent ces papiers! Par tous les saints du ciel, n’attends pas!” Si bien qu’elle les avait brûlées.

dimanche 25 août 2024

Les 2 maisons

Souvent l’après-midi nous prenions la voiture pour aller à Colmars-les-Alpes. Tous les quatre. Mes marcheurs avaient marché le matin, puis nous avions fait la sieste et c’était maintenant l’heure d’une promenade en voiture. Et moi, je conduisais. J’adorais conduire avec eux dans la voiture. Parfois, nous passions par le col de la Cayolle pour redescendre vers Barcelonnette, d’autre fois nous passions par le col des Champs pour redescendre vers Colmars. Nous avions le choix. Mais je veux parler de Colmars à cause d’un rêve que j’ai fait dans la nuit qui a suivi mon retour à Nice.

Dans la première partie du parcours, nous nous élevions vers le ciel. Le paysage au sommet du col (2045 mètres d’altitude) était celui de pâturages immenses, à l’herbe rase, balayés par le vent. Des rochers blancs comme des ossements perçaient l’épaisseur de la terre, à moins qu’ils n’aient roulé des sommets alentour et qu’ils soient restés plantés là comme les témoins muets des anciens cataclysmes. Louise voulait que j’arrête la voiture et que nous prenions le temps de respirer l’air pur. Nous n’entendions alors que le bruit du vent, les bêlements des troupeaux de moutons et les petits cris aigus des marmottes que nous cherchions à apercevoir en tendant un doigt dans leur direction, l’autre main en visière, quand elles couraient sur l’herbe, avant de disparaître d’un saut dans le creux d’un rocher. Puis, en descendant sur le versant opposé, nous traversions une forêt de conifères. Ils se dressaient tout droit comme des mâts de bateaux. Ils étaient si serrés et si hauts qu’on n’en voyait pas le sommet. Et la route tournait à leurs pieds en épingles à cheveux. Nous traversions une cathédrale construite par des géants ou peut-être par des hobbits, et qui semblait dédiée à des dieux inconnus. Nous approchions du bourg et c’est alors qu’apparaissent successivement deux maisons sur lesquelles, un été après l’autre, nous aimions fantasmer.

La première était celle que nous appelions la “Maison des fantômes”. Elle se situait tout au bas de la route mais encore sous les arbres. Ce n’était pas un chalet comme on aurait pu s’attendre à en voir un ici, mais plutôt un étonnant petit immeuble de trois étages, à la façade lisse. Pas quelque chose de moderne et de clinquant, pas une ruine non plus. Visiblement abandonné. Les fenêtres sans persiennes étaient ouvertes sur l’obscurité du vide. La façade n’avait pas été repeinte depuis des décennies mais elle avait gardé la jolie teinte des feuilles de tilleul quand elles flétrissent. Elle avait été construite dans un renfoncement gagné sur la forêt. Les arbres dépassaient de son toit et lui faisaient un écrin d’un vert profond, presque bleu, que la nuit devait remplir avec les cris des oiseaux, le hululement des hiboux et le frôlement des renards. La porte n’avait pas de perron. Elle était précédée par une sorte de cour ou de pré circulaire, sur lequel on pouvait s’aventurer sans avoir à franchir de portail. Sans rien d’extravagant, elle était improbable. Elle semblait attendre de nouveaux occupants, une famille nombreuse qui viendrait l’habiter, et chaque fois nous descendions de voiture pour respirer son parfum de tisane et la voir de plus près. Et tandis que nos enfants tâchaient d’en faire le tour, Louise me disait: Tu ne crois pas que nous pourrions l’acheter?” À quoi je répondais invariablement: Peut-être que oui, pourquoi pas? Il faut nous renseigner. 

Les Glycines était le nom écrit en fer forgé sur le portail de l’autre maison. Elle était située à l'entrée du village, de l’autre côté de la route principale qui court au fond de la vallée. Elle avait un air beaucoup moins mystérieux. On pouvait deviner qu’elle avait servi d’auberge, ou peut-être de résidence pour personnes âgées. D’auberge d’abord, dans les années 60 où les séjours à la montagne attiraient les touristes, puis de résidence pour les personnes âgées quand il avait été admis que seuls des vieillards pouvaient avoir envie de profiter du soleil d’hiver loin des pistes de ski. Elle était blanche, mais d’un blanc défraîchi, précédée d’un jardin laissé à l’abandon, avec encore, devant la façade, des tables et des fauteuils métalliques qui prenaient le soleil et la pluie sur un sol de gravier. On ne pouvait la voir que de loin car le jardin était fermé par des grilles. Et cette maison, à la différence de celle des fantômes, ne nous faisait pas rêver. Elle ne nous donnait aucune envie de l’habiter, ni même de passer la grille pour nous en approcher, non pas qu’elle nous fît peur, mais je crois que nous trouvions dans son aspect quelque chose de malsain. Le propriétaire de l’auberge avait voulu la transformer en résidence pour personnes âgées, mais là encore ses espoirs avaient été déçus, la clientèle était trop rare, le bâtiment était trop vaste, mal protégé des courants d'air, trop coûteux à entretenir, si bien qu’il avait dû mettre la clé sous la porte. Et comme il s'était endetté au-delà du raisonnable, il avait fini par se pendre. On avait fini par le trouver pendu dans les combles, une chaise en paille basculée sous ses pieds. Raison pour laquelle personne depuis lors n’avait voulu y habiter.
— Si ce n’est pas cela, me disait Louise, quand nos enfants couraient devant nous, qu’ils nous laissaient le loisir d’échanger trois paroles, tu veux me dire pourquoi, depuis le temps, personne n’a voulu l’acheter pour en faire quelque chose? Les gens d’ici doivent bien le savoir.” À quoi je ne savais que répondre.

Et cette nuit-là, quand j’ai rêvé, c'était des deux maisons. Et je rêvais encore quand l'idée m’est venue à l’esprit que le quintuple assassinat commis par Jean-François Heubert (ou le sextuple, si on comptait le chien) l’avait été à Colmars-les-Alpes et nulle part ailleurs. Je le savais, je l’avais su depuis les premières annonces, et comment avais-je pu l’oublier, et pourquoi? Et aussitôt je me suis levé. Il était deux heures et demie du matin. Je me suis assis sur mon fauteuil de rotin, devant mon ordinateur, et j’ai allumé l'écran. Et il ne m’a pas fallu longtemps pour vérifier que oui, le drame avait bien eu lieu dans ce village perdu dans une vallée des Alpes où nous avions nos habitudes. Et comme si cela ne suffisait pas, il a fallu que je cherche et que je trouve une photo qui montrait la maison maudite où les cadavres avaient été découverts. Et là encore, le rêve ne m’avait pas trompé. C'était celle des Glycines.

jeudi 22 août 2024

Summertime

Je suis venu au printemps. C’est Zoé qui m’a accueilli, c’est elle que j’avais eue au téléphone. J’avais su par Jeanette qu’Émile était mort et que, depuis son décès, Eulalie avait pris du recul. Que désormais elle laissait les rênes de l’auberge à leur fille. Eulalie continuait d’entretenir le jardin potager et de faire la cuisine, mais elle ne se montrait plus guère aux clients. Elle n’avait jamais été très bavarde, mais jusque là, le soir, après la vaisselle, elle avait l’habitude de venir fumer une cigarette et boire un verre de vin au milieu des convives, et c’était le moment où ceux-ci parlaient de leurs voyages. Le dîner les avait réunis autour de la table commune. Ils formaient un groupe hétéroclite, ils ne parlaient pas tous la même langue, il y avait là des cyclistes maigres comme des clous, des familles entières arrivées à bord de SUV immatriculés en Suède ou au Canada, et c’était le moment où ils échangeaient des souvenirs de voyages. Et Eulalie écoutait sans rien dire. Mais il arrivait qu’on la voie sourire et hocher la tête, et on comprenait alors que cette petite ville à la frontière du Mexique qui était évoquée dans le récit d’un voyageur, elle la connaissait, on comprenait qu’elle voyait très bien où se trouvaient la place de l’église où l’inconnu racontait être arrivé un jour, et cet endroit reculé de la ville où on pouvait louer des chambres, au-dessus d’un café dont l’unique lanterne éclairait la rue. Et autour d’elle on échangeait des sourires. Et si Zoé se trouvait là, elle aussi, on l’interrogeait du regard, mais Zoé ne savait que répondre. Elle paraissait elle-même surprise. Elle semblait dire: Oh, moi aussi j’ignorais que ma mère était allée là-bas, dans son ancienne vie. Je l’apprends en même temps que vous. Mais, après tout, ce n’est pas la première fois. Elle a voyagé dans tellement d’endroits, et en compagnie de qui et pour vivre de quoi, je ne veux pas l’imaginer, il ne m’appartient pas de le savoir. Tandis que maintenant, dans ces moments de veillée, où les uns commandaient une autre carafe de vin tandis que les autres préféraient des tisanes, on ne la voyait plus. C’était Zoé seule, la beauté de Zoé, la jeunesse de Zoé, qui occupaient la place de sa mère en même temps que la sienne. Avec une connaissance plus complète et plus précise encore des cimes et des sentiers alentour. De la faune et de la flore locales. Des dangers climatiques. Pas une fois Eulalie n’est apparue, je veux dire lors de mon premier séjour qui n'a duré qu'une semaine, au début du printemps. Mais je suis revenu au mois de juin pour rester cette fois tout l’été, et au milieu de juillet, il y a eu un soir où elle a quitté sa vaisselle pour s’asseoir avec nous. Elle s’est assise sur une chaise, à côté de la mienne, sans paraître me voir, sans me faire aucun signe. Sans doute avait-elle été attirée par la musique. Une jeune italienne jouait du banjo en chantant d’une voix douce et nonchalante, à la manière de Pete Seeger. Et quand elle en fut à Summertime, le regard d’Eulalie a rencontré le mien, et sans savoir si elle me reconnaissait, sans savoir si elle m’avait reconnu parmi les autres, je lui ai murmuré: J’ai appris pour Émile. À quoi elle m’a répondu: J’ai appris pour Louise.

mardi 20 août 2024

My Sweet Lord

Eulalie arrive à Estenc à l’été 1993. Elle est espagnole, elle a vingt-cinq ans, des piercings, des dreadlocks, des tatouages, de grosses chaussures aux pieds sous une tunique indienne qui lui arrive à mi-cuisses, et elle a beaucoup voyagé. Pourquoi et comment se retrouve-t-elle, cet été-là, dans ce hameau perdu de l’arrière-pays niçois? Je l’ignore. Je ne lui ai jamais posé la question. Et nous n’étions pas à Estenc pour assister à l’événement. Mais la scène de son arrivée est une histoire qui se répète, le soir, après dîner, autour de la table commune, aussitôt qu’elle a le dos tourné, qu’elle fait semblant de ne pas entendre. Quelqu’un dit: Vous connaissez l’histoire? Et il raconte. La description de la scène tient en quelques mots, mais on se plaît à l’imaginer. On l’imagine souvent aussitôt qu’on l’a entendue. Elle fait partie de la mythologie du lieu, de sa légende. Donc, il fait très chaud. Elle arrive seule, dans la tenue que j’ai dit, au tout début d’un après-midi brûlant. Elle monte l’escalier de bois et elle entre dans la salle à manger comme on ne peut pas faire autrement quand on arrive à l’auberge. Et comme celle-ci est déserte, et comme elle n’a pas annoncé sa venue, elle cherche quelqu’un à qui parler. Elle hésite. Puis, comme elle entend du bruit dans la cuisine, elle en pousse la porte, et là elle découvre une solide matrone occupée à faire la vaisselle. Alors, elle pose son sac à dos et elle reste plantée, debout sur le seuil, sans oser rien dire. La femme penchée sur l’évier continue sa besogne, elle ne se retourne pas. Eulalie ne sait pas si elle l’a entendue. Et encore qu’elle voudrait se montrer polie, aucun mot ne lui sort de la bouche. L’instant se prolonge. Dans la grosse chaleur de l'été, on entend le bruit de la vaisselle et les mouches qui volent. Jusqu’à ce qu’enfin, la vieille femme tourne la tête vers elle. Non pas jusqu’à la faire entrer dans son champ de vision. Juste un léger mouvement de tête, le regard dans le vide, et elle dit: Tu vas me regarder longtemps? Puisque tu es là, rends-toi utile. Et, cette fois, d’un geste de la main, elle lui tend un torchon. Et Eulalie s’avance alors et elle dit: Bien sûr Madame, bonjour Madame, je m’appelle Eulalie, avec son joli accent espagnol, rien de plus, et elle commence à essuyer les assiettes et les plats à côté de la matrone qui pourrait être sa grand-mère et qui continue d’en laver d’autres, à grande eau qui coule de l’unique robinet et qui est fraîche comme celle d’un torrent. Et l’histoire se termine en disant qu’on ignore ce que les deux femmes se sont dit, dans le long moment qui a suivi, sans que la vieille femme se tourne davantage vers elle, comme si elle n’avait pas eu besoin de la voir pour juger à qui elle avait donc affaire, mais le fait est qu’Eulalie ce jour-là, parmi tant d’autres aventures dans sa vie, après tant de voyages, a trouvé sa maison.

dimanche 18 août 2024

Estenc (2)

Partir pour un séjour à la montagne avec un projet de livre, c’est à mon âge ce qui peut vous arriver de mieux, surtout si ce séjour doit se dérouler dans un hameau que vous connaissez bien, où, par le passé, vous avez eu vos habitudes et où vous savez que vous pourrez renouer avec elles dès les premiers jours, peut-être même déjà dans les premières minutes, quand vous aurez posé votre sac à dos dans une ferme-auberge où vous aurez réservé votre gîte, comme si vous ne l’aviez jamais quittée, comme si aucun événement dramatique, aucun deuil, n’avait coupé votre vie en deux, surtout quand vous avez choisi pour partir les premières semaines de l’automne où la montagne est la plus belle, et cela même si, en fait de livre, votre projet se réduit aux dimensions d’une nouvelle, ou pas même d’une œuvre d’invention mais de l’évocation de souvenirs personnels concernant le cinéma, des souvenirs (des émotions, des rêves) centrés plus particulièrement sur l’œuvre de celui qui, parmi les réalisateurs français, reste pour vous une énigme, non pas nécessairement le plus génial, mais celui dont vous avez découvert les premiers films quand vous étiez très jeune, et dont vous avez suivi la carrière avec une curiosité jamais démentie, jusqu'à sa mort prématurée à Los Angeles (qu’allait-il faire là-bas?), et même encore après sa mort, revenant sans cesse sur les mêmes films, jusqu'à pouvoir en reconstituer de mémoire chaque scène, chaque réplique des dialogues, comme si cette œuvre, dans ses méandres, ses aléas, n’avait cessé de vous parler sans que voyez capable de dire ce qu’elle vous disait au juste.

Le soir, à l’heure du dîner que nous prenons en commun, j’écoute les propos qu’échangent entre eux les vrais randonneurs. Je connais les lieux qu’ils évoquent, ou je crois les connaître, mais je ne suis plus en âge de courir les cimes. Le matin, aussitôt qu’ils sont partis en file indienne sur le chemin de l’Estrop — où d’abord ils auront à traverser des éboulis sur une pente qui vous donne le vertige —, je descends en autobus au village voisin. J’achète des journaux, je visite le cimetière, j’inspecte le lavoir, je vais m’asseoir à l’église. Puis, je reviens sur la place où il y a une terrasse de café ombragée d’une treille. Ma pensée les accompagne — je veux parler des randonneurs. Je connais le soleil qui leur brûle la nuque. Les troupeaux de moutons que gardent des patous habitués au loup. Le ruisseau qui serpente entre les herbes et les cailloux. Le rocher énorme à l’ombre duquel ils pourront se reposer. Le ciel est alors d’un bleu éclatant, mais à peine auront-ils le temps de parvenir au col que des nuages se détacheront des cimes et rouleront vers eux.

Le tonnerre ne se fera pas entendre ici, au creux de la vallée, avant le milieu de l’après-midi. Vous en serez alors à remonter vers le hameau, en marchant sur le bord de la route. En vous arrêtant devant les jardins plantés de fleurs et de légumes que vous rencontrerez. En attendant la pluie. Il sera bien temps alors d’arrêter une voiture.

vendredi 16 août 2024

Caron et Thibaut

Caron et Thibaut forment un équipage d’ambulanciers. Au fil des ans, ils fonctionnent ensemble, dans la même ville, pour la même compagnie. Personne ne se plaint d’eux, au contraire, il arrive que les malades les réclament, ou leurs familles. On loue leur bonne humeur. Ne s’accordent-ils pas pourtant, ici ou là, d’infimes privautés? Par exemple, quand ils reviennent de l'hôpital. Ils ont eu à transporter une malade à laquelle ils sont habitués, qu’ils transportent depuis des mois, mais jamais ils n’avaient eu à le faire de manière si urgente. Si tard le soir. Tandis que les autres fois, le rendez-vous était pris plusieurs jours à l’avance.

Sa chambre est devenue, au fil des mois, un antre obscur où les boîtes de médicaments s’entassent partout, jusque sur la tablette de la cheminée où des photos sont disposées dans des cadres. Et le mari de cette pauvre dame a tenu à les accompagner. D’abord, quand il les a vu arriver, il était content que ce soient eux. Il a dit:
— Ah, Caron et Thibaut, je suis content que ce soit vous.
Il avait préparé un sac de voyage. Il est monté dans l’ambulance à côté de la civière. Ils ont fait le trajet qui secoue un peu dans les virages de la colline de Cimiez où se trouve l’hôpital. Et une fois arrivés, ils ont dû attendre qu'on lui trouve un lit. Et, quand elle a été installée, ils ne sont pas repartis sans proposer au mari de le ramener chez lui. Mais il n’a pas voulu. Il a dit qu’il préférait rentrer à pied, encore qu’il faisait nuit et qu’il aurait toute la ville à traverser.

Dans l’ambulance, maintenant, il n’y a plus qu’eux, les deux compères. Et il ne leur reste plus qu’à ramener l’ambulance au garage de la compagnie. Mais quoi, rien ne presse. Alors, ils s’arrêtent dans un virage du boulevard de Cimiez, et comme il y a là un banc, ils vont s’y asseoir pour fumer une cigarette et bavarder un peu.
CARON: Mon neveu veut me vendre sa voiture. J’hésite.
THIBAUT: C’est quoi, sa voiture?
CARON: C’est pas une petite voiture. C’est un Combi Volkswagen. Pour partir en voyage.
THIBAUT: Les Combi Volkswagen, ce sont des baisodromes. On les gare sur le bord de la route qui longe la mer. Après, on descend sur la plage pour se baigner et faire griller des saucisses. Après, dans la nuit, on joue de la guitare et on chante. Ce n’est plus de notre âge.
CARON: Mon neveu me dit qu’avec le Combi, il est allé jusqu’au Pays de Galles pour assister à un match de rugby. Et qu’au milieu de la partie, il s’est mis à pleuvoir, une grosse pluie, sans que la partie s'arrête ni que personne ne quitte les tribunes.
THIBAUT: Ça, c’est plus sérieux. Faut réfléchir.
CARON: Je réfléchis.

mercredi 14 août 2024

En Arles

C’est en Arles, au plus chaud de l’été. Sur une rive du Rhône, un peu à l’écart de la ville, le bâtiment est long comme un navire et haut de quatre étages seulement. Un bâtiment moderne, construit pour accueillir des logements sociaux.

Au quatrième étage, les appartements communiquent par un couloir extérieur du haut duquel on voit la surface noire du fleuve sous le ciel étoilé.

C’est au milieu de la nuit, plutôt vers la fin d’une nuit d’été. Tout le jour durant et encore au début de la nuit, on a attendu qu’il y ait un peu d’air, un peu de vent pour agiter les roseaux. Et c’est seulement maintenant, à deux ou trois heures du matin, qu’on sent un souffle de fraîcheur, et Lucien est alors comme un fantôme qui glisse sur la galerie du quatrième étage, qui longe les appartements et du haut de laquelle on regarde le Rhône.

Mais du Rhône, à cette heure, il n’y a rien à voir qu’une surface noire, à peine irisée ici ou là par la clarté des étoiles, avec sur la rive opposée les touches colorées que mettent trois de ces fins bateaux de charge à fond plat, gréés à voile latine, des tartanes qu’ici on appelle des allèges.

Lucien glisse sur le couloir extérieur, à peine vêtu d’un caleçon et d’un tricot de corps, pour fumer une cigarette, peut-être deux, qu’on a renoncé à lui interdire de fumer puisque, de toute manière, quoi qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas maintenant, il mourra bientôt.

L’histoire tient à la joliesse de ce qu’il voit et qui le fait sourire en passant devant l’enfilade des appartements.

Lucien connaît tout le monde dans l’immeuble et tout le monde le connaît, même les enfants. Et tout le monde sait qu’il va mourir bientôt de sa maladie du poumon, mais la perspective de cette mort n’effraie ni lui ni personne.

Il dit qu’il a bien vécu. La chaleur de ces journées le tue, et encore au début de la nuit, il ne peut pas dormir, il ne peut pas s’étendre, il reste assis sur un fauteuil, à côté de son lit, avec son appareil respiratoire, sa pompe à air dans le nez, et chaque respiration est pour lui une épreuve. Il doit la négocier avec d’infinies précautions. Mais il sait qu’à deux ou trois heures du matin, il y a presque chaque nuit un court moment de répit. Où l’air est plus frais.

Tout le début de la nuit, Lucien attend le moment de répit où il pourra se lever et faire les quelques pas qu’il fait jusqu’au bout du couloir extérieur, du haut duquel il voit le Rhône. Et avec lui, il emporte alors son paquet de cigarettes et un briquet. Même si peut-être il ne pourra pas fumer une seule de ces cigarettes, tout juste peut-être une bouffée.

Ce qu’il voit dans les appartements, et qui le fait sourire — Les appartements dans leur enfilade ouvrent sur le couloir par des baies vitrées derrière lesquelles les habitants font glisser des rideaux. Mais quand c’est l'été, qu’il fait très chaud, on finit par ne plus fermer les vitres ni tirer les rideaux.

On dort, nu, en pleine ouverture sur la nuit d'été. Sur les étoiles. On dort ou on essaie de dormir.

Ou plutôt on dort dans la chambre conjugale qui se trouve ailleurs, en retrait dans l’appartement, et à deux ou trois heures du matin, on se réveille, suffocant, le corps baigné de sueur, les draps baignés de sueur, alors on se lève et, comme un somnambule, on va au salon qui ouvre sur le couloir et sur le fleuve. Et, sur le cisal de la moquette, on entend une serviette de bain et on se couche dessus.

Et bientôt on y est rejoint par l’autre qu’on avait laissé dans la chambre. Et bientôt on y est rejoint par l’enfant qui vient s’ajouter à ses deux parents.

Leurs trois corps nus vautrés sur une seule serviette de bain, éclairés par les étoiles et peut-être (on peut rêver) par deux ou trois bougies parfumées qu’on a laissé allumées pour qu’elles chassent les moustiques.

Les trois corps nus, plus ou moins emmêlés, dans la splendeur de leur jeunesse, et Lucien qui passe alors et qui les voit et leur sourit.

Je pense qu’il sourit à l’enfant parce que c’est l’enfant qui le voit. Pas les autres. L’enfant est assis, tandis que ses deux parents se sont rendormis. C’est lui qui veille. Et Lucien n’est peut-être pas Lucien mais plutôt le fantôme de Lucien parce que Lucien est déjà mort.

Un seul sourire échangé entre l’enfant et lui, pour saluer la beauté des deux corps endormis, s’amuser un peu de leur jeunesse et de leur nudité, comme celles d’autres enfants à peine grandis, sortant du bain. Et aussitôt, Lucien s'éloigne.

Il marche (il glisse) jusqu’au bout du couloir extérieur où il fume enfin sa cigarette (ou son fantôme de cigarette) en regardant le fleuve, sous les étoiles qui éclairent les trois tartanes aux coques de bois coloré, comme celles peintes par Vincent Van Gogh.

Vincent Van Gogh, 1888

lundi 12 août 2024

La halte

Avant ma rencontre avec Louise, mon expérience de la montagne se résumait à peu de choses. Il y a pourtant une histoire, une seule, dont je me souviens, ou dont je crois me souvenir. Elle se situe au moment de mon entrée à l’université, j’avais donc dix-huit ans. Mes parents étaient partis en Suède où habitaient ma sœur aînée avec son mari et leurs deux enfants. J’avais obtenu de ne pas les accompagner, ce qui me laissait libre de mes occupations. J’allais à la plage, au cinéma, le soir à des concerts. Mes journées étaient plutôt vides, mais je ne m’ennuyais pas, et je crois que j’aurais pu continuer à flotter ainsi, sans voir à peu près personne, jusqu’au retour de mes parents, si un jour un camarade ne m’avait pas appelé au téléphone. Il me dit que son frère vient le chercher en voiture pour l’emmener avec lui à la montagne, et il me propose de faire le voyage avec eux.

Mon camarade s’appelait Dominique. Il habitait au haut de l’avenue Buenos Aires, tout près du lycée du Parc Impérial, et il avait la passion de réparer les postes de radios, les tourne-disques et les enregistreurs sonores qui lui tombaient sous la main. Le meilleur garçon du monde mais avec un physique et des habitudes qui contribuaient à faire de lui un personnage curieux. Il était en effet petit et rond comme, à cet âge, on n’a pas envie de l'être. Il avait dans l’allure quelque chose de Bilbo le Hobbit, ce qui ne l’incitait pas à voyager mais plutôt à vivre retiré du monde. Ses parents étaient presque toujours absents. Quant à lui, il ne sortait guère que pour acheter du matériel électrique, des glaces, des chips et des magazines illustrés. Il profitait d’un joli balcon qui dominait le terrain de sports de notre lycée, et sur ce balcon, une table lui servait d'établi. Il y transportait le poste de radio ou le magnétophone qu’il avait acheté d’occasion ou que quelqu’un d’entre nous, connaissant son talent, lui avait apporté comme au vétérinaire on apporte un animal malade, qui ne respire plus qu'à peine, qu’il faut réanimer. Il pouvait rester là des journées entières occupé à ses travaux. Et, entre deux opérations délicates, il s'adonnaient à la lecture de bandes dessinées. Dominique n'était pourtant pas un ermite. Quand vous veniez sonner à sa porte, vous le retrouviez toujours avec, sur les lèvres, le même sourire espiègle en même temps qu’un peu triste. Il était comme quelqu'un auprès de qui vous vous êtes fait attendre et qui se retient de vous le reprocher. Il vous amenait sur son balcon pour vous montrer le poste de radio à l’intérieur duquel il était en train d'effectuer une soudure. Vous vous empressiez alors de lui parler de la guitare de Jimmy Hendrix ou des dispositifs acoustiques de Karlheinz Stockhausen que vous veniez de découvrir. Vous pensiez alors qu'il aurait, les concernant, quelque information sensationnelle à vous livrer, du point de vue technique, que vous pourriez utiliser ensuite pour briller devant les autres. Mais vous vous trompiez. Car, quant à lui, quand il écoutait de la musique, c'étaient plutôt des chansons bavardes et farfelues de Boby Lapointe.

Et ce Dominique avait un frère aîné qui était tout le contraire de lui. Daniel était grand mais surtout mince, souple et musclé, avec des yeux d’acier dans un visage brun, brûlé par le soleil. Il avait arrêté ses études. Depuis un an, il gérait une petite station de ski, sur la commune de Pra-Loup, du côté de Barcelonnette. Et comme c'était l'été, que la station était déserte, on lui avait laissé à garder un hôtel, où il y avait de menus travaux à effectuer. Et il avait imaginé d’inviter là des camarades et d’amener son frère. Et c’est dans ces circonstances que j’ai fait le voyage avec eux, depuis Nice, à l'arrière d’une deux-chevaux Citroën qui penchait dangereusement dans les virages et où j'étais brinqueballé comme un sac de pommes de terre.

Que s’est-il passé à Pra-Loup pour que je ne sois pas resté? Rien de très marquant, plutôt une question d'atmosphère. Les invités de Daniel étaient deux couples de son âge et sa petite amie du moment, qui arrivait de Lyon, si je me souviens bien. Mais Daniel était un personnage aussi sombre et manipulateur que Dominique était naïf et droit. Il laissait entendre, dans chacun de ses propos, que les deux autres filles avaient elles aussi été ses maîtresses, et qu’elles pourraient le redevenir à la première occasion, sans qu’elles ni les autres garçons ne lui opposent rien. Quant à Dominique et moi, nous ne comptions pas, ou nous comptions si peu: nous étions les témoins. Et que nous puissions recevoir une récompense, dans les jours à venir, pour avoir bien tenu ce rôle, si nous le tenions bien, cela ne semblait pas exclu. Je croyais même en lire la promesse dans certains sourires que m’adressaient les belles amies de Daniel, et Daniel lui-même. Mais tout cela eût vite fait de m’exaspérer, et je préférai partir.

J’ai emprunté un autobus qui allait vers le sud. Je m’attendais à être rendu à Nice avant le soir, mais l’autobus suivait un itinéraire compliqué, s'arrêtant devant des fermes, des hameaux. À midi, des paysans ont partagé avec moi une miche de pain, du saucisson, un peu de fromage et du vin qui piquait. Dans mon souvenir, tout se passe comme si je m'étais trouvé en pays étranger, comme si ces gens avaient parlé une autre langue, que nous nous étions compris avec des mimiques et des gestes. Au milieu de l'après-midi, l’autobus a fait halte sur la place d’un village et je suis descendu. Cette place était ornée de platanes. La terrasse d’un café-restaurant complétait le décor. Je me suis assis à une table et j’ai commandé une bière. Je n'étais pas le seul client. Certains se sont tournés vers moi mais il n’y avait pas d’hostilité dans leurs regards. Ils n’étaient pas surpris de voir arriver chez eux un randonneur de mon âge, avec un sac à dos et de lourdes chaussures aux pieds. Depuis le matin, le ciel avait été limpide, la chaleur étouffante, et maintenant le soleil déclinait dans un or tamisé par le feuillage des arbres sous lequel des silhouettes grises disputaient une partie de pétanque. On entendait tinter les boules. La place dessinait une terrasse dominant la vallée. Au fond de la vallée grondait un torrent, dont le bruit résonnait dans la nuit que je passai à l'hôtel. J’avais dîné dans la salle à manger, on m’avait indiqué une chambre et j’ai gardé cette chambre dans les jours qui ont suivi.

Combien de temps suis-je resté dans ce village? Combien de temps a duré la halte que j’y ai faite, qui n'était peut-être pas une halte mais qui marquait plutôt un carrefour de ma vie? Je ne saurais le dire. Il me semble à peu près certain que, quand je suis revenu à Nice, mes parents étaient déjà de retour de Suède. Mais le plus bizarre dans l’affaire est que mon souvenir de cette période inclut plusieurs variantes dont il est très peu probable qu’aucune corresponde aux faits. Dans l’une, bien sûr, je deviens l’amant de la patronne de l'hôtel. Le premier matin, elle entre dans ma chambre quand je finis ma toilette et que je me rase, debout devant le lavabo. La lumière rentre à flot par la fenêtre ouverte. Elle éclate sur le miroir devant lequel je me rase (mais me rasais-je, alors, et était-ce bien avec de la mousse blanche et un rasoir mécanique?) et presque aussitôt nous nous roulons, nus, sur le lit défait. Dans une autre, je trouve à m’employer dans le seul garage du village, où le patron m’apprend à faire les vidanges puis quelques menues réparations sur des voitures et des motos, et comme il est content de moi, il m’offre une vieille Triumph qui prenait la poussière au fond de son atelier et que je dois remettre en état, avec cette difficulté à résoudre que certaines pièces nous manquent, que nous devons faire venir d’Angleterre. Dans une autre, j'apprends à pêcher à la mouche et je vais avec ma moto pêcher dans les trous du torrent où Geneviève (c’est le nom de la patronne de l'hôtel) finit par me rejoindre. Dans une autre, c’est maintenant l’automne, il commence à faire froid, le vent souffle sur la place, il racle sur le sol les feuilles des platanes dénudés. Maintenant, il commence à neiger, et je suis devenu l’instituteur du village. C’est un métier difficile mais que j’apprends avec passion. Le soir, je lis les ouvrages des grands pédagogues libertaires. Le jour, je projette pour mes élèves, sur le tableau noir de notre salle de classe où j’ai tendu un drap, Les enfants du paradis de Marcel Carné. Maintenant Geneviève est enceinte, elle a grossi, elle tricote de la layette et nous attendons le bébé au retour du printemps. Oui, tout se passe comme si quelque chose de moi était resté là-bas, ou comme si un autre moi-même avait continué de vivre là-bas, et que maintenant j’y étais vieux, que j’y avais pris ma retraite d'instituteur, et que j’avais un fusil et un chien pour partir, le matin, à la chasse.

samedi 10 août 2024

Estenc

Il m’a fallu quatre ans pour retourner à Estenc. Plusieurs fois, j’avais annoncé à mes enfants que je comptais sortir ma voiture du garage pour retourner là-bas, et ils m’avaient répondu que je ne devais pas me presser, que j’avais tout le temps devant moi, mais que oui, bien sûr, si je m’en sentais capable, pourquoi pas? Et j’avais cru comprendre qu’au moins une fois notre fille y avait passé une nuit en compagnie de deux amies de sa mère qui, étaient comme elle férues de montagne, et qu’à cette occasion elles avaient fait ensemble la ballade rituelle de l’Estrop qui nécessite plusieurs heures de marche et qui culmine à plus de 2900 mètres. Mais je n’avais pas le même courage qu’elle, pas la même force, et chaque fois, au dernier moment, j’avais annulé ma réservation.

Chaque fois, au téléphone, j’avais eu affaire à Zoé, et celle-ci ne m’avait pas demandé si je comptais venir seul, ce qui me donnait à entendre qu’elle était informée de mon veuvage. Mais cette fois, au printemps, j’ai pu me décider. J’avais demandé à Zoé de me réserver l’un des petits chalets en bois blond que ses parents ont fait construire, au fil du temps, pour s’ajouter à l’accueil de la ferme, et que je connaissais pour y avoir effectué de nombreux séjours. Des maisons de poupées où nous avions nos habitudes. Où nos enfants avaient chaussé leurs premiers souliers de marche. Où, de mon côté, j’avais eu le temps de lire une bonne partie de la Divine Comédie en édition bilingue, avec la traduction de Jacqueline Risset. Et j’avais dans l'idée d’y passer deux ou trois nuits, pas plus, mais le réconfort moral que j’y ai aussitôt trouvé, et qui était pour moi tellement inattendu, m’a fait y demeurer pendant plusieurs semaines.

Un voyage en voiture, le plus souvent dans les Alpes, puis un séjour à Estenc: tel fut le programme de nos vacances d'été durant toute la période où nos enfants ont voyagé avec nous, et nos habitudes n’ont pas beaucoup changé par la suite, si ce n’est qu’à présent nous étions deux, tandis qu’auparavant nous étions quatre, comme les Beatles dont les chansons que nous répétions avec eux, parmi d’autres musiques, nous accompagnaient partout où nous allions sur les routes, le plus souvent au hasard. Et ce n’est pas que nous nous soyons abstenus de voyager ailleurs, mais les autres voyages étaient réservés à d’autres moments de l'année. À quoi je dois ajouter que le thème de la montagne était porté par Louise, qui avait séjourné à Estenc déjà lorsqu'elle était enfant, tandis que celui des voyages en voiture était de ma propre inspiration. Et ces deux thèmes se combinaient pour former ensemble une seule composition, que nous interprétions de nouveau chaque été avec d’infimes variations, et qui était comme notre chef d’œuvre, l’apanage (ou le blason) d’une famille heureuse, à ceci près qu’une famille heureuse ne dure qu'un moment, et que l’intuition de sa fin nous avait habités, Louise et moi, dès que nos enfants ont commencé à voyager sans nous, vers d’autres destinations, avant de m’obséder de manière plus sourde et douloureuse dans les dernières années qui ont précédé la maladie de Louise, et la noirceur de cette idée (ou de cette prémonition) était telle alors, et tellement irrationnelle, que je n’en disais rien.

vendredi 9 août 2024

Sur la route

Il faisait nuit. Je roulais sur une route des Alpes. Je suis entré sous un tunnel et aussitôt j’ai vu la voiture arrêtée en travers de la chaussée, les phares allumés et l’homme debout devant le capot. Il pouvait s’agir d’une Ford Ranger. Le lendemain, je devais dire à la police d’Albenga que je n’étais pas sûr d’avoir bien vu mais qu’il pouvait s'agir d’une Ford Ranger, modèle Pick-up. Et l’homme n’attendait pas de secours, il n'était pas en panne. Il avait arrêté son véhicule au milieu du tunnel, il en était sorti, décidé à s’en prendre à la première voiture qui entrerait sous le tunnel, et comme c'était la mienne, il me barrait la route, vêtu comme il l'était d’une ridicule panoplie de cowboy, le Stetson sur la tête, en brandissant une arme.

C'était un pistolet mitrailleur. Ne me demandez pas le modèle, je ne connais rien aux armes. Et son visage était hilare. À la fois hilare et terrifiant. Alors, je me suis arrêté. Je n’ai pas coupé le moteur, surtout pas, mais je me suis arrêté et, pendant une poignée de secondes, je suis resté figé, les mains sur le volant. Je l’ai observé, et lui aussi ne me quittait pas des yeux. Cent mètres nous séparaient, peut-être moins, et son visage était fendu d’un grand sourire et, d’une main levée au-dessus de sa tête, il brandissait une arme de combat.

J'étais pris de terreur, je ne pouvais pas réprimer le tremblement de mes mains posées sur le volant, j’ai pensé que ce type était fou, en pleine crise de démence, qu’il ne fallait surtout pas que je m’avance, à aucun prix. Un mètre de plus, je me suis dit, et il aurait fait crépiter son arme dirigée vers moi, sans cesser de sourire. J’ai entamé un demi-tour, comme j’ai pu, la route n'était pas large, il a fallu que je m’y prenne à deux fois et, tandis que je manœuvrais, je surveillais le type dans mon rétroviseur. Je m’attendais à ce qu’il remonte dans sa voiture pour fondre sur moi en faisant crisser ses pneus sur l’asphalte, comme on voit dans les films, pour me rattraper et me dépasser, sur ma gauche ou sur ma droite, avec de brusques accélérations et coups de freins, en tenant d'une main son arme sortie par la vitre ouverte, et en tirant de courte rafales partout sur ma voiture.

Il n’aurait pas tardé à éclater mon pare-brise, me couvrant ainsi d'éclats de verre, mon visage et tout le haut de mon corps auraient été percés, ensanglantés comme ceux d'un saint martyr assailli par les flèches des centurions romains, puis il aurait fini par m'atteindre une bonne fois à la tempe, ma voiture se serait alors arrêtée, par la force des choses, et je serais tombé mort, le front posé sur le volant, comme quelqu'un qui s’incline, qui prie ou qui renonce, par la force des choses, ai-je dit encore, mais ce n’est pas ce qui est arrivé.


Il faut croire que ce n'est pas ce qui devait se produire cette nuit-là. Que le ciel en avait décidé autrement. En effet, en sortant du tunnel, je l’ai aperçu une dernière fois dans mon rétroviseur, qui riait en brandissant son pistolet mitrailleur, le Stetson sur la tête. Vous pensez bien, ai-je dit le lendemain à la police, que je ne suis pas prêt d’oublier cette image d’épouvante, ni la peur qui m’a tenu éveillé tout le reste de la nuit que j’ai passée à l'hôtel. Une fois dans ma chambre, je suis resté debout derrière la fenêtre, à guetter les SUV qui passaient lentement, comme des pachydermes un peu endormis, et dont je craignais que l’un d’eux ne se gare au pied de l’immeuble et qu’un homme en descende, pourquoi pas coiffé d’un chapeau de cowboy?

Ma chambre était au second étage d’un hôtel moderne et haut, à la façade blanche dressée devant la mer.

dimanche 4 août 2024

Joseph, 2

Je passe devant des cafés, parfois je les aperçois de loin, et je pense à Joseph. Je me dis: Était-ce ici que je dois imaginer qu’il serait venu se perdre? Et d’abord, d’où venait-il quand je l’ai vu pour la première fois chez nos grands-parents? Il avait fait son service militaire dans la Marine nationale et il l’avait prolongé de deux ans. Mais avant cela? Il avait grandi à Alger, à la garde de son père que je ne connaissais pas, dont je ne savais pas le nom, puis un jour, quand il avait seize ans, son père l’avait chassé de chez lui, il lui avait fermé sa porte, et Joseph était parti sur les routes, sans carte d’identité et sans argent, et sur quelles routes, dans quels pays avait-il passé ces années d’errance et de misère avant de s’engager dans l’armée et de faire le tour du monde, plusieurs fois, à bord d’un destroyer? J’avais du mal à croire aux tours du monde à bord d’un destroyer, mais pourquoi pas, après tout? Et d’abord, comment pouvait-il se faire que ma tante, que je connaissais si bien, qui paraissait si douce, n’ait pas eu la garde de cet enfant quand elle avait divorcé de ce premier mari? Quelle faute avait-elle pu commettre? Et ensuite, échangeait-elle des lettres avec ce pauvre enfant? Ou n’étaient-ce pas plutôt mes grands-parents qui avaient gardé le lien?

Oh, where have you been, my blue-eyed son?
And where have you been, my darling young one?

Au sortir de l’armée, il se retrouve à Nice, chez nos grands-parents. Il y a son lit dans un couloir où il lit des romans policiers. Le jour, il travaille sur des chantiers dont il change souvent. Le soir, après dîner, il ressort dans une ville qui lui est étrangère, et bien sûr il pousse la porte des cafés, certains où il prend des habitudes, où il trouve sa place parmi d’autres mauvais garçons. Le jeu, l’alcool, les filles, les cigarettes, tout ce dont les autres hommes de notre famille se sont toujours gardés. Il faut que ce soit dans l’un de ces cafés qu’il fréquente le soir que l'idée d’un casse soit évoquée pour la première fois, entre trois ou quatre hommes assis au comptoir, qui parlent à voix basse, qu’il y soit associé, je veux dire le premier casse auquel il a participé et qui devait le conduire en prison. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une agence bancaire qu’ils avaient attaquée dans la banlieue de Paris. Un agent de sécurité avait été abattu. Joseph n’était pas le tireur mais il était armé. Et il en avait pris pour cinq ans. Et donc, à sa sortie de prison, il revient ici. Il retrouve sa chambre, encore que notre grand-père soit mort, le seul homme qui se soit jamais intéressé à lui, qui ait fait mine de prêter l’oreille à ses fanfaronnades, qui ait partagé avec lui sa bouteille de vin, qui lui ait donné un peu d’argent, rien que pour ses cigarettes. Et comme c’est l’été et qu’il peut s’accorder un peu de temps avant de trouver du travail, il va à la plage.

And what did you hear, my blue-eyed son?
And what did you hear, my darling young one?

Chaque matin, il descend à pied de Gorbella jusqu’à la plage. Puis, quand il a fini de se baigner, de regarder les filles sans oser leur parler, de se brûler au soleil, il s’achète un pan bagnat sur le cours Saleya et il remonte lentement, toujours à pied, par les mêmes boulevards, jusqu’au nord de la ville où il retrouve notre grand-mère. Et tout le reste de la journée, il reste à relire ses romans policiers, qui n’ont pas quitté les étagères de sa chambre, au-dessus de son lit étroit, pendant les cinq années de son absence, et le soir il dîne avec elle de ce qu’elle a préparé, une tortilla le plus souvent avec de la salade. Et peut-être un camembert ou une pointe de brie. Et pendant une heure encore, en finissant tout seul sa bouteille de vin, et en fumant les mêmes Gauloises qu’avait fumées notre grand-père, il l’écoute parler d’Hussein Dey, de l’hippodrome du Caroubier où notre grand-père soignait les chevaux de course, où il était aimé de tous, où on disait de lui qu’il était un as dans son métier. Où il riait comme un enfant (je n’ai pas besoin de photos pour voir son visage, il est inscrit dans mon cœur). Et puis sagement, il retourne dans sa chambre et se remet à lire. Sa veilleuse reste allumée jusque tard dans la nuit. De son lit, notre grand-mère en voit la clarté qui filtre sous la porte. Et puis, elle s’endort sans qu’elle soit éteinte.

And it's a hard, it's a hard
It's a hard, it's a hard
It's a hard rain's a-gonna fall

Combien de semaines, combien de mois, Joseph est-il resté sans retourner dans les cafés qui exerçaient sur lui une puissante attraction? 

samedi 3 août 2024

Joseph, 1

Joseph est revenu habiter chez sa grand-mère au début de l'été. Il avait vingt-six ans et il sortait de cinq années de prison. Entre temps, son grand-père était mort. Son grand-père et sa grand-mère étaient aussi les miens, car nous étions cousins. Sa mère était la sœur aînée de ma mère. Elle avait eu Joseph d’un premier mariage, à Alger, puis elle était venue vivre à Nice avec son nouveau mari et elle y avait eu deux autres enfants. Quand mes parents ont décidé de quitter l'Algérie, j'avais cinq ans, et c’est à Nice que j’ai découvert ma tante, son mari et leurs deux enfants, et j’ignorais alors l’existence de Joseph.

La première fois que j’ai vu Joseph, c’était chez nos grands-parents. Je devais avoir neuf ans et il en avait dix de plus que moi. J’allais dormir chez mes grands-parents une fois par semaine, dans le petit appartement qu’ils habitaient du côté de Gorbella. C’était un logement très pauvre et biscornu, où j’aimais retrouver les parfums de ma petite enfance algéroise. La même pauvreté, le même dénuement.

Ma grand-mère était une matrone espagnole encore dans la force de l’âge. Elle était invariablement vêtue d’une blouse qu’elle lavait le soir, dans l’évier de la cuisine, pour la remettre au matin. Elle tirait les cartes, elle nous nourrissait de cocas à la frita (chaussons garnis de poivrons et tomates), de tortillas et de poulets farcis. Mon grand-père était triste, parce qu’il n’avait pas pu reprendre son métier de maréchal-ferrant depuis qu’il était à Nice. Mais ils m’entouraient tous deux d’une tendre affection. Et un jour j’ai découvert que Joseph habitait chez eux. On m’a dit qu’il était le fils de ma tante Mireille et j’ai compris que je ne devais pas chercher à en savoir davantage.

Maintenant je retrouve Joseph chaque fois que je vais dormir chez eux. Il occupe un couloir. Au-dessus de son lit, des étagères où il aligne des livres de la Série noire. Il en achète un, il le lit jusque tard dans la nuit, puis il le range avec les autres. Je ne me souviens pas qu’il se soit jamais adressé à moi. Qu’il m’ait jamais vu. Mais je l’observe. Il dîne assis à côté de mon grand-père. Ils partagent la même bouteille de vin. Il ne parle qu’à lui, non pas des chantiers où il travaille mais des cafés qu’il fréquente le soir, quand il ressort. Il est question de bagarres et peut-être de filles que les garçons comme lui rencontrent dans les bars. Et mon grand-père jette un regard vers moi et il hoche la tête, sans rien dire.

À intervalles réguliers, ma mère insiste pour que mon père lui trouve un nouveau travail, et mon père s’exécute une fois encore, une dernière fois, dit-il, mais il le fait à contrecœur. Il dit et il répète que Joseph est un bon à rien, un voyou, qu’il n’a pas de métier, qu’il se montre insolent avec les contremaîtres. Et mes parents se disputent. Et cela dure deux ou trois ans, avec des éclipses et des réapparitions de Joseph, toujours chez nos grands-parents, jusqu’au jour où je comprends que je ne le reverrai plus avant longtemps, parce que Joseph a participé à un braquage, à Paris, et qu’il est en prison.

Et donc, quand il sort de prison, quatre ou cinq ans plus tard, notre grand-père est mort et c’est notre grand-mère qui l’accueille. Et c’est alors que commence un été puis un automne dont je n’ai pas été le témoin, dont je ne sais à peu près rien, et qui ont été les derniers avant qu’il ne retourne en prison. Et qu’à sa sortie de prison, bien des années plus tard, il ne meure sans qu’aucun de nous ne l’ait jamais revu.

J’étais parti étudier à Paris, et je n’ai rien su alors, pendant cette période de quelques mois où, de nouveau, il a habité chez ma grand-mère. Et si ma mère ne m’a rien dit de Joseph quand nous nous parlions au téléphone (ou des bribes peut-être, à la nuit tombée, quand je l’appelais d’une cabine de la rue Saint-Jacques, et que mon père ne devait pas être à côté d’elle pour l’écouter), et s’il n’existe plus aujourd’hui aucun témoin que je puisse interroger, aucune photo, aucune lettre dont je puisse étayer mes souvenirs, il y a bien longtemps maintenant que je suis revenu à Nice, que j’habite dans les mêmes quartiers nord où ma grand-mère habitait, que je parcours les mêmes rues que parcourait Joseph, alors bien sûr je pense à lui. Et, en dépit des décennies qui sont passées, nos silhouettes se confondent.

L’été commence et il est bien peu probable que Joseph trouve du travail avant que celui-ci finisse. Alors, en attendant, il faut qu’il s’occupe et, chaque matin, il retourne à la plage. 

mardi 30 juillet 2024

Présences réelles

C’est le Vendredi saint de 1955, je marche avec ma grand-mère et ma mère sur une colline où il y a des eucalyptus, jusqu'à parvenir à une église dans l'ombre de laquelle nous faisons le signe de croix, allumons un cierge et disons quelques mots d’une prière avant de repartir. Le souvenir dit que nous visitons les églises une après l’autre à l’occasion du Vendredi saint, et que celui-ci précède de quelques semaines notre départ pour la France, pour mes parents et moi. Et ensuite, quand nous sortons de l’église, il se met à pleuvoir, une pluie très fine qui dessine au soleil comme un rideau de soie, et je me souviens aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer dans la même luisance de la pluie mêlée au soleil. Le souvenir est d’une beauté parfaite. Le souvenir dit que je sais alors que notre pèlerinage précède de quelques semaines notre départ pour la France. Et il dit aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer, mais il ne les montre pas. Par les yeux du souvenir, je ne les vois pas. Elles se perdent dans la luisance de la pluie mêlée au soleil du soir.

Je ne suis jamais retourné à Alger, et il est probable maintenant que je n’y retournerai pas. Je ne possède aucune photo, aucune lettre, aucun objet hérité de mon enfance. J’ai longtemps songé à commencer par une enquête. Je me serais rendu chez une vieille cousine (je sais laquelle). Elle m’aurait accueilli dans sa salle à manger au décor un peu kitch. Sur la table, nous aurait attendus, à côté de ses albums de photos, une assiette de pâtisseries confectionnées par elle, exprès pour l’occasion, sans doute de celles qu'on appelle des montecaos, de tradition andalouse, qui sont faits au saindoux, saupoudrés de cannelle. Elle nous aurait servi le café dans des tasses trop grandes. Enfin, j’aurais posé mon enregistreur sur la table, je l’aurais déclenché et je lui aurais dit: Raconte. Mais je sais que je ne le ferai pas, ou peut-être que le ferai plus tard, quand j’en aurais fini de raconter d'après les quelques souvenirs que je garde, qui sont à moi et qui m’ont accompagné jusqu'à présent.

C’est l'été, d’Alger ou de Nice, je ne sais plus. De l’une puis de l’autre ville sans doute. Avant et après l’exil. Je suis debout devant l'évier, à côté de ma mère. Elle fait couler de l’eau du robinet pour m’en faire boire un verre. Elle dit qu’il faut qu’elle coule un peu pour en avoir de la plus fraîche. Elle met la main sous l’eau puis elle y avance un verre qu’elle remplit puis renverse plusieurs fois. Puis elle en boit d’un seul trait tout un verre, puis de nouveau elle remplit ce verre et me le tend. Et elle me dit: Quand on a soif, il n’y a rien de meilleur que l’eau. Dois-je énumérer tout ce que nous n’avions pas

Maintenant, c’est dans les premiers temps que nous sommes à Nice. Mon père a commencé par vendre des cartes postales et des crayons dans la rue. Puis il est devenu agent d’assurances. Il se déplaçait à bicyclette. Il allait assez loin ainsi, non seulement à travers la ville mais jusqu’à Cagnes-sur-Mer ou à Villefranche. Il emportait des sandwichs et quand il revenait, le soir, il nous racontait la beauté des paysages qu’il avait vus. Du vert, de l’eau, des fleurs partout, nous disait-il. Et la mer telle qu'elle se montrait du haut de la corniche. Et maintenant il a trouvé à se placer comme aide-comptable dans le grand garage Renault qui est presque en face de chez nous. Il est le seul algérois parmi les employés, et ceux-ci l’accueillent bien, encore qu’ils se moquent un peu de son accent, comme lui se moque du leur qu’il imite le soir, à son retour chez nous. Et un dimanche, trois ou quatre d’entre eux l'emmènent avec eux à la campagne. Cette campagne est à Sospel, et le soir il en revient avec une cagette remplie de figues. La cagette est posée sur une table autour de laquelle nous nous tenons debout, devant la fenêtre ouverte, et ma mère et moi mangeons les figues tandis qu’il nous raconte quelle route de montagne ils ont dû parcourir pour arriver là-bas. Les virages en épingles à cheveux, les ravins dans lesquels ils ont failli verser, le vertige. Il se moque de lui-même, des frayeurs qu’il a eues, qu’il n’aura pas cachées, qu’il aura même exagérées pour amuser ses camarades. Et ma mère et moi rions avec lui, en continuant d'ouvrir les figues et d'y plonger les dents, heureux et fiers que nous sommes de sa vaillance.

Il nous a fait une place ici, sans l'aide de personne d'autre que ma mère, et sans jamais se plaindre. Nous communiquant au contraire, jour après jour, son courage et sa joie. Ce fut un temps. Ensuite, il y en eut d’autres.