samedi 17 février 2024

L’orage

Je me souviens de l’orage, je ne l’ai pas rêvé. Il fait nuit, nous roulons sur la plaine du Var, nous redescendons vers Nice, et au milieu de cette longue ligne droite, l’orage redouble, une pluie battante, diluvienne, comme il arrive qu’on en voie chez nous, de préférence en automne et parfois au printemps; le moteur hoquette, noyé par la pluie; j’ai juste le temps d’arrêter la voiture sur le bord de la route, et dans l’obscurité de la nuit (dans le souvenir, je ne vois les feux d’aucun autre véhicule), nous avisons de l’autre côté de la route la clarté d’un établissement ouvert: un restaurant ou une auberge.

Nous voilà rassurés. Nous quittons la voiture, nous traversons la route bordée de platanes, la tête baissée sous la pluie battante, en nous tenant la main de crainte de glisser, et quand nous entrons dans la lumière de l’auberge, de la pluie plein les yeux et qui nous coule dans le cou, nous voyons que s’y tient un banquet de noces. Une fête de famille qui s’achève, qui s’attarde sans doute à cause de la pluie. Je demande à me servir du téléphone qui est posé sur le comptoir, et j’appelle un taxi. J’obtiens la communication, on me répond que le taxi sera devant l’auberge dans une heure. Pas avant. Dans l’attente, nous commandons des boissons chaudes, de la tisane, pour moi peut-être aussi un petit verre de marc, que nous buvons pour nous réchauffer. Nos vêtements sont mouillés et nos ventres sont vides. Nous revenons d’une promenade qui a duré plusieurs heures dans la montagne, où nous roulions lentement, en nous arrêtant de loin en loin sur le bord de la route, sans sortir de la voiture, pour regarder le fleuve qui déferle sur les galets, les arbres tombés, arrachés par l’orage. Quant à la fête qui s’achève dans la grande salle voisine, nous la considérons d’un peu loin, par-delà la porte grand ouverte qui creuse la perspective, comme dans un tableau de la Renaissance ou ceux de Vermeer et des autres maîtres hollandais du dix-septième siècle. Enfin, le taxi vient nous chercher. Nous montons tous les deux sur la banquette arrière, et une fois que nous sommes parvenus en ville, je fais déposer mon amie chez ses parents, puis je me fais déposer chez moi.

Voilà, le souvenir ne contient pas beaucoup d’autres informations, ce qui n’empêche qu’il m’accompagne depuis des décennies maintenant, et qu’il me procure le sentiment d’avoir vécu là une expérience ultime, d’une puissance magique. Si on me demandait: Qu'avez-vous vécu de mieux dans votre vie, de plus aventureux, quel a été le meilleur passage du film? je citerais ce moment. Un sceau qui aurait été posé sur moi et je crois pouvoir dire sur nous; un seing qui nous unit et dont nous avons aussitôt su que nous l’emporterions dans la tombe; un lieu ou un thème (topos) que nous avons aussitôt habité ensemble, et que nous avons raconté quelquefois, cité quelquefois, ensemble ou séparément, sans pouvoir dire pour autant de quel matériau spécial il était fait, qu’est-ce qui s’y trouve au juste de caché, quelles sont les voix qui s’y font entendre, comme un peuple d’animaux invisibles dans le bois qu’ils habitent, ce que je vais tenter de faire ici, sachant que ce sera ici et maintenant ou jamais, et en sachant aussi que de ne pas le faire n’ôterait rien au fait, à la marque posée sur nous, à sa puissance magique; mais il se trouve que j’ai du temps, que ne l’ayant plus, elle, il me reste du temps que je dois passer, petit, comme on dessine sur le givre, comme on se fait le cœur content, À lancer caillou sur l'étang, comme d’Aragon dans la version mise en musique par Léo Ferré, je le chantais pour elle.

Ce que le souvenir raconte, est-ce bien une histoire? Oui, incontestablement, puisque le récit se découpe en plusieurs moments. Il fait comme le scénario d’un petit film. Mais cette histoire est brève (elle se déroule sur à peine plus d’une heure), il ne s’y passe rien de remarquable, elle ne contient rien de merveilleux, sinon le contraste entre l’obscurité de la nuit d’orage et la clarté du restaurant, entre la solitude des deux jeunes gens que nous sommes, Annie et moi, en panne de voiture sur le bord d’une route, et d’autre part la fête qui est faite aux jeunes mariés par leurs deux familles réunies. Et, si cette histoire s’inscrit bien dans le déroulement de nos existences personnelles, elle n’aura aucune conséquence sur elles, elle aurait pu ne pas se produire, nos vies n’auraient pas été différentes. Si bien qu’on peut se demander pourquoi nous nous en souvenons. Pourquoi elle occupe une place si importante dans nos mémoires (celle d’Annie et la mienne).

Après la mort d’Annie, Michel a ressorti de ses archives un texte en forme de poème qui consigne certaines anecdotes qu'elle a racontées, à lui et à Éliane, à l’époque (début 1979) où ils étaient voisins, habitant sur le même palier d’un immeuble de la rue des Petites Écuries, à Paris, tandis que j’habitais encore à Nice, que je n’avais pas encore quitté la femme avec laquelle j’étais marié pour venir la rejoindre, ce que j’ai fait au mois de juin de cette même année. Celle de l'orage en fait partie.

Or, quand Annie fait ce récit, dix années ont passé (peut-être neuf) depuis que l’évènement s’est produit. C’est un événement déjà ancien, et qui n’a pas eu de conséquences sur nos vies, puisqu’à la suite de celui-ci nous ne nous sommes pas mariés (nous ne devions nous marier que plus tard, plusieurs années encore après qu’elle a fait ce récit), comme le banquet de noces que le hasard nous faisait rencontrer aurait pu nous inciter à le faire, comme il semblait présager que nous le ferions, et comme il aurait sans doute été plus sage que nous le fassions — nos vies en auraient été plus simples, moins douloureuses, et d’autres personnes que nous auraient été épargnées. Mais ce banquet nous est apparu alors comme sorti d'un roman ou d'un film; il ne pouvait pas nous concerner directement; comme si les personnes réunies là avaient appartenu à un autre monde, à une Inde imaginaire. Il n’aurait plus manqué alors à la fête, telle que nous la considérions d’un peu loin, depuis une autre salle, par une porte ouverte à deux battants, que les sitars et les tablas, que le Gange et ses éléphants.

Ce que le hasard des voyages et des nuits te montre, te laisse apercevoir même de loin, comme l’expression d’un autre monde, peut-être irréel, porté par les nuages ou des tapis volants, considère-le avec attention. Car c’est toujours à toi que le hasard s’adresse et s’il le fait, c’est qu’il a quelque chose à te dire. Alors, même si tu crois assister à des fééries, sitars et tablas, même si tu vois le Gange et ses éléphants qui barrissent et s’aspergent d’eau sacrée, s’il te plaît, ne le prends pas à la légère, ne te fends pas de rire, mais tâche de déchiffrer aussi bien que tu peux le rébus qu’il te propose.

Et c’est à ce moment — je veux dire dans les premières années qui ont suivi l'épisode de l'orage, durant lesquelles Annie et moi vivions séparés — que j'ai inventé le personnage de Ferdinand Melia. Je ne vivais pas avec la femme que j'aimais, je savais ne pas devoir y compter avant longtemps ni peut-être jamais, elle ne voulait pas de moi, et aussitôt que j'ai pris mon parti de ce fait, j'ai décidé de devenir maître d'école, ce qui signifiait — j'en avais une claire conscience depuis le premier jour — que ma vie serait désormais aussi peu romanesque que possible. Et comme pour compenser ce caractère par trop raisonnable et ennuyeux de la profession à laquelle je me vouais, de l’existence dans le cadre de laquelle je m'enfermais — comme pour me punir moi-même de l’échec amoureux qui me marquait si fort, comme si j’en étais coupable, ou comme si à tout le moins un défaut de ma personne pouvait en être la cause, qui tenait à une malformation du corps ou une forme de folie — car elle m’accusait de lui faire peur parfois — j'inventais la figure de Ferdinand Melia, qui était tout à la fois l'auteur et le personnage principal de romans d'aventures — en réalité, il s'agirait plutôt de contes, ce que désigne en anglais le mot tales.

Ferdinand Melia est censé être Catalan, né sur l'île de Majorque, il aurait passé trois ou quatre décennies à naviguer dans les mers du Sud, se livrant à toutes sortes de trafics, avant de s'installer à Naples pour écrire ses mémoires. Celles-ci prennent la forme de contes dont chacun relate une aventure que l'auteur a vécue, dont il est censé avoir été l'acteur ou, à tout le moins, un témoin direct, ou dont il n'a pas été le témoin du tout mais qu'on lui a rapportée et dont le caractère curieux, improbable, extravagant, lui paraît mériter qu'il nous en fasse part.

L'important est de comprendre que toutes ces histoires avaient pour thèmes le voyage et l'aventure, quelquefois le mystère (des châteaux, des fantômes, des vampires), tandis que, pour ma part, je ne voyageais pas du tout, et que mon existence était aussi peu aventureuse que possible.

Je restais enfermé dans ma classe, dans un faubourg de la ville. Chaque matin, je donnais des leçons, debout au tableau noir, vêtu d’une blouse grise, et chaque soir, quand mes élèves étaient partis, je corrigeais leurs cahiers. J’évitais de montrer de la colère, d'élever la voix et bien sûr de les cingler (fustiger) avec la badine qui ne me quittait pas, comme j’étais bien souvent tenté de le faire à cause de leur bavardages incessants et de leur ignorance crasse. J'étais alors marié avec une personne aimable et discrète dont j'ai eu un enfant, même si je n'ai pas été pour la mère un bon mari, ni pour l'enfant un bon père, maintenant je peux bien l'avouer, quant à Ferdinand Mélina, il occupait mes nuits. Aussitôt que les cahiers étaient rangés, que la nuit était venue, surtout si c’était une nuit pluvieuse, pleine de parfums d’automne, il vivait à ma place.

Aussitôt que la nuit tombait, aussitôt que des pas claquaient sur le pavé parisien, dans les cours d’immeubles où un double assassinat avait été commis de manière qui semblait d’abord inexplicable, puisque l’endroit où le criminel avait opéré était fermé de l’intérieur (en fait, il s’avèrerait que le coupable était un orang-outan ou peut-être un boa), que le brouillard (fog) envahissait les rues de Londres, que les voiles d’une goélette (schooner) claquaient à la sortie du port, aussitôt surtout que les îles apparaissaient à l’horizon, je n’étais plus moi.

Or, ce que j’essaie d’expliquer, en même temps que je devine combien il sera difficile de le croire, c’est que cette existence aventureuse qui occupait mes nuits — et on imagine l’état dans lequel je me trouvais au matin, quand il s’agissait de reprendre ma classe — était une conséquence directe de la panne de voiture qui s’était produite par une nuit d’orage sur la plaine du Var. C’était là que tout avait commencé. C’était cet événement anodin qui avait déclenché le dédoublement de ma personnalité.

Le jour, j’étais Paul De Santis, modeste et médiocre instituteur de l’école publique, la nuit, je devenais Ferdinand Melia, écumeur des mers, ou alors voyageur perdu dans les montagnes himalayennes, à la recherche d’un royaume — avec bannières et trompettes, moulins à prières, petits singes moqueurs, courant et sautant partout — dont il rêvait de devenir le roi —, cela parce que Marguerite (alias Annie) et moi avions traversé une route déserte, par une nuit d’orage, pour nous abriter dans une auberge où se donnait une fête, sans que je sois capable d’affirmer après coup, de manière certaine, si la fête et l’auberge ont bien existé ou si je ne les ai pas plutôt inventées de toutes pièces, ou simplement rêvées. On rêve tellement d’amour.

Avant cela, dans l’après-midi de ce même jour, nous nous étions promenés sur les routes des vallées supérieures, qui ne sont pas d’abord de celles par où on grimpe dans la lumière, à l’assaut du ciel, mais d’étroites qui s’insinuent à l’intérieur de l’être opulent, suivent les gorges profondes, remontent le cours des torrents, s’enfoncent toujours plus avant dans la pénombre de la montagne, dans les méandres secrets de son corps, dans le ululement des torrents qui déferlent, dans l'intérieur du corps de sa nature immense.

Notre petite voiture avait l’habitude de nous conduire le long de ces canyons et boyaux. Gorges du Cians, gorges du Daluis, elle savait s’y retrouver, les yeux fermés. Il ne faut pas imaginer des courses, des vrombissements de moteur, mais le menu trot d’une souris (Renault 4) partie à la rencontre de telle géante que le vent, là-haut, sur les crêtes aiguës où des arbres se dressent, agitait de frémissements comme de courtes fièvres; une déesse monstrueuse et muette, qui, plutôt par paresse, ou pour se distraire des mornes millénaires d’érosion, nous aurait permis de parcourir ses magnifiques formes.

Quand l’orage éclatait, que la pluie se mettait à tomber, ces routes devenaient dangereuses. À chaque instant, d’énormes blocs de pierre pouvaient se détacher de la paroi creusée et s’abattre sur le toit de la voiture avec l’eau du ciel. Et quand la nuit nous surprenait en même temps que l’orage, nous éprouvions ensemble de délicieuses frayeurs.

Nous étions alors un être double, les personnages d’un conte, Hansel et Gretel, Nennillo et Nennella, comme frère et sœur perdus dans la forêt mais assez malins pour éviter de tomber avant longtemps entre les griffes de la méchante sorcière.

Dans le quartier où j’habite à présent, j’aperçois un homme grand qui se déplace d’un trottoir à l’autre, avec l’air hagard, dès l’aube, quand les maraîchers sont seuls à installer leurs étaux de légumes sur la place du marché. Et chaque fois, je me demande s’il ne s’agit pas d’un ancien instituteur que j’ai connu, il y a bien longtemps, dans une école où j’enseignais, mais tellement amaigri, seul et vêtu comme un pauvre. 
Il porte des pantalons étroits et courts sur les mollets, tenus par des bretelles croisées sur un tricot gris à manches longues, et cette tenue lui donne l’allure d’un acrobate de cirque. Avec cela, des cheveux et une barbe drus et roux, et des yeux bleus très clairs.

Il se tient debout, immobile, sur le bord d’un trottoir, à tanguer comme s’il se trouvait sur le pont d’un navire, puis soudain il traverse la rue et va reprendre sa vigie à quelques pas de là. Il ne semble pas ivre, plutôt fâché. L’air inquiet d’un vieux puritain, sur le point d’embarquer, sur l’île de Nantucket, pour aller chasser Moby Dick où il se trouve, et attentif comme s’il s’attendait à surprendre, non pas une émeute (les rues sont vides) mais le déclenchement d’un désordre cosmique que certains indices lui auraient annoncé. Quelque chose comme une guerre des mondes, façon H. G. Wells.

Dans l’attente, il arrive que son regard s’arrête sur moi, un instant, puis se détourne, et je me demande s’il me reconnaît ou hésite à me reconnaître. Après quoi, il oublie.

Ces sorties matinales signifient, pour mon propre compte, que j’ai passé la nuit sans beaucoup dormir, et que j’attendais le jour avec impatience, jugeant qu’alors je pourrais décemment quitter la chambre où je vis comme un moine ou comme Edmond Dantes, prisonnier dans la citadelle du Château d’If. Car on n’imagine pas de sortir dans les rues, poussé par l’angoisse, à deux ou trois heures du matin. On peut, si on se trouve en ville, s’attarder sur les places, dans les cafés, voire traverser les jardins, jusqu’à minuit et même un peu au-delà. On peut, si on va à la pêche ou marcher dans la montagne, partir avant le jour. Mais entre les deux? On sait, ou on devine le danger qu’il y aurait à surprendre la ville et ceux qui hantent ses rues aux heures où celle-ci ne se reconnaît pas. Le danger de s’y perdre soi-même, et que le jour peut-être ne revienne pas. Que, du coup, il ne revienne jamais.

Sans doute, tout le reste de ce que nous avons vécu, Annie et moi, était-il contenu dans cette nuit d’orage où l’eau du ciel s’est abattue pour sceller notre union, où tonnerres et éclairs nous ont célébrés du haut des nues, où nous avons éprouvé un plaisir enfantin à devenir mari et femme, ou à nous voir annoncer que nous le serions un jour. Et si c’est bien le cas, si l’avenir était déjà écrit en toutes lettres dans l’évènement de cette nuit, cela signifie alors que les souffrances qu’elle a endurées et ma présente solitude figuraient, elles aussi, dans le texte. Et cela me fait obligation d'occuper le temps qui me reste à le lire et relire, à en fouiller les plus lointaines harmoniques, en évitant de devenir clochard, peut-être juste un peu fou.

Aujourd'hui comme hier, l'auberge reste éclairée dans la nuit, l’orage continue de gronder, la pluie déferle sur les arbres d’automne, et nous voici trempés, à jamais heureux et rieurs de nous tenir par la main pour traverser la route.

Fouir la montagne. Fouir le souvenir et fouir la nuit. Quand il fait nuit et quand il pleut, il m’arrive d’aller marcher sur la Promenade des Anglais, et d'écouter alors, sous le capuchon de mon K-Way, Riders On The Storm, qui est la dernière chanson que Jim Morrison enregistre, quelques mois seulement avant sa mort.



dimanche 11 février 2024

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme!
Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux des grandes villes, et le village de montagne où ils habitaient à présent, et qu’ils ne devaient plus quitter, était dans la région des Grisons. Un village austère, aux rues en pentes. Et depuis, quatre enfants leur étaient nés, qui tous avaient été élèves à l’école du village, et dont les deux aînées poursuivaient leurs études, l’une à Genève et l’autre à Londres, ce qui ne les empêchait pas de revenir souvent et de se montrer charmantes. On les appelait par leurs prénoms, Henriette et Louise, et elles vous répondaient gaiement, en secouant leurs lourdes chevelures châtain et en vous appelant elles aussi par votre prénom.
Tout le monde les aimait pour leurs manières, encore qu’aucun membre de la famille ne fréquentât l’église. Avec cela, Rodolphe et sa femme avaient l’habitude d’offrir aux enfants de petits spectacles de marionnettes, qu’ils organisaient chez eux, dans leur salon. Des spectacles simples et innocents, dont le caractère le plus remarquable tenait à ce que les marionnettes étaient fabriquées par Rosine, l’épouse de Rodolphe, et que les fils de ces marionnettes étaient tirés par tous les membres de la famille, du plus petit au plus grand, Rodolphe au premier chef qui, pour l’occasion, quittait sa table de travail et ses dictionnaires.
Savait-on, à Paris, qu’il avait ce talent? Qu’il pouvait feindre la grosse voix d’un ogre ou celle d’un gendarme quand le rôle lui revenait de le faire? Et ce n’est pas tout. Si je raconte cette histoire, c’est qu’une fois au moins, il y eut à ce spectacle un petit supplément.
Des amis avaient accouru à leur invitation. Il faut croire qu’ils avaient des amis dans plusieurs endroits du monde, que leur maison était assez grande pour les accueillir, et que ceux-ci ne rechignaient pas à dormir à plusieurs dans la même chambre. Et l'invitation incluait qu'ils apportent avec eux des instruments de musique.
À cinq heures de l’après-midi, on était en hiver, il faisait déjà nuit, et dans le salon de Rosine et Rodolphe, éclairée par des bougies, on mangeait des châtaignes grillées qu’on se passait de la main à la main en se brûlant les doigts, et on buvait du vin chaud parfumé à la cannelle en soufflant dessus, tandis que les marionnettes donnaient une version abrégée (et simplifiée) des Noces de Figaro. Puis, le spectacle à peine terminé, René, le plus jeune des quatre enfants, celui qui avait une jambe raide et qui, pour l’occasion, avait revêtu un chapeau pointu et une cape, avait lu une annonce selon laquelle des comédiens et des musiciens mystérieux attendraient tous ceux qui voudraient bien venir, une heure plus tard, devant la vitrine du boulanger qui était aussi le maire du village. Et une heure plus tard, l’air de Voi che sapete était chanté par une Louise venue tout exprès de Genève pour cette unique et féerique performance. Elle avait été travestie en Cherubino par Henriette, sa sœur, venue quant à elle tout exprès de Londres où elle apprenait la mode, tandis que l’accompagnement de l’orchestre était assuré par cinq instruments: un violon, une flûte, une guitare, une mandoline et un tambour.
Voilà! Derrière la chanteuse et les cinq musiciens, la boulangerie était ouverte d’où se répandaient une douce clarté en même temps qu’un parfum de brioches. Et au ciel, il y avait les Pléiades que notre ami poète a rejoint maintenant. 



dimanche 4 février 2024

mercredi 31 janvier 2024

La faute d’Alexandre Loujine

Au haut de l’avenue Borriglione, le tramway tourne dans la rue Puget en direction du boulevard Gorbella. Il croise auparavant la rue des Boers. Des maisons basses précédées de jardins. Des arbres qui débordent des grilles. Des fleurs et leurs oiseaux. Aucun commerce. Cette zone intermédiaire a un air de faubourg. C’est là que j’habitais.
La plupart de mes journées se passaient à la bibliothèque du boulevard Dubouchage où j’occupais un emploi subalterne; et chaque soir je prenais le tramway pour rentrer chez moi. Mon existence, durant bien des années, s’est résumée à cela. Je me souviens d’avoir fréquenté un cercle d’ornithologie dont l’activité principale consistait à observer les oiseaux gîtant à l’embouchure du Var, dans les roseaux. Puis, une autre surveillance m’avait requis, celle d’Alexandre Loujine.
Celui-ci avait été nommé conseiller culturel au consulat de Russie, et deux ou trois après-midi par semaine, il se mêlait au public de notre salle de lecture. Je voyais les ouvrages qu’il consultait. Il se documentait sur la communauté russe qui s’était formée à Nice au dix-neuvième siècle, qui y était demeurée après la révolution bolchévique de 1917 et à laquelle ma propre famille avait appartenu. J’avais en tête le but poursuivi par son administration, qui avait été annoncé par les autorités de Moscou et dont la presse locale et nationale s’était faite écho: celui d’obtenir de la justice française qu’elle accorde à la fédération de Russie le droit de propriété sur la cathédrale Saint-Nicolas située à proximité du boulevard Tzarévitch — ce qui reviendrait à en déposséder l’association cultuelle locale, qui l’avait administrée, protégée et animée religieusement, dans la plus pure tradition orthodoxe, pendant toute la période où l’ancien empire était aux mains des communistes. Et ce but, bien sûr, je le réprouvais. Pour autant, l’idée d’espionner Alexandre Loujine était absurde. D’abord parce qu’elle supposait qu’il y eût, dans la vie du personnage, un secret assez honteux pour le perdre de réputation. Ensuite, parce que Loujine occupait, dans l’administration consulaire, un poste aussi peu important que le mien à la bibliothèque municipale, et que par conséquent la fédération de Russie n’aurait eu aucun mal à se passer de lui pour venir à bout de son projet, si tant est que j’aurais réussi à le confondre. Enfin, parce que la cathédrale Saint-Nicolas, en changeant de patrie symbolique — c’est-à-dire en quittant l'archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale du Patriarcat œcuménique de Constantinople, pour entrer dans le diocèse orthodoxe russe de Chersonèse du Patriarcat de Moscou et de toute la Russie — ne perdrait sans doute rien de son charme ni de ses fonctions sacerdotales. Et, d’ailleurs, si moi-même je la fréquentais encore, ce n’était jamais qu’en me tenant au dernier rang des fidèles, près de la porte, pour assister aux offices trois ou quatre fois dans l’année, moins par attachement aux rites religieux que pour le plaisir d’entendre parler la langue que j’avais apprise auprès des miens, lorsque j’étais enfant.
Hélas, j’avais rompu presque toute relation avec les autres, si bien que je ne m’ouvris à quiconque de la sombre hostilité que m’inspirait le personnage. Si j’avais eu la bonne idée d’en parler à la patronne de la pizzeria de l’avenue Cyrille Besset où je passe du temps le samedi soir, point de doute que celle-ci aurait ri de moi et qu’elle m’aurait ainsi évité de m’enfoncer dans mon délire. Mais non, je me suis mis à espionner Alexandre Loujine par simple curiosité d’abord, parce que l’occasion se présentait de le faire, mais aussi parce que ma vie était vide, et parce qu’Alexandre Loujine me paraissait aussi riche et brillant que j’étais pauvre et effacé.


1 / 2 / 3 / 4 / 5





dimanche 21 janvier 2024

Penny Lane

LUI: Un sideman est un musicien de jazz qu’on engage pour enregistrer avec une formation dont il n'est pas un membre permanent. C’est un bon professionnel.
ELLE: C’était un rôle pour toi.
LUI: J’aurais beaucoup voyagé. Je me serais promené à New York, Chicago, Los Angeles avec mon instrument.
ELLE: Quel instrument?
LUI: Disons un saxophone. Ou une trompette.
ELLE: Tu ne sembles pas bien fixé.
LUI: L’important est que je puisse transporter cet instrument avec moi. Dans une boîte ou un sac que je porte en bandoulière, qui ne se remarque pas trop. Et me voilà dans la ville où on m’attend. Le rendez-vous a été fixé par téléphone, plusieurs semaines auparavant, je suis arrivé par avion, j’ai dormi à l’hôtel, maintenant je prends le métro ou un taxi qui me conduit au studio.
ELLE: Ce n’est pas toi le patron.
LE TÉMOIN: Ce n’est pas lui le maître. Ce n’est pas lui qu’on verra en photo sur la pochette du disque. C’est un intermittent du spectacle, un travailleur indépendant.
ELLE: Il a dit, un bon professionnel. Payé au cachet.
LE TÉMOIN: Connu, respecté dans le métier, un excellent technicien, capable de s’adapter aux projets les plus divers.
ELLE: C’est lui qu’on appelle en dernier. Quand le projet est déjà bien ficelé. Au moment de boucler. On se dit alors qu’il manque quelque chose ou quelqu’un. Un dernier participant qui sera extérieur au groupe, extérieur au projet mais qui, par son savoir-faire, permettra que les pièces tiennent ensemble. Que la machine fonctionne. Qui fera vibrer le tout, résonner comme une cloche.
LE TÉMOIN: Un expert. Un médecin qui arrive avec sa trousse au chevet du malade. Un comptable qu’on appelle pour vérifier les comptes d’une entreprise, avant que le fisc ne s’en mêle et emporte les livres. Ou peut-être un serrurier, capable d’ouvrir les portes qu’on a refermées malencontreusement derrière soi, en laissant les clés à l’intérieur. Ou encore un perceur de coffres-forts.
ELLE: Oui, c’est cela. Un perceur de coffres-forts. Dites-moi de quel type est le coffre, dites-moi où il se trouve, laissez-moi le temps qu’il faut et je l’ouvrirai.
LE TÉMOIN: Il dit son prix. Peu lui importe ce qu’on trouvera ou qu’on ne trouvera pas à l’intérieur du coffre. Il ne veut pas le savoir. Ce n’est pas son affaire. L’affaire n’est pas son affaire. Il travaille pour ceux qui l’ont conçue. Il ouvre le coffre, on lui paye le prix convenu, il recompte les billets, puis il s’en va. Ni vu, ni connu.
ELLE: Sans aucune idée de gloire. Il est le Chat botté. Celui qui ouvre le château pour le compte de son maître, le prétendu marquis de Carabas. Celui qui se fait son valet, qui se met à son service, mais qui est plus malin que lui.
LUI: Il est celui qui opère par la ruse plutôt que par la force. Qui tend des pièges. Qui use de stratagèmes compliqués. De mille expédients.
LE TÉMOIN: Il laissera son empreinte en ce monde, mais lui s’efface déjà. Plus tard, on aura beaucoup de mal à retrouver son nom.
LUI: J’aurais voulu être le David Mason qui joue ses notes de trompette piccolo dans Penny Lane des Beatles.
ELLE: Pourquoi? Ce n’est pas toi?

vendredi 19 janvier 2024

Les amants de Nice-Nord

Quand Grégoire est apparu, personne ne savait au juste d’où il venait. Il était le nouvel horloger de la rue des Roses. Dans un quartier comme le nôtre, tout se sait. La boutique était restée longtemps fermée, et la beauté du personnage en blouse grise qui se profilait à présent derrière la vitrine, ou qui venait fumer sa cigarette devant sa porte, avait attiré l’attention de plusieurs d’entre nous.
Des yeux bleus dans un visage mat, des cheveux noirs coiffés en arrière, longs sur la nuque, la taille haute et souple, une fine moustache, un sourire désarmant. Puis, un soir, il s’en trouva une pour le reconnaître sur l’estrade d’un bal. Il jouait du saxophone. Elle a dit: “Mais c’est notre bel horloger!”, et les autres avec elle se sont haussées sur la pointe des pieds pour mieux l’apercevoir.
Dans ces années-là, des bals étaient nombreux à se tenir, le soir, sur les places des quartiers nord, et nous n’en manquions aucun.
J’étais amie avec une jeune femme que j’appellerai Solange. Son mari et le mien travaillaient ensemble. Serge, le mari de Solange, était promoteur immobilier, et Antoine, mon mari, l’accompagnait partout. Nous nous étions connues un soir que Serge avait organisé une réception dans leur villa de l’avenue Chateaubriand. Solange était la mère d’une fillette de deux ans. Elle employait une nurse, du personnel de maison, et il était facile de voir qu’elle s’ennuyait à attendre son mari qui n'était jamais là, ou à recevoir ses clients et ses collaborateurs, ce qui n’était guère plus amusant.
Pour Antoine, c’était une chance d’avoir rencontré Serge et de travailler avec lui. Serge avait une force et une assurances qui parfois me faisaient peur. Il souriait mais d’un sourire sauvage, on aurait dit un loup, et il gagnait beaucoup d’argent.
En plus de la villa de l’avenue Chateaubriand, le couple possédait un chalet à Auron, de taille imposante, où Serge réunissait des personnages toujours un peu mystérieux avec lesquels il était en affaires. Beaucoup venaient d’Italie. Leurs femmes, leurs enfants et leurs voitures étaient voyants.
Nous-mêmes, depuis qu’Antoine travaillait avec lui, jouissions d’une aisance inespérée. Nous habitions un bel appartement avec portes vitrées, parquets aux sols, moulures aux plafonds, baignoires à l’ancienne et loggias fleuries, dans ce bâtiment de la rue Paul Bounin que vous connaissez sans doute, grand et luxueux comme un paquebot de croisière.
À la suite de Solange, je fus admise dans un petit groupe de femmes dont j’adoptai les habitudes. La plus notoire consistait à se baigner à la mer chaque jour de l’année. Du moins, prétendions-nous le faire.
Nous retrouvions à Castel Plage des hommes et des femmes souvent plus âgés que nous et plus assidus aussi. Des fadas, comme on les appelait ici depuis la Belle époque. Il y avait parmi eux des anglaises, héritières directes de la haute tradition touristique, qui fréquentaient les cours de yoga, se protégeaient du soleil, lisaient Virginia Woolf et Alexandra David-Néel et qui s'arrêtaient ensuite, en remontant vers le studio qu’elles avaient loué, pour acheter sur le Cours Saleya des tomates et des figues, un fromage de chèvre et de l’huile d’olive.
Nous retrouvions aussi à ces rendez-vous des techniciens de l’opéra, un couple de maîtres d’école végétariens, disciples de Georges Gurdjieff, des commerçantes du marché qui, pour une heure ou deux, laissaient leurs maris se débrouiller derrière les étals, ainsi qu’un vieil ouvrier en vareuse qui venait à bicyclette.
Il laissait celle-ci au sommet des escaliers et descendait nous rejoindre. Il disait bonjour à chacun, dévêtait un corps maigre et bronzé, à la peau parcheminée, écailleuse comme celle d’un lézard, puis il s’en allait jusqu’au rivage, se déplaçant avec peine à cause des galets qui le faisaient souffrir, tanguer sur ses longues jambes tordues, sur ses pieds fragiles, pour enfin, quand il s’était glissé dans l’eau, nager si bien et si loin qu’on craignait de ne plus le revoir.
Castel Plage était notre lieu de ralliement. Nous nous y retrouvions le matin. Nous y déjeunions souvent d’œufs durs et de blancs de poulet. Qui donc avait pensé à apporter une capsule de sel? Et il arrivait que des garçons qui connaissaient nos maris, que nous avions rencontrés chez Serge, avec qui nous avions dansé au bal, nous y rejoignent.
Solange était petite et ravissante. Elle racontait qu’elle avait été danseuse classique. Que, très jeune, elle avait obtenu un premier prix du conservatoire de Nice, qui lui avait valu d’être engagée pour la saison suivante à l’opéra de Palerme. Qu’elle avait vécu deux années merveilleuses entre Palerme et Naples, auprès d’un amant italien qui faisait partie de la troupe. Celui-ci l’avait présentée à sa famille et à tous ses camarades, jusque dans son village natal. Ensemble, ils avaient pris des autobus pour découvrir la côte amalfitaine. Enfin, ils parlaient de se marier, et cela aurait pu durer toujours si deux blessures consécutives à la même cheville ne l’avaient pas contrainte à regagner la France. Dans les six mois qui suivirent, la ballerine avait dû subir plusieurs opérations, et elle perdit tout espoir de poursuivre une carrière professionnelle.
L’histoire était tellement romantique qu’elle aurait pu servir d’argument à un ballet ou à un film. On y croyait à peine. Pourtant Solange n’en démordait pas. Elle la racontait à chaque personne qu’elle rencontrait, sans que le nom de l’amant — Attilio Cocco —, les lieux ni les dates ne varient jamais, et elle y ajoutait des détails pleins de musiques, de parfums et de couleurs. Et chaque fois, on lui disait: “Mais enfin, tu devrais écrire tout ce que tu nous racontes là, le plus simplement du monde, un chapitre après l’autre, pour en faire un roman”, et Solange acquiesçait en secouant les mèches de cheveux mouillés libérés de son bonnet de bain — vous vous souvenez des photos de Sarah Moon, son visage avait quelque chose qu’on voit dans ses modèles. Elle répondait: “Oui, oui, bien sûr, vous avez raison, je vais le faire”, mais elle ne le faisait pas.
Quant à moi, loin d’encourager ce projet de roman, ce qui m’intriguait surtout, c’était de savoir comment Serge, son mari, prenait la chose. Pouvait-il ignorer qu’elle racontait cette aventure de jeunesse à qui voulait l’entendre, que le nom d’Attilio Cocco y revenait sans cesse et qu’elle l’évoquait comme celui de l’amant idéal? Car le même Attilio devait aujourd’hui poursuivre sa carrière sur les mêmes scènes, et si j’avais été Solange, j’aurais craint que Serge ne le fasse abattre par quelque tueur juché à moto, une nuit où, sorti de l’opéra, celui-ci se serait trouvé à retourner chez lui, ou peut-être à l’hôtel, au guidon de sa Vespa.
Mais non, Solange ne semblait pas craindre Serge. Et d’ailleurs, elle flirtait éhontément avec plusieurs garçons. Ceux-ci nous retrouvaient le matin à la plage et le soir au bal. Ils se relayaient.
La mode était alors aux boîtes de nuit, et Serge ne manquait pas de nous entraîner dans celles où les lumières électriques tourbillonnaient aux plafonds, où les sols étaient de verre et reflétaient les cuisses nues, où le bruit de la musique était assourdissant. Les retours à plusieurs voitures, entre Cannes et Monaco, aux petites heures de l’aube, sentaient l’alcool et le vomi. Ils promettaient la mort. Par quel miracle y avons-nous échappé? Je l’ignore. En plus de quoi, les danses qu’on y dansait étaient désordonnées, animales, tandis que Solange préférait s'adonner à celles qui s’apprennent avec application, où l’on compte ses pas, où l’on varie les postures savantes, et qui supposent une vraie complicité entre les partenaires, qui se tiennent à deux mains, qui se regardent dans les yeux, ou qui ne se regardent pas, qui s’invitent, se refusent, s’esquivent, se rattrapent, et qui, pour finir, se remercient d’un sourire ou d’un mouvement de tête, avant de se séparer dans les directions opposées de la piste, autour de laquelle tout le monde les regarde.
Plusieurs petits orchestres tournaient alors dans les villages de l’arrière-pays et se partageaient, à tour de rôle, les estrades de Nice. On connaissait leurs noms et leurs spécialités respectives. Lequel avait le meilleur accordéoniste? Lequel excellait dans le répertoire du tango et du paso doble? Lequel se souvenait du twist? Lequel aimait la valse? Lequel n’y croyait pas?
Parmi toutes ces formations, celui d’Edmond Lemerle où figurait Grégoire était le plus jazzy. Son jazz était sagement inspiré par celui du Hot Club de France dans lequel Django Reinhardt et Stéphane Grappelli se donnèrent la réplique. Pour autant, il arrivait à Grégoire d’y produire des solos qui faisaient davantage songer à John Coltrane, voire à Albert Ayler. Et puis, après ces morceaux de bravoure qui enflammaient l’assistance, il y avait toujours un moment où notre saxophoniste descendait de l’estrade pour danser avec Solange. Celle-ci l’accueillait à bras ouverts. Et, à les voir, il était facile de comprendre qu’ils étaient épris. Nous nous regroupions alors autour d’eux pour mieux les cacher aux yeux des importuns; pour que, pendant les trois minutes trente-cinq que durait la chanson, ils soient seuls au monde. Et, en les voyant, nous songions toutes alors: “Que Dieu les protège!”

1 / 2 / 3 / 4

mardi 16 janvier 2024

Ukraine

Mon père s’appelait Marko. Il avait un frère, de deux ans son cadet, qui s’appelait Mykola. Mon père et l’oncle Mykola avaient ouvert ensemble un magasin de jeux vidéo. Le magasin était assez grand pour qu’ils y organisent des tournois, et ceux-ci attiraient beaucoup de monde. Le soir, quand il était de retour chez nous, mon père dessinait. Nous étions alors réunis dans la cuisine. Ma mère préparait le repas. Mon père et moi étions assis derrière elle, à une table sur laquelle il avait posé sa boîte de feutres et son carnet à dessin. J’étalais près de lui mes livres et mes cahiers. J’apprenais mes leçons et je faisais mes devoirs. Une ampoule électrique pendait au-dessus de nous.
Mon père prétendait surveiller mes devoirs, mais je n’avais guère besoin qu’il les surveille. J'étais un élève attentif. Tout au plus m’arrivait-il de lui donner mon livre en disant: “Fais-moi réciter!” Alors, je récitais et il hochait la tête en me soufflant, ici ou là, un mot qui me manquait. Puis, il me rendait mon livre et retournait à ses dessins.
Plus souvent, c’était lui qui glissait vers moi son carnet à dessin. Je regardais son dessin, je me souviens, sans le toucher. C'était mon tour de hocher la tête. Nous échangions un sourire, je lui montrais mon pouce et chacun reprenait ses occupations, en silence, dans le dos de ma mère.
Des années plus tard, je devais découvrir le Blade Runner de Ridley Scott, et je compris alors que les dessins de mon père s’inspiraient de cet univers onirique
L’odeur de la soupe qui cuisait nous enveloppait aussi bien que la douce clarté de l’ampoule électrique. Enfin, ma mère disait que nous devions débarrasser la table et le repas commençait.
Voilà ce que fut le bonheur de mon enfance. Puis, il y eut la guerre.
Un matin, nous apprîmes que notre puissant voisin avait passé la frontière. Il avait lancé ses chars et son aviation qui bombardaient nos villes. Mon père et mon oncle Mykola furent des premiers à s’engager. Ils partirent au combat. Et je restai seul avec ma mère.
Notre ville fut bombardée et à moitié détruite. Puis, notre ennemi l’abandonna où elle était, dans l’état où elle était, et il alla porter ses destructions ailleurs. Sur d’autres villes.
Alors, chez nous, la vie reprit son cours, tant bien que mal. Nos mères sollicitèrent un employé de la bibliothèque pour nous faire la classe. La bibliothèque avait été détruite. Cet homme était bossu, ce qui le dispensait de partir à la guerre. Notre école aussi avait été détruite. Nos mères avaient aménagé une ancienne écurie où nous nous retrouvions, chaque matin, une douzaine d’enfants, pour réciter les tables de multiplication et pour lire dans les livres disparates qu’on avait pu sauver. Pendant les récréations, nous jouions dans une ruelle, et ces récréations étaient longues. Notre maître les occupait à fumer des cigarettes en lisant, debout, dans un fort volume de Saint Thomas d’Aquin.
Parmi mes camarades, il en était un qui suscitait chez moi une vive curiosité. Il s’appelait Youriy. Il était espiègle, toujours joyeux, capable de réparties qui nous faisaient rire, en même temps qu’il souffrait d’un handicap: il était trop gros.
Sa corpulence l'empêchait de partager la plupart de nos jeux. Il ne s’en plaignait pas et il en pratiquait deux dans lesquels il excellait. Le premier était celui des osselets. Il s'asseyait, le dos au mur, les jambes largement écartées et, entre ses jambes, il faisait voler les osselets, les ramassait, les rattrapait avec une prestesse et une précision vertigineuses. Le second, il l'avait inventé. Il consistait, pour lui, à se coucher sur le dos et, pour nous, à venir nous asseoir à cheval sur son ventre pour qu’il nous fasse sauter en jouant des reins, comme un pur-sang fait sauter un cowboy au cours d’un rodéo.
Cet exercice nous ravissait. Nous formions un rang dans lequel chacun attendait son tour pour occuper la place du cavalier. Puis, un jour, je fis part à ma mère de cette invention, et je fus surpris qu’elle s’en trouvât fâchée.
Toute rouge de colère, elle me dit que ce jeu était indécent. Que nous traitions mal le pauvre Youriy. Elle alerta d’autres mères et ensemble elles allèrent protester auprès de notre maître. Elles exigèrent que désormais il interdise cette horreur. Celui-ci nous fit connaître le verdict parental, mais il ne paraissait pas lui-même convaincu du bien-fondé de cette décision, et puis la lecture de Saint Thomas d’Aquin l’occupait beaucoup. Sans doute était-il plongé alors dans un chapitre particulièrement difficile de la Somme théologique, si bien qu'après quelques jours, les rodéos reprirent de plus belle. Je n’y participais plus mais je continuais d’y assister en sautant sur mes pieds et en applaudissant des deux mains.
J’eusse aimé que l’histoire s'arrête là, mais ce n’est pas le cas. Une nuit, j’eus un cauchemar. Dans le rêve, je dormais chez Youriy, dans un lit étroit placé à côté du sien. Puis, je me réveillais au milieu de la nuit et m'étonnais que Youriy ne fût plus dans le lit qu’il occupait près de moi. Alors, je me levais dans une obscurité presque complète, attiré par une lueur qui venait de la cuisine, et effrayé en même temps par un horrible bruit de succion et de mastication. On entendait, sous les dents, craquer des os.
J'allais jusqu'à la cuisine et là, dans l’encadrement de la porte, je voyais Youriy assis devant la table, qui dévorait, les yeux exorbités, le contenu d’une marmite énorme comme le chaudron d’une sorcière.
Je me réveillai au matin dans mon lit. Ma mère ouvrait les volets comme elle faisait chaque matin. Sa vue me rassura. Je ne lui parlai pas de mon rêve. Mais cet apaisement fut de courte durée. Le soir du même jour, nous vîmes arriver mon oncle Mykola. Il portait l’uniforme. Il était grand et beau dans son uniforme, mais il venait nous annoncer le décès de mon père qui était tombé près de lui, fauché par la mitraille.
Voilà, cette fois j’ai tout dit. Je peux ajouter en forme d'épilogue que, ce soir-là, l’oncle Mykola convainquit ma mère de partir avec moi. Quelques semaines plus tard, nous habitions à Paris, dans une chambre de bonne. Ma mère trouva à s'employer dans une blanchisserie. J’avais emporté avec moi la boîte de feutres et les carnets à dessin de mon père. J’appris à dessiner. Aujourd'hui, on me connait comme décorateur de théâtre. On dit que mes décors ressemblent tous à des paysages de guerre. Mykola a fini par être blessé. Ce fut sa chance et la nôtre. Il est venu nous rejoindre à Paris et il a épousé ma mère.

_______________
_______________



dimanche 14 janvier 2024

Blind Willie McTell

LUI: Elle s’appelle Viviane. Elle travaille Porte de Bercy et elle habite rue Caulaincourt. Le soir, elle quitte son bureau à cinq heures et elle rentre chez elle en métro. Elle est rendue une heure plus tard. Hector est alors à la garde de Maïa, qui est allée le chercher à l’école, qui l’a ramené à la maison, qui l'aide à faire ses devoirs, à prendre son bain, qui l'autorise à regarder un ou deux dessins animés à la télévision dans l’attente du retour de sa mère. Mais avant de monter chez elle, au troisième étage où elle habite, Viviane doit faire quelques courses. Michel assure les courses hebdomadaires au supermarché. Chaque samedi matin, il remplit un caddie. Viviane les complète par des achats qu’elle fait, le soir, dans les petits commerces du quartier: des légumes, des fruits, du fromage, des yaourts. Puis, elle prépare le repas en attendant le retour de Michel. Ce moment, au pied de son immeuble, dans les rues alentour, est important pour elle, parce qu’elle mesure alors le changement de la lumière. En été, la nuit semble très loin. Il semble qu’elle ne viendra jamais. L'été, il leur arrive de ressortir avec l’enfant après dîner. Ils se promènent à pied. Ils vont manger une glace. Ils reviennent lentement, en parlant des vacances où ils voyageront dans le sud de l’Italie, où ils loueront un bateau. Tandis que l’hiver, il fait déjà nuit.
ELLE: Et c’est dans ce moment que tu la rencontres.
LUI: Que je l’aperçois. Je ne lui ai jamais parlé. Je ne sais rien d’elle, pas même son prénom que j’ai inventé.
ELLE: Tu l’aperçois à ce moment, en descendant ou en remontant vers les escaliers de la rue du Mont-Cenis, chez ton fils. Et soudain, tu crois tout savoir d’elle, tout comprendre.
LE TÉMOIN: Il ne peut pas se tromper de beaucoup. Et à ce moment, une fois encore, il écoute de la musique.
ELLE: Une chanson se superpose de manière aléatoire à cette rencontre. À l’expérience que tu vis. 
(Ici, on entend les premiers accords de la chanson. Les voix se taisent pour écouter, mais la musique cesse très vite, et les voix reprennent.)
LUI: De manière aléatoire en même temps que nécessaire. Dans mon souvenir au moins, cette musique et l’image de la jeune femme resteront associées.
ELLE: C’est une musique qu’elle ne connaît pas. Qui appartient à la culture de ta génération, pas à la sienne.
LE TÉMOIN: Bob Dylan n’est pas pour elle. S’il lui donnait à l’entendre au moment où il la voit, cette chanson ne lui dirait rien.
LUI: C’est une chanson que Bob Dylan écrit en hommage à Blind Willie McTell, un chanteur de blues qui a bien existé. Il l’enregistre une première fois en 1983, mais il ne la retient pas. Puis, il la reprend en 1991, dans une version où il joue du piano et de l'harmonica, seulement accompagné par Mark Knopfler à la guitare acoustique. Et elle devient alors un classique de son répertoire personnel.
LE TÉMOIN: Les paroles, écrites par lui, évoquent l’histoire de la musique américaine et de l’esclavage. Elles sont très sombres.
ELLE: Ta Viviane est toute jeune. À peine trente ans peut-être. Elle travaille à Bercy, dans les bureaux du Ministère de l’économie. Elle est compétente, bien payée. Elle ne fume pas, ne boit pas, se nourrit de légumes et de fruits. Elle pratique le yoga. C’est une merveille de clarté. Elle fait partie de ce que nos sociétés libérales font de mieux aujourd'hui. De plus civilisé. De plus accompli.
LE TÉMOIN: Loin des guerres et des haines. Des tortures, des civils écrasés sous les bombes. Des otages, des brûlures et du sang. 
LUI: Mais, le soir, quand elle sort du métro, qu’elle est seule, il y a ce moment d’obscurité qui la chavire. 
LE TÉMOIN: Blind Willie McTell était noir et aveugle. Les paroles de Dylan évoquent ce que voit un homme noir et aveugle qui sait la musique et qui chante le blues. Elles disent, par exemple: Seen them big plantations burning / Hear the cracking of the whips / Smell that sweet magnolia blooming… 
LUI: J’entends brûler les grandes plantations / Écoutez les claquements des fouets / Respirez le doux parfum du magnolia qui fleurit…
ELLE: Crois-tu que Viviane ait encore sa chance? Elle est faite pour être heureuse. On croirait que nulle ombre la traverse.
LUI : Sa chance, elle fait tout pour l’avoir. Il n’est pas nécessaire qu’elle entende la chanson de Dylan, qu’elle en saisisse les paroles. Je n’y tiens pas du tout. Le passé est le passé. Que Dieu la protège!



vendredi 12 janvier 2024

Le pré en pente

Un hameau, en été. Un espace de terre battue marque l'entrée de la rue principale. Le pré en pente borde cet espace et s’affaisse vers la rivière qui bruit en contrebas. Depuis le terre-plein, on ne la voit pas, on peut l’entendre dans le silence des débuts d’après-midi ainsi que la nuit, et surtout on la connaît, on la sait là pour y être descendu, je dirai dans quelles occasions. Sur le pré, quelques arbres fruitiers entre lesquels des draps sont étendus sur des cordes. Le terre-plein est au soleil, le pré est à l’ombre. Au loin, des sommets enneigés.

Le tableau est paisible. Le hameau compte vingt ou trente habitants peut-être tout au long de l’année, mais l'été il se repeuple d’enfants, de petits-enfants, de cousins et d’amis. Parmi eux, presque tous ont fait de longues études, ils sont chercheurs dans des disciplines scientifiques, ils enseignent dans des universités. Je ne sais pas pourquoi ce détail sociologique est important mais il fait partie du tableau. Ou de la rêverie.

Une première version de ce texte date des 23-29 février 2020. Je l’ai écrit au chevet de ma femme atteinte d’un cancer dont elle devait mourir au mois de juin suivant. Elle souffrait. Elle ne quittait plus le lit. Je l'écrivais près d'elle, sur mon iPad, et, la nuit, quand elle dormait, j’en publiais un blog des morceaux qu’elle lisait au matin, ainsi que nos enfants. Nous n’en parlions pas mais je crois qu’elle était heureuse de les lire, notre fille me l’a dit.

L’image qui m'apparaissait alors était celle d’un bonheur que nous n’avions jamais connu, à peine entrevu, ici ou là. Mais dans ce paysage, le pré en pente est lui-même marqué par une troublante obscurité. Pour le dire vite, des fêtes sont données, l'été, sur la terre battue. Elles commencent par des festins qui réunissent les habitants du hameau, et d’autres encore venus d’ailleurs pour l’occasion. De longues tables couvertes de nappes blanches, et, quand vient le soir, des musiciens jouent de leurs instruments (guitare, trompette, accordéon) et on démonte les tables à tréteaux pour mieux pouvoir danser. Enfin, la nuit descend, plus épaisse, plus noire qu’on l'eût imaginé, et tandis que leurs parents et amis continuent de danser, il en est qui s'écartent du groupe. Ils disparaissent sous les arbres du pré en pente qui descend vers la rivière. Qui chute (ou bascule) vers elle sans qu’on la voie. Seuls, ils vomissent le vin rouge qu’ils ont bu, le front appuyé contre un arbre. À deux, ils se prennent par la main pour ne pas trébucher, puis, parvenus au bord de la rivière qui scintille sous la lune, ils s’étreignent et s'embrassent en secret.

mardi 9 janvier 2024

The House of the Rising Sun

LUI: Durant cette période, il fréquente les surprises-parties. Mais il le fait en dilettante. Il en repart le premier, sans embarquer personne. Et, quand il s’en va, il entend encore les chansons sur lesquelles on a dansé. Et quand il est vieux, qu’il y repense, il se dit que ces chansons ne correspondaient jamais tout à fait avec son état d’esprit du moment. Qu’elles racontaient toujours une autre histoire, et que cette autre histoire se superposait à la sienne.
LE TÉMOIN: Il ne dit pas pourquoi il en repartait le premier. Il passe tout de suite à autre chose.
ELLE: Il en repartait le premier parce que la jeune fille dont il était amoureux ne fréquentait pas les surprises-parties. Elle appartenait à un tout autre milieu. Elle fréquentait plutôt les cellules des Jeunesses Communistes. Depuis l’enfance.
LE TÉMOIN: C’est nouveau, ça.
ELLE: Non, c’est ancien.
LUI: Nous appellerons Arsène le garçon en question.
ELLE: Et nous appellerons Elvire la jeune fille.
LE TÉMOIN : Arsène et Elvire. Il Combattimento di Arsène e Elvire. Nous voilà à composer un madrigal, bon pour être donné à l’occasion du carnaval de Venise, dans un palais du Grand Canal. Il manque le bruit des épées.
ELLE: Aux yeux des autres, Arsène était un cambrioleur. Ses parents étaient morts dans un accident de voiture, ou peut-être avaient-ils été assassinés dans leur chalet de La Colmiane. Ils le laissaient seul avec un peu d’argent, si bien qu’il avait interrompu ses études et qu’il occupait le plus gros de ses journées à jouer aux courses sur l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer, tandis que la nuit, il franchissait des murs, il traversait des jardins, il fracturait des portes.
LUI: Arsène s’en allait seul des surprises-parties, il les quittait le premier mais déjà il faisait nuit, et il ne rentrait pas tout de suite chez lui, il faisait un long détour par le bord de la mer. Et il se souvenait alors des chansons sur lesquelles on avait dansé, il y en avait une au moins qui tournait dans sa tête.
ELLE: Et tu dis que cette chanson ne correspondait pas alors à son état d’esprit. Jamais tout à fait. Qu’elle racontait une autre histoire.
LUI: Je parle de la façon dont ces chansons, toujours les mêmes, s’imprimaient en transparence sur sa vie. De la façon dont elles symbolisaient avec certains moments de sa vie, et qu’elles le faisaient de façon arbitraire, toujours aléatoire.
LE TÉMOIN: Elles ne coïncidaient pas avec. Elles ne disaient pas la vérité vraie de sa vie, encore que d’une certaine façon elles prétendaient le faire. Elles se donnaient pour telles. Et il était bien naturel qu’elles y échouent ou qu’elles y manquent, puisqu’elles avaient été composées par d’autres et chantées par d’autres, dans une autre langue qu’il ne savait pas, ou qu'il savait mal, très loin d’ici.
ELLE: Y avait-il une chanson qui symbolisait avec Elvire?
LUI : Toutes, d’une manière ou d’une autre, symbolisaient avec Elvire. Mais il y en avait une au moins qui symbolisait parfois avec elle et parfois avec lui. Quand elle était chantée par une femme, elle racontait l’histoire d’une femme. Et quand elle était chantée par un garçon, elle racontait l’histoire d’un garçon. Les deux s'imprimaient aussi bien. Avec autant de force.
LE TÉMOIN: Ce n’était pas une chanson sur laquelle on avait dansé, mais c’était une chanson qu’il emportait avec lui sur la Promenade des Anglais et qui lui disait qu’à force de fuir l’école et de traîner la nuit, il pourrait bien se retrouver en prison.
LUI: Il fouillait la nuit. Il franchissait des murs, traversait des jardins, courbé en deux, il forçait des portes, cassait des vitres, plongeait une main gantée au fond des coffres. Et il en ressortait la main pleine de bijoux qu’il éclairait avec sa torche.
ELLE: Il fouissait la nuit comme, avec son groin, un sanglier aveugle.
LE TÉMOIN: L’histoire d’Arsène et Elvire n’était pas la sienne. Ses parents n’étaient pas morts. Il ne jouait pas aux courses et il n’était pas cambrioleur.
LUI: Mais, quand il s’en allait la nuit sur la Promenade des Anglais, il y avait dans sa tête The House of the Rising Sun. Parfois chantée par elle. Parfois chantée par lui.




dimanche 7 janvier 2024

Here Comes The Sun

LUI: Il y avait toujours la possibilité de partir à la montagne. Parce que la montagne était toute proche. À l’époque, je n’avais ni voiture ni moto, mais il suffisait de monter dans un autobus et, en deux ou trois heures, tu étais au milieu des cimes.
ELLE: Tu l’as fait souvent?
LUI: Depuis les années de lycée, nous montions faire du ski, mais c’étaient alors des sorties organisées. Nous remplissions des bus. Ces sorties nous ont habitués à la montagne. Elles nous l’ont rendue familière. Mais les escapades dont je parle étaient d’un genre très différent. Il s’agissait de s’absenter.
ELLE: Tu veux dire que tu partais seul?
LUI: Oui, je partais seul et je n’allais rejoindre personne.
ELLE: C’était une habitude? Cela t’est souvent arrivé?
LUI: Oh, non. Trois ou quatre fois peut-être. Et des fois que je confonds. La première, c’était pendant mon année de Terminale. J’étais encore lycéen. J’étais parti au tout début du printemps.
ELLE: Et tes parents ne se sont pas inquiétés de te voir partir ainsi?
LE TÉMOIN: Non, ses parents ne se sont pas inquiétés. Ils avaient cessé de s’inquiéter pour lui. Ou alors, ils s’inquiétaient mais ils ne le disaient pas. Ils lui laissaient toute liberté. Ils avaient jugé que c’était mieux ainsi. Le moyen, pour eux, de faire autrement?
LUI: Déjà, en ville, il m’arrivait d’aller dormir chez un camarade ou un autre. Je dormais plus souvent chez les autres que chez moi. Et mes parents me demandaient seulement de les prévenir par téléphone. Et, tandis que j’allais dormir chez les autres, que nous faisions la fête en l’absence de leurs parents, je savais à chaque moment qu’il était possible de partir pour la montagne, qu’elle n’était pas loin, que le voyage en autobus ne coûtait pas grand chose, et je savais que je le ferais, qu’à un moment ou un autre je partirais. Et cette possibilité était importante pour moi. Elle occupait une place dans mon paysage mental. Elle m’aidait à vivre. Et un jour, je l’ai fait.
ELLE: Je ne te demande pas ce qui te faisait partir. Des histoires de filles.
LUI: Oui, des histoires d’amour. Ou plutôt des histoires toujours du même amour. De la même jeune fille qui, un jour, devait devenir ma femme. Tu dois le savoir.
ELLE: D’un amour malheureux, tu veux dire?
LUI: Est-il un amour qui ne le sois pas? Mais ce n'est pas de cet amour que je veux parler à propos de la montagne. Plutôt de musique.
ELLE: De musique? Je ne comprends pas.
LE TÉMOIN: Il veut toujours parler de musique. Plutôt que de cet amour. Et on ne comprend pas.
ELLE: Qu’est-ce que la musique vient faire ici?
LUI: C’est difficile à expliquer. À la montagne, quand je partais, je ne pouvais pas écouter de musique. Mais tout le temps que j’étais là-bas, des chansons tournaient dans ma tête. Elles résonnaient dans ma tête. Et je les entendais mieux alors que lorsque j’étais à Nice. Je les emportais avec moi. Tu comprends?
ELLE: Je comprends ce que tu dis. Des chansons absentes que tu entendais tout de même. En marchant sur un chemin de montagne, en t’asseyant sur le bord d’une rivière, en ôtant tes chaussures et tes chaussettes pour mettre les pieds dans l’eau.
LUI: Oui, et les chansons alors continuaient d’exister, de vibrer à l’intérieur de moi. Et le plus extraordinaire, c’est qu’aujourd’hui, elles existent encore. Elles vibrent de la même façon. Je peux les réécouter. Elles sont intactes. Je ne le fais pas souvent de crainte de les user, mais c’est une précaution inutile. Elles ne s’usent pas. Avant, il y avait la montagne où je savais que je pouvais partir. Maintenant il y a les mêmes chansons qui me disent cette fraîcheur de l’air, le bruissement des arbres, la clarté de l’eau. Et ces chansons pourtant venaient de tout à fait ailleurs. Je les avais entendues à Nice, mais elles venaient de beaucoup plus loin, d’Angleterre ou des États-Unis, ce qui ne leur faisait rien perdre de leur puissance, de leur efficacité. Ce qui y ajoutait, au contraire. Et il me semble que c’est dans cet espace que j’ai vécu le reste de ma vie. Dans le triangle formé par la Promenade des Anglais, les montagnes que l’on peut voir depuis la Promenade des Anglais, surtout l’hiver, quand le temps est clair et qu’elles sont couvertes de neige, et les chansons de ces années-là. Tu te souviens de Here Comes The Sun des Beatles?