lundi 29 avril 2024

De la Petite Madeleine

En psychanalyse, il y a le moment où tu racontes un rêve puis l’autre moment où, sur l’invitation du psychanalyste, tu te livres à des associations. Chaque élément du rêve donne lieu à une chaîne d’associations. Le récit du rêve peut tenir en quelques mots, les associations auxquelles il donne lieu sont potentiellement infinies. Et ces associations, tu ne les inventes pas, tu les découvres dans la mesure où elles étaient contenues dans le rêve. Si le rêve t'a frappé, t’a ému sans que tu saches d’abord pourquoi, c’est parce qu’il contenait cela aussi, et sans doute bien d’autres choses encore. Et c’est de la même manière que j'écris la plupart de mes textes auxquels j’ajoute le libellé d’Apparitions, en particulier celui intitulé Affaire de style, écrit la nuit dernière.  

J’en parlais hier avec Michel au téléphone, en déambulant entre les étaux du marché de la Libération, devant la gare du Sud, et Michel m’a fait remarquer que Proust ne dit pas autre chose dans le fameux passage de la Petite Madeleine trempée dans une tasse de thé où il indique: "Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.”

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dimanche 28 avril 2024

Du non-dit

Il arrivera bien une fois qu'un journaliste nous dise que le Hamas peut hâter la fin du conflit en libérant les otages, ou pas?

Le Hamas a pris en otages des Israéliens en même temps que tout le peuple gazaoui.

En ne le disant pas, on ne sert pas les intérêts des Palestiniens, seulement ceux du Hamas.

Il s'agit là d'une véritable manipulation de l'opinion française et internationale. Un jour les journalistes devront en répondre.

Affaire de style

C’était l’hiver dernier, un dimanche, je me promenais rue Hôtel des Postes, j’ai été dépassé par un groupe d’une dizaine de jeunes punks, en passant ils se sont retournés sur moi et un garçon a ralenti pour me dire que j’étais stylé et je l’ai remercié. Ils étaient beaux, ils me faisaient penser aux jeunes gens grimés et costumés en artistes de cirque qu’on voit au début et à la fin de Blow-Up, debout à l’arrière d’un camion puis qui s’arrêtent dans un parc pour jouer au tennis sans raquettes ni balles. J’imaginais qu’ils avaient pu passer plusieurs heures dans l’appartement des parents de l’un d’eux, un appartement bourgeois luxueux d’où les adultes s’étaient absentés, peut-être à Cimiez, et où ils avaient déjeuné de sandwichs et de Coca en même temps qu’ils s’entraidaient pour se maquiller et se vêtir debout devant des glaces, dans des couloirs, dans des chambres aux armoires ouvertes, dans un salon, dans une cuisine, circulant d’une pièce à l’autre avec un ou plusieurs postes de télévision allumés, et peut-être même de la musique surajoutée, commandée depuis leurs téléphones et jouée sur des enceintes invisibles, sans se parler beaucoup, l’air sérieux, et à présent ils sortaient pour montrer le résultat de leur travail, comme pour défiler (parader) dans les rues grises d’un dimanche d’hiver, où ils marchaient à grands pas, et où ils n’ont rencontré que moi pour leur servir d’admirateur, tandis que j’étais vêtu comme toujours d’un K-Way et d’un bonnet verts avec sans doute une pipe à la bouche. Une connivence. Pourquoi cette rencontre m’a-t-elle rendu si heureux? Je verrais aussi du soleil jouant sur les vitres de l’appartement où ils se préparent le matin pour contraster avec le gris du ciel et des rues désertes aux boutiques fermées de l’après-midi.

samedi 27 avril 2024

L’Algérois

Elle m'avait dit que son cours de danse finissait à six heures, et je lui avais proposé de venir l’attendre à sa sortie. Ensuite, je la raccompagnerais chez elle. Je nous voyais déjà. Le studio où elle prenait ses cours se trouvait sur l'avenue de la Victoire, près des locaux de Nice-Matin, et je savais qu'elle habitait au bout de l'avenue Dubouchage, ce qui nous laisserait une petite demie-heure pour marcher ensemble, à condition de ne pas marcher trop vite. Et elle m'avait répondu que oui, pourquoi pas, mais elle l'avait fait sans me regarder, en tournant la tête, comme si cela n’avait pas d’importance, ou ne devait pas en avoir, comme si elle cédait à une demande un peu absurde de ma part et que déjà elle passait à autre chose, comme si elle ne méritait pas qu’on vienne la chercher à la sortie du cours de danse, qu’elle n’était pas une fille assez jolie pour cela, pas une fille en tout cas qui cherche à attirer l'attention des garçons, ou comme si c’était moi qui ne méritais pas le privilège de le faire, sans doute aussi parce qu’elle était pressée de rejoindre d’autres filles qu’on voyait perchées sur leurs vélomoteurs et qui lui faisaient signe de la main. Et ainsi, à six heures, je m'étais trouvé à l'attendre sur le trottoir opposé, enfoncé dans l'encoignure d'une porte. Je ne voulais pas que ses camarades me voient et qu’ensuite elle soit obligée de leur répondre que non, pas du tout, je n'étais pas son petit ami. Mais plusieurs jeunes filles étaient maintenant sorties, certaines que je connaissais. Elles finissaient de boutonner leurs manteaux, d’attacher leurs cheveux en se disant au revoir, sans qu'apparaisse celle que j'attendais, et comme il faisait froid, j'en étais à me demander s'il était raisonnable que je l'attende encore quand Bernard Lurçat est arrivé à ma hauteur.

Nous étions en automne, il faisait déjà nuit, et Bernard était sorti de l'ombre pour entrer dans la lumière projetée sur le trottoir par la vitrine d’un magasin. Je ne l’avais pas vu venir. Il était en chemise, je crois, comme ignorant ou dédaigneux de ce que c’était le début de la nuit et qu’il faisait froid. Une chemise blanche au col ouvert et aux manches retroussées. Il tenait par le cou une autre fille de notre classe, Élisabeth Condé, et soudain son visage est apparu en gros plan, tout près du mien, et il a dit avec un grand sourire “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” Et la fille qu'il tenait par le cou a ri elle aussi, blottie contre lui, en se tournant vers moi. Et aussitôt ils sont sortis de la lumière et ils ont disparu dans la foule. Alors, pour me donner une contenance, j’ai haussé les épaules, j’ai enfoncé mes mains dans les poches de mon blouson et je suis parti dans la direction opposée.

Cet incident, je n'étais pas prêt de l’oublier, il m’avait ému, parce qu’il concernait Corinne Lanson dont j’étais déjà amoureux alors et dont je devais rester amoureux, mais aussi parce qu’il illustrait la violence des rapports que Bernard Lurçat entretenait avec moi. 

Nous avions dix-sept ans et nous nous connaissions depuis l'âge de onze ans où nous étions arrivés ensemble, en classe de sixième, au lycée du Parc Impérial. Celui-ci était aménagé dans un immense bâtiment datant du tout début du siècle, situé sur une colline, qui regardait la mer. Il avait d’abord servi d’hôtel, plus spécialement destiné à accueillir la famille du tsar venue à Nice en villégiature, puis il avait été transformé en hôpital militaire pendant le Première Guerre mondiale. Son toit était surmonté de coupoles, qui lui donnaient fière allure, et devant sa façade s’étendait un jardin planté de palmiers et orné de pelouses sur lesquelles les élèves pouvaient s’asseoir et même s'étendre pendant les récréations. Pour moi qui venais de l'austère école communale de la rue Vernier, où garçons et filles étaient séparés, c'était un paradis où je me réjouissais de pouvoir demeurer jusqu'à la classe terminale. Dans ce lieu, j’apprendrais tout ce que je voulais savoir, le latin et les sciences mais aussi les techniques du flirt. Les grands élèves nous en donnaient chaque jour d’innombrables exemples, dont la plupart me paraissaient pleins de charme, d’humour et de délicatesse, et que je voulais imiter. Avais-je conscience alors que, pour Bernard Lurçat, il n’en allait pas de même? Car, pour lui, cette année de sixième resterait la première qu’il vivrait en exil.

Nous étions en octobre et les Lurçat étaient arrivés à Nice au mois de juin précédent, quand l’indépendance de l’Algérie fut proclamée et que les Européens qui habitaient là-bas, souvent depuis plusieurs générations, avaient dû fuir, du jour au lendemain, en s'entassant sur des bateaux.

Parlions-nous de cela, Bernard et moi? Et que pouvions-nous en dire? Nous n’étions alors que des enfants! Mais il se trouvait que moi aussi, j’étais né là-bas, ce qui établissait un lien entre nous, qui faisait que Bernard pouvait me prendre pour confident. Et, en effet, je nous revois occupés tous deux à chuchoter, assis au fond des classes, cachés derrière nos livres. Mais il se trouvait aussi que nos histoires n’étaient pas les mêmes. Qu’elles ne coïncidaient pas. Un décalage dans la chronologie des événements creusait une différence considérable, qui devait beaucoup compliquer nos relations, et qui tenait à ce que mes parents, quant à eux, avaient décidé de quitter le sol africain en 1955, c’est-à-dire à un moment où ce qu’on devait appeler la “guerre d’Algérie” ne faisait que commencer.

Cette façon universellement admise qu’on avait alors et qu’on garde aujourd’hui d’envisager l’histoire algérienne est bien sûr mensongère. Cette façon de dire que la guerre d’Algérie a commencé dans les années cinquante revient à oublier, ou à nier, à passer à la trappe le fait que la colonisation de l’Algérie datait alors de plus d’un siècle déjà, et que cette celle-ci, il fallait bien la considérer comme un acte de guerre, puisqu’elle avait été le fait de troupes françaises commandées par Paris, et que celles-ci s’étaient comportées en l’occasion de telle manière qu’elles avaient suscité, de la part des populations autochtones, une haine et une soif de vengeance qui ne pouvaient pas s’éteindre.

Mes parents avaient jugé inévitable l’indépendance de l’Algérie au vu des exactions que les autochtones avaient subies, et plus encore au vu du statut inégalitaire qui continuait de leur être dévolu, et qui faisait d’eux, dans un département prétendument français, des citoyens de seconde zone, et c'était la raison pour laquelle ils avaient décidé de partir. D’en finir une bonne fois avec l’Algérie, comme j’essaie d’en finir ici, “une fois pour toutes”, comme aurait dit ma mère. De laisser cette histoire derrière eux, de refaire leur vie ailleurs, tandis que les parents de Bernard, pour leur part, avaient résisté jusqu’au dernier moment.

Mon camarade ne me cachait pas que plusieurs hommes de sa famille avaient participé aux actions terroristes de l’OAS, qui visaient à retarder autant que possible le départ des derniers pieds-noirs, de crainte qu’avec leur fuite, l’Algérie soit à jamais perdue; et il ajoutait que si lui-même avait été en âge de sortir la nuit pour taper sur des casseroles, pour peindre des slogans sur les murs et même pour tirer au revolver, il l’aurait fait bien volontiers, sans hésiter, le cœur content.

Voilà ce que Bernard m’expliquait et que j’ai cru comprendre. De tels propos faisaient écho à ce que j’entendais dans ma famille où il arrivait que des disputes éclatent au beau milieu de repas de fêtes, où d’autres fois il s’agissait de conciliabules que les hommes tenaient debout, un verre de vin mousseux à la main, dans un coin de salon, tandis que nous autres enfants dansions autour d’eux, au son d’une chanson de Johnny Hallyday jouée sur un pickup, et je me souviens qu’une fois au moins les paroles qui avaient filtré du conciliabule faisaient mention d’un attentat manqué contre le général De Gaulle.

Et tout cela, bien sûr, Bernard ne me l’a pas dit en un jour, à l’automne 1962, quand nous avions onze ans, mais au fur et à mesure des années qui ont suivi, et alors que notre relation s’envenimait, que mon camarade algérois devenait de plus en plus brutal et sarcastique envers tout le monde, et plus acerbe encore avec moi. Et quant à moi, quelle opinion avais-je de lui? Quels pouvaient être au juste mes sentiments à son égard?

Je me souviens que je l’évitais. Je crois que je ne me suis jamais opposé à lui frontalement, que je prenais garde de le contredire, parce que je savais qu’aucun argument n’aurait pu le convaincre, parce qu’il ne voulait rien entendre, parce qu’il était violent, et aussi parce que je ne voulais pas lui faire de peine, parce que je ne voulais pas lui dire, comme beaucoup disaient autour de nous, et comme j’aurais dit aussi s’il n’avait pas été mon ami, qu’il était un fasciste, à quoi il aurait répondu que oui, certainement, ce que je ne voulais pas entendre. Mais ce qui m’avait paru le plus vulgaire, le plus odieux, dans la moquerie qu’il m’avait adressée, ce soir-là, sur l’avenue de la Victoire, quand j’attendais Corinne Lanson à la sortie de son cours de danse — “Alors, Croizet, ce soir on mange du lapin?” —, c’était l’accent algérois avec laquelle il l’avait prononcée. Tandis qu’aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, quand j’y repense, c’est ce sentiment que j’ai éprouvé alors qui me paraît honteux. 

mardi 23 avril 2024

Quand le soldat était enfant

Quand le soldat était enfant, il jouait dans la cour de son immeuble. C’était un grand immeuble situé sur un boulevard très bruyant, dont la façade arrière ouvrait sur une colline au sommet de laquelle étaient un lycée et, près du lycée, une piscine à ciel ouvert. Et il savait que, quand il serait plus grand, il irait s’asseoir sur les bancs du lycée qu’il voyait au sommet de la colline, qui ressemblait à un château, tandis qu’il restait des journées entières à jouer dans la cour avec ses camarades.

Il se souvient que l’appartement qu’il habitait avec ses parents se trouvait au sommet de l’immeuble, au cinquième étage, et que sa mère l’appelait, chaque jour, à l’heure du goûter, en se penchant à la fenêtre de la cuisine, puis de nouveau le soir. De cela, il ne peut pas douter, c’est un souvenir certain, qu’il peut ranimer dans sa mémoire aussi souvent qu’il veut, ce qu’il fait surtout la nuit, au milieu des nuits, quand les rideaux blancs flottent aux fenêtres, que les autres blessés gémissent dans leurs lits, et que lui-même ne sait plus s’il lui reste une jambe ou peut-être les deux, et encore moins à quoi ressemble son visage, qu’il peut toucher avec ses mains mais que les infirmières refusent de lui montrer dans un miroir.

Quand le soldat était enfant, le quartier qu’il habitait était un faubourg où les enfants couraient dans les rues, et quand la cour de l’immeuble fut devenue trop petite pour son imagination, on lui permit de s’y déplacer librement.

L’un de ses camarades habitait derrière la gare, dans une cité ouvrière réservée aux familles de cheminots. Un immeuble se dressait derrière le faisceau de triage, sur une esplanade où étaient aménagés des terrains de pétanque, où personne ne leur interdisait de jouer au football et de chasser les lézards.

Quand le soldat était enfant, il faisait très chaud durant les mois d’été qui étaient ceux des vacances scolaires, et pour s’abriter du soleil, il leur arrivait de descendre dans les caves qui sentaient le salpêtre et où ils suivaient en direct, sur un poste à transistors, les courses cyclistes qui se disputaient très loin de là, sur des routes de montagnes, en réparant une bicyclette.

Quand le soldat était enfant, il n’avait peur de personne ni de rien, sauf des lézards, quand ils étaient trop gros et qu’ils abandonnaient leur queue entre ses doigts.

Quand le soldat était enfant, il ignorait le cri hideux des chevaux qui se cabrent et qui hennissent en montrant au ciel leurs yeux exorbités et leur mâchoire ouverte, quand la mitraille leur troue la panse et que leurs boyaux fumants se répandent sur la terre meuble des champs de betteraves saupoudrés de neige. 

Quand le soldat était enfant, il étudiait les auteurs anciens dans leurs langues anciennes, dont il transportait les livres dans les ruelles en escaliers qui gravissaient la colline au sommet de laquelle se trouvait son lycée. Et les soirs d’hiver, quand il faisait déjà nuit, il quittait son lycée pour nager à la piscine dont l’eau bleue était comme un œil tourné vers le ciel. Et il aimait qu'après l’entraînement, les garçons se ruent en criant dans les vestiaires des filles et les filles en riant sous les douches des garçons, leurs corps nus s’agrippant, s'emmêlant, s’embrassant, se battant à grands gestes dans la buée qui les confond.

Il se souvient aussi que la piscine, ouverte dans la nuit, semblait faite pour faciliter l’arrivée d’astronefs venus de lointaines planètes, les nageurs ne doutant pas que leurs occupants ressembleraient à des lutins et qu’ils accepteraient, aussitôt atterris, de partager leurs jeux.

Quand le soldat était enfant, il n’imaginait pas qu’on pût violer des femmes et enlever des enfants pour les emmener très loin de là, dans des pensionnats perdus au milieu des forêts, où on leur raserait la tête, où ils devraient apprendre à parler une autre langue, à chanter d'autres chants, et à chérir le tyran qui avait lancé ses troupes dans le pays de leurs ancêtres et provoqué ainsi une guerre terrible entre voisins.

Quand le soldat était enfant, il jouait du violon debout devant son pupitre, des œuvres toujours trop difficiles, et son cousin l’emmenait au ciné-club de la rue Paganini où ils voyaient ensemble L’Atalante de Jean Vigo, Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, Les Sept samouraï d’Akira Kurosawa.
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dimanche 21 avril 2024

Cognitio Dei experimentalis

(i) L’idée qu’une créature puisse être sans témoin paraît inconcevable — non seulement quand il s'agit d'un être humain, ou de tout être vivant, mais aussi bien pour ce qui est d'une flaque de pluie dont le vent ride la surface, ou pour une pièce de métal abandonnée au bord d’une route de montagne, en plein midi.

(ii) Telle créature singulière dont le hasard fait que je sois le témoin, creuse en perspective l’intuition de toutes celles qui restent ignorées de nous.

(iii) Chaque créature, du moment qu’elle existe, revêt nécessairement une forme dont la précision du détail des lignes sculpte l'écriture du nom imprononçable par tout autre que Lui.

(iv) Pour Dieu seul, il n’est de créature qui ne soit singulière. Lui ne connaît pas les arbres de la forêt mais chaque arbre en particulier, et de même pour les oiseaux du ciel, et de même à jamais pour nous. Et chacune possède un nom imprononçable par tout autre que Lui, dont l’écriture se lit en silence dans l’absolue précision du détail des lignes.

(v) Les créatures proclament la gloire de Dieu (Ps 19) en même temps que chacune d’entre elles appelle sa compassion à chaque instant (Ps 145,9). Sans la vigilance de Dieu, les lignes qui composent sa forme ne tarderaient pas à s'effacer, à s'emmêler, à se perdre dans l’oubli. Par Sa grâce, au contraire, elles demeurent une écriture: celle de son nom imprononçable par quoi se marque son être propre et qui le fonde.

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samedi 20 avril 2024

Énigmajoue

Roi et Princesse
projetés par la lampe
sautillent en silence,
fâchés peut-être,
d'un mur à l’autre de la chambre
où le lit dessine un château.

Énigmajoue debout,
curieuse comme
à la vue d’un carrosse
courant sur le pont
de la rivière où, Vois,
un jeune homme se noie, 
ou d’un tournoi, puis
tout soudain absente.

Elle a quitté ses murs
et son peuple est inquiet.
C’est qu’Énigmajoue dort
au fond de la cour où grince
la poulie d’un puits,
comme une géante.
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En marchant

Dans une interview qu’il donne à Télérama, Salman Rushdie cite le roman de Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, où il est question d’un marin atteint de tuberculose que tout le monde évite, et auquel un autre marin demande: “Pourquoi es-tu monté sur le bateau, alors que tu te savais malade?”, à quoi le premier répond: “Il faut bien que je vive jusqu'à ma mort, non?” Je l’ai lu dans le tramway, en traversant la ville pour prendre mon premier café à la Brasserie Gaglio, place Saint-Francois. Nous sommes le samedi 20 avril 2024, il est huit heures et demie, le ciel est d’un bleu parfait, avec un petit air frais qui invite à la marche. Maintenant que j’ai bu mon café, je vais continuer à pied jusqu'au port.

Arrivé au port, je me suis senti assez de force pour entamer la côte du boulevard Carnot en direction de Villefranche. Habiter le monde est une activité, peut-être la plus importante qui nous soit dévolue. Qui consiste à tirer le meilleur parti du milieu naturel et construit, en même temps qu’à l’illustrer, à l’exprimer, à l’exalter, chacun selon son style

Le verbe SOURDRE est défectif. Il ne s’emploie qu’aux troisièmes personnes du singulier et du pluriel. Il conviendrait à dire notre rapport au monde. Nous sourdons de notre milieu comme l’eau du torrent sourd de la montagne et comme les fleurs sourdent des prés. Il est remarquable de voir comment celles-ci, avec leurs vives couleurs, contrastent sur les prés, au point que nous pourrions imaginer qu’elles ont été ajoutées, jetées là, dispersées, comme venues d’ailleurs, du ciel peut-être, alors que de toute évidence elles en émanent. Et elles en forment la parure. Et nous devrions faire comme elles, tel serait notre rôle, avec en plus une mobilité qui nous permet de parcourir le monde, de relier entre eux les lieux les plus éloignés ou parfois les plus proches. De les faire correspondre. Comme avec les lettres de sa mère, écrites à Bruxelles, que Chantal Akerman nous lit sur des images de New York. Comme Robert Louis Stevenson relie, dans ses romans et dans sa vie, les îles du Pacifique à son Écosse natale. L’une de nos figures primordiales est celle du Chat botté qui, avec son sac à l'épaule, invente une histoire en allant du moulin de son maître aux champs où il attrape du gibier, puis au château du roi, puis sur le pont de la rivière, puis au château de l’ogre.
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jeudi 18 avril 2024

Le Château

1.
L’appartement est situé au sommet de l’école, tout entier traversé par le vent et le bruit de la mer. Parfois aussi, au printemps et à l’automne, par des bourrasques de pluie qui entrent par les fenêtres. L’école semble un château. Dans la journée, le lieu est grouillant de monde. Les portes battent, on dévale les escaliers, les élèves et les maîtres chantent, rient, crient, et leurs voix résonnent. Mais la nuit, il n’y a plus, au sommet de l’école, que l’appartement de fonction qui reste éclairé, ainsi qu’au rez-de-chaussée la loge des concierges. Et les journées d’Alexandre se partagent entre les différents étages du bâtiment. Le premier, où il a son bureau; les étages supérieurs, où sont les salles de classes; le dernier, enfin, où il retrouve sa famille. Et même la nuit, il retourne à son bureau pour rallumer l’écran de son ordinateur et y reprendre l’étude d’un article savant. Il monte et il descend d’un étage à l’autre à cause de l’orage dont un éclair soudain zèbre l’obscurité en même temps que le vent et la pluie font battre les fenêtres.

2 .
Nous disposions des clés qui ouvraient les hautes grilles du parc. À l’intérieur, d’autres lourdes grilles qui gardaient les entrées de deux cimetières, l’un chrétien, l’autre juif, derrière lesquelles les ombres des arbres montraient des contours indécis. Frémissaient. Tremblaient. Secouaient leurs chevelures. Passerions-nous ces grilles pour nous glisser entre les tombes? Irons-nous là-bas nous perdre, nous engloutir sous les branches tordues? Est-il arrivé que nous le fassions déjà, dans un passé dont seuls nos rêves se souviennent? Et comment alors en sommes-nous ressortis? Fantasmagories. Roman gothique. Changés en cerfs, la tête coiffée de bois.

Au retour du conservatoire où j’allais chercher Madeleine, il fallait arrêter la voiture dans une côte, devant une lourde grille qui fermait l’entrée du parc. J’en descendais et, dans la lumière des phares, je cherchais la serrure, je tournais à grand peine la clé, je poussais de tout mon poids le métal froid qui grinçait, puis je revenais à la voiture où Madeleine attendait, sagement assise sur la banquette arrière, un peu inquiète, la boîte de son violon posée à côté d’elle, sur laquelle elle veillait, ou qui veillait sur elle. Je démarrais, nous passions le seuil de quelques mètres à peine, j’arrêtais de nouveau la voiture, je tirais le frein à main et j’allais refermer la grille derrière nous.

Nous avons vécu ensemble dans l’univers du conte. Nous roulions lentement dans les allées désertes, devant l’entrée des cimetières. Je garais la voiture et, cette fois, nous pouvions nous en aller à pied, en nous tenant la main, la fillette, son violon et moi. En évitant les buissons où s’abritaient les fées, prêtes à nous attraper par les cheveux, à nous tirer par un pied, pour nous métamorphoser en porcs ou en rats.

Nous nous dirigions ainsi vers l’autre entrée du parc où se trouvait l’école, précédée de quelques marches d’escaliers. Sans cesser de parler, à voix basse, comme de crainte de réveiller les morts. Nous regardions la fenêtre éclairée de notre cuisine, quatre étages plus haut, au sommet du bâtiment, où Fanny préparait le repas, où nous la retrouverions bientôt en compagnie d’Olivier qui sortirait alors de sa chambre, étourdi de latin. Qui nous regarderait, tous les trois, comme s’il voyait à travers nous.

De loin, je veillais sur celle dont je gardais, empreint dans mon esprit, le souvenir de la beauté adolescente, qui avait été mon amoureuse, qui maintenant était ma femme, et qui peut-être se montrerait à la fenêtre pour nous faire signe de la main.

Il nous restait alors le même temps à vivre qu’il avait fallu à Ulysse pour faire la guerre de Troie (dix ans) puis pour regagner Ithaque (dix ans encore). Pourtant, déjà dans ces moments, je commençais à me dire: “Voilà ce que j’emporterai avec moi, voilà ce dont je ne manquerai pas de me souvenir quand je serai mort.”

3.
Monologue de Fanny

Un jour Alexandre rentrera dans son ordinateur comme il est rentré dans l’école du Château. On le verra sur l’écran, et on ne saura plus alors si celui qu’on voit est toujours vivant ou s’il est déjà mort. C’est moi qui lui ai montré l’école. Nous nous promenions dans le parc, je lui ai montré le toit par-dessus les buissons qui nous en séparaient, les fenêtres, les cours de récréation plantées d’oliviers et je lui ai montré la mer. Je lui ai dit qu’il devait demander le poste de direction de cette école, puisque ce poste était libre, nous le savions, j’ai ajouté qu’il l’obtiendrait, je lui ai dit que je voulais habiter là avec nos enfants et il a accepté. Je crois qu’il n’en avait pas très envie, et c’est vrai que notre vie a beaucoup changé depuis que nous habitons ici. Je le vois moins, je ne sais jamais très bien où il se trouve, à quel étage du bâtiment qui ressemble à un château; je crois qu’il est dans son bureau et j’apprends qu’on l’a vu à la porte de la classe d’un maître ou d’une jeune maîtresse dont je ne sais pas le nom, avec laquelle il discute vous me direz de quoi, ou dans la cour de récréation, ou dans les cuisines. La nuit, je crois qu’il dort près de moi alors qu’il est redescendu dans son bureau où il a rallumé son ordinateur, l’écran semblable à un hublot, pour voir apparaître quel visage, surgi du passé ou peut-être de l'avenir, comme celui d’un monstre habitant la profondeur des mers, pareilles à celle qui grondent sous nos fenêtres, ou pour lire je ne sais quel article savant écrit dans une langue qu’il n’a jamais sue; ou parfois, au contraire, je ne l’ai pas entendu rentrer et je m’aperçois qu’il dort à mon côté, comme Tristan près d’Iseut, je l’entends qui respire. Et quand Madeleine est malade, qu’elle se plaint dans son lit, c’est toujours moi qui l’entends mais c’est lui qui se lève, comme il faisait pour Olivier. S’il ne réagit pas, je le secoue, je lui donne des coups de pieds et je lui dis: “Madeleine est en train de pleurer, elle est peut-être malade, tu es son père, va la chercher ”, et alors il se lève, il se déplace je ne sais pas comment, sans faire de lumière, à la clarté de la lune qui filtre par les fenêtres, et il ramène Madeleine dans notre lit, ses longs cheveux noirs défaits, les deux bras noués autour du cou de son père, comme une princesse de conte de fées. Il la dépose entre nous deux et ensuite il lui chante une chanson, il lui raconte une histoire de marins perdus sur la mer et qui regardent les étoiles, il cite les noms d’îles inventées, il fait des jeux de mots idiots qui font rire la petite fille, et je lui dis: “Tais-toi, tu vois bien qu’elle dort! C’est la nuit maintenant, toi aussi tu dois dormir, et moi aussi je dois dormir”, et bientôt j’entends son souffle devenu régulier comme celui d’un enfant. J’imagine que c’est ainsi que font tous les hommes. J’imagine qu’il y a un moment où on les perd, où ils vont se perdre dans les différents étages de l’école du Château qui est comme un château de la mémoire où, à tous les étages, on rencontre des fantômes, où on fait des jeux de mots idiots qui font claquer les portes et apparaître des formes livides, des ectoplasmes, des spectres ridicules. La fenêtre de son bureau est tournée vers l’entrée du parc avec ses hautes grilles de fer qui sont fermées la nuit, et vers les arbres souples comme des femmes qui tremblent au travers. Je me demande ce qu’il y guette, quel visage il y voit. Il ne m’en parle jamais. Alors, moi aussi je me tais.

4.
Monologue d’Alexandre

Fanny fait des photos. Elle commence dès le matin à faire des photos, côté sud, du ciel et de la mer, puis elle traverse l’appartement et s’en va vite en faire d’autres, côté nord, des toits de la vieille ville, puis des collines et des montagnes qui forment des gradins du haut desquels celles-ci semblent admirer le spectacle déroulé à leurs pieds, comme font les trois bandits encapuchonnés de Tomi Ungerer, qui se penchent pour admirer la petite fille qu’ils ont enlevée et qui ne tardera pas à prendre le contrôle de leurs vies de brigands pour les ramener dans le droit chemin. Et ainsi, plusieurs fois encore dans la même journée, par les mêmes fenêtres qu’elle ouvre toutes grandes quel que soit le temps qu’il fait. Des photos qu’elle transfère ensuite sur son ordinateur, qu'elle me montre et dont je lui dis qu'elle devrait les publier sur un blog, ce qu'elle refuse de faire. Ceci jour après jour, au fil des saisons, depuis combien d’années maintenant? Si bien que cela pourrait durer toujours, au gré de ce même mouvement pendulaire qui fait aller Fanny d’une fenêtre à l’autre pour saisir le départ du bateau pour la Corse, l’orage qui vient, les avions qui se préparent à atterrir malgré un vent contraire, un cyclone qui se forme à l’horizon, la neige qui saupoudre le Mont Férion, la moindre variation de lumière. Où puiserons-nous la force nécessaire pour, un jour enfin, quitter ce lieu? Ne sommes-nous pas arrivés au bout du voyage? Nous sommes si heureux ici en même temps qu’il nous reste déjà si peu de force. Nous avons parcouru un si long chemin, l'un et l'autre, avant de nous retrouver sous ce toit haut perché comme une manière de pigeonnier, ou de phare, ou de tour de contrôle. Parmi de si terribles dangers, parmi tant de pièges que nous réservait la vie, en butte à tant d'hostilité.
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mercredi 17 avril 2024

La Shounga

Maintenant il se tient sur la terrasse de la Shounga, devant le port. Il se tient en retrait, dans l’ombre de la tente. La route qui conduit au port dessine un virage, et le bar se trouve au sommet du virage, de l’autre côté de la route. De là où il est, l’homme voit la mer mais il aperçoit à peine le sommet des bateaux qui sont à quai. Il voit le môle du phare qui s’avance sur la mer mais il n’en voit pas la base, du côté extérieur, où il y a des rochers et où des baigneurs viennent se poser par groupes, comme des mouettes.

Il n’a pas besoin de les voir, il les connaît pour avoir partagé leurs habitudes à un autre moment de sa vie, avant qu’il ne quitte la ville pour y revenir bien des années plus tard, maintenant qu’il est vieux. Quelquefois, en arrivant à cet endroit du boulevard Guynemer, avant de s’installer à la terrasse, il traverse la route pour les voir, du haut du trottoir qui forme une corniche, mais il ne le fait pas toujours ni jamais très longtemps. Il n’a pas besoin de les voir pour savoir qu’ils sont là, étendus, ou assis, ou debout au soleil. Comme des modèles dans un studio d’artiste. Et il ne veut pas être vu.

Chaque jour, il reste de longs moments caché dans l’ombre de la terrasse. Il imagine leurs attitudes. Il vient pour être plus près d’eux. Il sait la beauté de leurs corps posés sur les rochers du haut desquels ils plongent à moins qu’ils ne s’y glissent lentement. Il les vois alors qui se retiennent, agrippés des deux mains de part et d’autre de leurs hanches, les jambes serrées faisant d’eux des sirènes, hésitants comme s’ils ne savaient pas nager ou comme s’ils craignaient la fraîcheur de l’eau.

Il sait la liberté de leurs mœurs et il se souvient du meurtre d’un homme maigre et muet, au visage sombre. Personne ne savait d’où il venait, ni même son nom. Le corps était tombé au pied des rochers, mais la mer l’avait emporté, et ainsi il ne fut jamais découvert ni jamais réclamé par personne. Le meurtre passa inaperçu, ce qui n’empêcha pas son auteur, qui était jeune alors, de s’engager sur de lourds paquebots et de faire plusieurs fois le tour du monde. À moins que ce ne soit une histoire qu’il a lue ou peut-être qu’il invente.
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mardi 16 avril 2024

Le Sud

Les dimanches de printemps reviennent chaque année. Cela ne manque pas. Ils le font depuis si longtemps. Toujours avec la même ostentation. Le même toupet. Comme s’ils ne savaient pas, qu’ils ne voulaient pas savoir. Des dimanches où soudain, dès le matin, les rues se vident. Non pas que les habitants se cachent mais parce qu’ils sont partis, pas bien loin, d’où ils reviendront le soir, le nez rougi par le soleil, et je crois savoir où ils sont allés. Parce que je me souviens y avoir été, il y a bien longtemps, ou peut-être que j’invente. Souvent je ne sais plus si je me souviens ou si j’invente, ou si peut-être j'ai rêvé. Ce n’est pas que cela fasse une grande différence, c’est la violence des images plutôt qui m’émeut. Leur précision et leurs couleurs si vives. Se peut-il qu’attachées à ces images, j'aie des histoires à raconter. Et ce n’est pas non plus que je tienne à raconter des histoires mais les images ne se racontent pas. Elles apparaissent derrière vos yeux, comme projetées sur un miroir, dans une chambre où maintenant il fait soleil. Le Sud. Je me souviens, ou peut-être j’ai rêvé. Je vois les terrasses plantées d’oliviers, les cerisiers du printemps, la pergola. Comme je vois aussi l'éclat de la mer. Le môle. Les blocs de béton basculés près des rochers, la nudité des corps et le sel de la mer. Vous dire d’où cela me vient, je n’ose. Une telle distance m’en sépare. Comme d’une autre planète. Mais il y a un hanneton qui entre dans la chambre. La nuit, un rossignol invisible chante dans le jardin. La campagne se tait pour l’écouter qui chante, seul sur son arbre, tandis que, dans l’éclat du jour qui vous réveille, le hanneton passe la fenêtre dans l’encadrement de laquelle il reste en suspens, sévère, attentif, comme un engin télécommandé de surveillance.