jeudi 13 juin 2024

Mécanismes d’une chute

Abel était son chef de fabrication. Je l’avais rencontré à la rue Emmanuel Philibert dès ma première visite, et chaque fois depuis lors j’avais eu affaire à lui.
Abel était plus âgé qu’Arsène d’une quinzaine d’années (presque aussi vieux que moi), et dès le premier jour j’avais apprécié son sérieux. Il avait les épaules larges, le regard sombre, il parlait peu. Arsène avait-il découvert le métier d’imprimeur quand il était à Paris? Ce n’était pas impossible. Mais ici, il s’appuyait de toute évidence sur l’expérience d’Abel. Entre eux, la répartition des rôles était claire. Arsène était le patron. C’était lui qui s’arrangeait pour obtenir les commandes et qui faisait rentrer l’argent, tandis qu’Abel se chargeait du reste. Arsène vantait la compétence d’Abel. Il disait de lui que, dans son métier, il était le meilleur, que c'était un champion. Il s’en engorgueillait comme d’un cheval de course qu’il aurait ajouté à son écurie et avec lequel il comptait remporter le Grand prix. Mais Arsène, quant à lui, avait-il un métier? Des relations, sans doute, on le voyait bien, on se demandait d’ailleurs où il allait les chercher. Mais l’avait-on jamais vu faire marcher la photocopieuse, ni établir un devis?

Arsène était flanqué, d’un côté d’un chef de fabrication et de l’autre d’un comptable. Sa place était entre les deux. Je parle d’un expert comptable, qui dirigeait un cabinet important, connu et respecté sur la place de Nice. Il s’appelait Jean-Marie Lourseau. Il avait ses bureaux à l’Arenas. Je ne l’ai jamais vu. Ce n’était pas lui qui venait à la rue Emmanuel Philibert, c’était Arsène qui se rendait là-bas, devait me raconter Abel qui l’y avait accompagné dans les premières années, mais qui ne l’accompagnait plus maintenant. Et quand Lourseau le recevait, c’était dans une salle de réunion où il apparaissait suivi de deux ou trois jeunes comptables qui ouvraient leurs ordinateurs, qui penchaient la tête sur l’écran et qui n’ouvraient pas la bouche pendant tout le temps où Lourseau faisait son laïus introductif.
Lourseau se montrait affable, il appelait Arsène par son prénom, il le tutoyait, demandait des nouvelles de sa femme et de leurs deux enfants. Il était question de pêche où on comprenait qu’Arsène l’avait accompagné quelquefois à bord de son bateau, et où il l’accompagnerait encore, sans doute, quand Lourseau l’inviterait de nouveau, peut-être pas tout de suite. Lourseau invitait à son bord des dirigeants d’entreprises, des professeurs de médecine, des architectes, le rédacteur en chef de Nice-Matin. Tout ce petit monde formait une coterie, mais Arsène faisait-il encore partie de cette coterie, et en avait-il jamais été un membre à part entière, telle était la question. Puis, au bout de dix minutes, il quittait la pièce où il laissait Arsène en tête à tête avec ses acolytes. Et ceux-ci levaient alors les yeux de leurs écrans et la partie sérieuse commençait. 
Ils avaient besoin, pour clore les comptes annuels de l’entreprise, de justificatifs qu’Arsène, sauf erreur de leur part, n'avait pas fournis. Les jeunes femmes étaient en tailleurs, les garçons en costumes serrés, à peine moins luxueux que ceux de leur patron, et ces blancs-becs se montraient alors d’une patience et d’une politesse inlassables, mais ils ne lâchaient rien. Ils réclamaient les tickets de restaurant, les billets d’avion, les notes d’hôtel, les bons de commande, les factures concernant des travaux de jardinage, des achats de meubles et pourquoi pas de bijoux, et beaucoup d’autres pièces indispensables dont ils avaient établi la liste et qu’Arsène était incapable de fournir. Ils ne paraissaient étonnés de rien. Ils ne portaient aucun jugement. Mais, avec cela, le bilan annuel s’avérait beaucoup moins positif, selon les chiffres qui s’alignaient à présent sur leurs ordinateurs, qu’Arsène avait feint de le croire. Et lui, de son côté, s’impatientait. Il suait à grosses gouttes. Il avait du mal à rester poli.

Voilà ce que j’ai pu comprendre par la suite, quand la situation s’est dégradée et qu’Abel s’est confié à moi, avec l’espoir toujours que je puisse raisonner Arsène, moi qui était son ancien professeur, qui avait de l’influence sur lui, qui était le seul sans doute à avoir quelque influence sur lui. Abel répétait: “Arsène vous respecte, il vous écoute!” Mais qui étais-je pour parler d’argent? Et d’ailleurs Arsène ne m’écoutait pas. C’était tout juste s’il ne me demandait pas de lui dire le montant du salaire que je touchais au bout de vingt-cinq ans de bons et loyaux services dans l’Éducation nationale. Arsène, je le faisais sourire. Il ne me demandait pas davantage comment il pouvait se faire que je ne m'étais jamais marié et que je n’avais pas d’enfant. Mais je ne doutais pas que ce genre de question trottait dans sa tête et qu’elle faisait de moi, à ses yeux, un homme qui avait raté sa vie.
Et, au fil des ans, Abel est devenu mon unique interlocuteur. Arsène était désormais absent de son bureau à chacune de mes visites, et je n’avais aucune raison de m’en plaindre. Abel comprenait vite, les travaux de mes élèves ne le faisaient pas sourire, pas même les poèmes qu’ils avaient écrits et que nous ajoutions aux photos. Mais il n’en était pas moins évident que les finances de l’entreprise allaient à la dérive. Abel ne cachait pas son inquiétude. Il me disait: “À la fin du mois, il faut sortir les payes. Les ouvriers les attendent, c’est à moi qu’ils les réclament. Et c’est toujours le moment où Arsène disparaît.
— Vous l’avez appelé?
— Oui, oui, je l’appelle dix fois par jour, je lui laisse des messages, mais il ne répond pas.”

Puis, il est arrivé qu’un jour je passe devant le Sélect, rue de Lépante, et que je le voie. Il était debout sur le trottoir, en compagnie d’un autre homme, et ils discutaient tous deux avec beaucoup d’animation. Ou plutôt, c'était Arsène qui racontait, qui expliquait, tandis que l’autre accueillait ses propos avec un visage ravi. Je me trouvais sur le trottoir opposé. Je me suis glissé dans l’encoignure d’une porte, à l’angle de l’avenue Maréchal Foch, pour les observer sans qu’eux-mêmes me voient.
Ils étaient sortis pour fumer. Arsène était le plus grand, de la tête et des épaules, l’autre levait les yeux vers lui avec un air d’admiration. À voir sa mine, je me suis dit que l’histoire que racontait Arsène devait donner une preuve étonnante et drôle de son talent. Elle devait expliquer comment Arsène trompait le fisc, pensais-je. Elle devait révéler les stratagèmes dont il usait pour que les artistes lui fassent don de certaines de leurs œuvres dont le prix n’apparaissait pas dans les livres de comptes. Ou peut-être parlait-il de femmes, de la sienne mais aussi de ses maîtresses, et des voyages et des dépenses qu’il s’autorisait avec elles. Ou peut-être parlait-il de sa nouvelle voiture, rien d’extraordinaire mais une Porsche Carrera tout de même, dont il avait couvert une partie du prix en refourguant au patron du garage des dessins d’Arman et de César, peut-être même un tableau que Martial Raysse lui avait donné, ou qu’il lui avait acheté à bas prix, un jour où l’artiste avait besoin d’argent. Ou peut-être parlait-il de chevaux, ou peut-être parlait-il de la roulette du casino de Monte-Carlo. Que sais-je? Que savais-je de ces voitures, de ces maîtresses et de ces mœurs?
Puis, à un moment, il devait en avoir assez dit, alors il a plongé la main dans la poche de son pantalon et il en a sorti une liasse de billets parmi lesquels il en a tiré deux ou trois qu'il a mis dans la main tendue de son compagnon, et celui-ci a empoché les billets et aussitôt il est parti. Et j'ai vu qu'Arsène rentrait maintenant dans le Sélect, qu’il s'accoudait au comptoir et qu’il faisait remplir son verre d’un liquide doré qui devait être du whisky.
Ai-je dit que nous étions alors au début de l’automne et qu’il ne devait pas être plus de six heures du soir?
Ou peut-être parlait-il déjà d’un bien autre trafic. Il était devenu si maigre, des poches sous les yeux, la peau tendue sur les pommettes! Un grand échalas au regard perdu, vieilli avant l’heure! Qu’est-ce que la vie avait donc fait de mon ancien élève, de ce si beau garçon et l’amoureux d’Elvire! 

lundi 10 juin 2024

Dire et montrer

  1. Qu’est-ce que je dis quand je dis que N. est un sage? Je dis que je tiens pour vrai que N. est un sage. J’exprime un jugement sans nécessairement apporter aucune preuve de sa véracité. En revanche, je peux citer diverses occasions dans lesquelles N. a montré sa sagesse, sans nécessairement affirmer qu’il est sage, sans même nécessairement employer ce mot. Dans ce cas, je ne dis pas que N. est un sage, je le montre. Ainsi, l’opposition entre dire et montrer peut ne pas impliquer une opposition entre la parole et l’image, mais rester contenue dans le champ du langage. Et nous pouvons ajouter qu’une fiction narrative ne consiste pas à dire mais plutôt à montrer. Et nous pouvons souligner encore que cette monstration de la fiction narrative peut s'opérer dans le champ de la littérature romanesque, qui reste contenue dans le champ de la parole, aussi bien que dans le champ de la narration filmique, qui ajoute à la parole des images et des sons.
  2. Mais revenons maintenant au cas où je m'emploie à montrer la conduite de N. Je peux donner des exemples qui illustreront tous la sagesse de N., ou en donner aussi qui illustreront sa folie, et d’autres encore dont on ne saura dire s’ils illustrent plutôt sa sagesse ou plutôt sa folie. La question qui se pose alors est celle de savoir si ma monstration repose sur un jugement personnel dont je m’efforcerais de convaincre les autres, ou si au contraire j'ai été incapable de me forger moi-même une opinion.
  3. Si ma monstration repose sur un jugement personnel, je dirais qu’elle a un sens (que je peux dire). Sinon je dirais qu’elle n’en a pas. Ou que, du moins, on ne l’a pas trouvé. Mais toutes ces questions relèvent de la question de la vérité, et il n’est pas du tout certain que la question sur laquelle reposent les fictions romanesques les plus significatives, les plus importantes, soit celle de la vérité.
  4. Dostoïevski n’a pas écrit Crime et Châtiment pour dire si Raskolnikov était un saint ou s’il était un fou. Il l’a écrit pour montrer (illustrer) quelque chose qui le hantait. Quelque chose qui existait tout à la fois dans son âme et dans le monde, et dont il se demandait s’il pouvait le partager. La question de l'écriture (littéraire ou filmique) est toujours tout à la fois celle de la réalisation et celle du partage. Puis-je donner une forme matérielle (duplicable) à ce qui est bien évidemment de l’ordre du fantasme, et cette forme pourra-t-elle être partagée et reconnue par d’autres?
  5. Les personnages sont au centre des fictions narratives mais ils n’en sont pas le sujet. Ce qui est le sujet d’une fiction narrative, c’est chaque fois ce que Ludwig Wittgenstein désigne comme un état des choses. Ou ce qu’on pourrait appeler aussi un visage du monde. Et chaque visage du monde a la forme d’une structure, ce qui signifie que tous les éléments qu’on peut y dénombrer n’existent jamais qu’en fonction des autres. Dostoïevski nous rend impossible de porter un jugement moral sur Raskolnikov (tel est son but) dans la mesure où il montre que celui-ci fait partie d’un état des choses, d’où il serait abusif (injuste) de l’extraire.
Je réponds ici à une série de notes de Michel Roland-Guill à propos d'Éric Rohmer.



dimanche 9 juin 2024

Dehors, dehors il fait chaud

Les vacances d'été n’en finissaient pas. Dans la ville basse, la chaleur était écrasante. Quand on avait des parents qui vivaient à la montagne ou dans d’autres pays, on envoyait les enfants là-bas. Pour quelques semaines. Arsène faisait partie de ceux qui partaient. Elvire faisait partie de ceux qui restaient. Et comme sa mère travaillait, elle avait à s’occuper de son petit frère Jeannot.

L’après-midi, elle l’emmenait à la piscine municipale. Tous les enfants s’y retrouvaient. On n’avait pas la place de beaucoup y nager. C'étaient des plongeons, des gerbes d’eau éclaboussée dans le soleil, des rires et des cris. Ça sentait le chlore. Les grandes plongeaient pour se rafraîchir, puis elles remontaient sur la berge et reprenaient la conversation avec les camarades. Elles jouaient aux cartes, elles écoutaient des chansons sur un poste à transistors posé entre leurs jambes, sur les tapis de mousse qui recouvraient le sol. Elles s’enduisaient l’une l’autre de crème solaire qu’elles appliquaient sur les épaules, sur les cuisses, au creux du dos et sur le nez. Elles disaient: “Si tu te voyais, tu es rouge comme une écrevisse.” Les bretelles de soutien-gorge glissaient alors sur les épaules.

Bien sûr, les intrigues amoureuses prenaient beaucoup de place. Il fallait toujours qu’une fille soit amoureuse d’un garçon qui était amoureux d’une autre fille. Ou dont on se demandait s’il sortait toujours avec elle. Ou qu’un garçon soit amoureux d’une fille qui en préférait un autre. Et ce garçon, on le voulait quand même, parce qu’il avait de beaux yeux et paraissait timide. Ou, au contraire, parce que c'était le chef de la bande. Que déjà toutes les autres filles de la bande, à un moment ou un autre, s'étaient blotties dans ses bras et l’avaient embrassé.

L’une se levait pour aller lui poser une question. C'était de la part de son amie qui les regardait de loin, une main en visière devant ses yeux. Certaines jouaient volontiers le rôle d’entremetteuses. Elles tenaient un compte exact des intrigues, elles transmettaient les messages, rapportaient les réponses, s’informaient de la suite. Les garçons s’intéressaient davantage au sport. Ils avaient tôt fait de s'écarter du groupe pour jouer au ping-pong. Elvire jouait au ping-pong aussi bien que les garçons. Après avoir demandé à ses copines d'avoir l’œil sur Jeannot, elle allait disputer des parties avec eux.

Les journées les plus parfaites étaient celles où on descendait à Nice pour une baignade à la plage et une séance de cinéma. Ces journées étaient celles qui passaient le plus vite. Puis, quand on remontait à Contes, il arrivait qu’un bal se prépare sur la place Jean Allardi. On s’asseyait sur des bancs, devant l’estrade, et on regardait les musiciens qui réglaient leurs instruments. L’un faisait entendre sur sa guitare trois ou quatre notes seulement, et aussitôt les jeunes filles reconnaissaient la chanson d’où elles étaient tirées. C’étaient les premières notes, par exemple, avec lesquelles Keith Richards introduit I Can’t Get Know. Ou celles avec lesquelles il introduit Angie. Alors, elles levaient le bras d’un seul coup pour en crier le titre, en faisant en sorte que le guitariste les remarque de loin, du haut de l’estrade, et il arrivait en effet que cet homme leur sourie. Et il y avait enfin, tout au bout du bal, au milieu de la nuit, le moment où on était trempé de sueur et où la chanteuse, une blonde qui était la seule fille du groupe, venait s’asseoir sur le bord de l’estrade, un micro à la main. Quelques accords à peine, égrenés derrière elle sur la basse, suffisaient à faire que les briquets s’allument. Une longue note futée, à peine murmurée, montait de la foule, et bientôt tout le monde chantait avec elle: “Hummmm…. Derrière les barreaux / Pour quelques mots / Qu’il pensait si fort / Hummmm… Dehors / Dehors, il fait chaud / Et des milliers d’oiseaux / S’envolent sans effort…”


La mère d’Elvire avait une amie qui tenait un salon de coiffure dans la ville basse, où Elvire a travaillé pendant plusieurs étés. Elle venait le matin, elle portait une jolie blouse et faisait les shampoings. Elle se souvenait d’avoir vu le Batman de Tim Burton, au cinéma Variété, en compagnie d’Arsène. Parce qu’Arsène revenait quelquefois, pour de courtes périodes, au milieu de l'été.

Tout cela, je le savais déjà. C'était à propos de tout cela que j’aurais voulu faire un film. Non pas un vrai film mais quelque chose à la manière de Chantal Akerman. Des plans fixes mis bout à bout. Avec, en off, une voix traînante et sourde qui aurait lu un texte. À la manière aussi de Marguerite Duras. Ce que les artistes nous apprennent, ce qu’ils nous montrent qu’il est possible de faire, de la façon toujours la plus simple et la plus directe. Avec les moyens les plus pauvres, les plus réduits. J’en viens maintenant à la petite histoire qu’Elvire m’a racontée bien plus tard, une nuit d'été, comme nous étions dans son salon et que ses deux enfants dormaient dans la chambre d’à côté.

Dans le jardin de la maison d’Arsène, il y avait une piscine. Et il arrivait qu’il invite quelques-uns de ses camarades à venir s’y baigner. Pas souvent. Une ou deux fois chaque année peut-être, au printemps. Tout le monde savait que la mère d’Arsène était un peu folle. Disons, extravagante. Elle recevait les amis de son fils en robe blanche, avec une cigarette à la main et une coupe de champagne dans l’autre. Elle faisait des remarques aux filles sur leur maquillage, sur la coupe de leur short, la couleur et la longueur de leurs ongles. Il n’y avait pas moyen d’échapper à ses regards. Et Arsène en était visiblement gêné. Et il se trouvait aussi que l’anniversaire d’Elvire était le douze août, et qu’Arsène, cette année-là, à cette date, était de retour chez lui. Et Elvire raconte: “Il m’a dit que le lendemain, il viendrait me chercher avec sa moto pour une baignade dans sa piscine. Et comme le lendemain était le jour de mon anniversaire, j’ai pensé qu’il le savait et que nous retrouverions là-bas tout un groupe d’amis. Je pensais que lorsque nous arriverions à la villa, je serais accueillie par tout un groupe de camarades et que nous ferions la fête. Et bien sûr j’ai accepté. Mais, quand nous sommes arrivés, j’ai eu la surprise de voir qu’il n’avait invité personne d’autre que moi. Que nous étions seuls.”

Et alors, elle s’est tue. Et moi, j’ai craint qu’elle me fasse des confidences que je ne voulais pas entendre, qu’elle me décrive des scènes que je ne voulais pas imaginer. Mais ensuite elle m’a seulement parlé de la piscine qui se trouvait sur une terrasse herbeuse, devant la maison, qui était située sur une colline au milieu d’autres collines couvertes de forêts, et elle m’a parlé de la maison elle-même qui n’était pas une villa moderne mais qui avait été aménagée dans une ancienne métairie.

Elle m’a dit: “La maison était toujours ouverte. C’était une folie de la mère d’Arsène de ne pas supporter qu’aucune pièce soit fermée, ni au rez-de-chaussée ni à l’étage où se trouvaient les chambres. Et cela en dépit de la chaleur et des moustiques qui pénétraient partout. Et, à l’arrière de la maison, il y avait un autre jardin plus ombragé. Qui sentait la menthe. Et la mère d’Arsène, que je m’étais attendue à trouver comme les autres fois dans la maison, était absente, elle aussi. Elle faisait un séjour dans une station balnéaire ou peut-être une clinique. Si bien que nous sommes restés seuls, Arsène et moi, dans la grande maison vide, tout au long de cette journée.”

Elle s’est tue de nouveau. Puis, après un temps, elle m’a dit encore: “Nous nous trempions dans la piscine, puis nous entrions dans la maison pour chercher l’ombre, pour boire de la limonade glacée, pour manger debout dans la cuisine ce que nous trouvions dans le réfrigérateur. Nous marchions partout, avec nos pieds mouillés qui faisaient des taches sur le carrelage, nos corps trempés qui cherchaient la fraîcheur, nous traversions la maison de part en part, je m’y égarais. Et comme Arsène me cherchait, lui aussi, qu’il m’appelait d’un étage à l’autre, nous nous retrouvions tout à coup dans une chambre.”

Et, cette nuit-là, elle n’en a pas dit davantage, et je ne voulais rien savoir de plus. Je me suis levé, je suis venu vers elle, nos mains se sont serrées, je l’ai embrassée sur le front et je suis parti.

jeudi 6 juin 2024

Dialogue nocturne

Puis, un soir, comme elle rentrait d’une réunion qui s'était finie tard, et comme elle me trouvait assis dans son salon, elle s’est assise dans un fauteuil, en face de moi, et elle m’a dit: “Monsieur Morel, j’ai appris qu’Arsène était de retour à Nice. Vous le saviez?”
Je lui ai répondu que oui, que je l’avais rencontré, et que même il était devenu un peu notre mécène.
“Comment va-t-il?”
La question était venue trop vite. Visiblement, elle lui brûlait les lèvres. Et dans la demi-obscurité où nous nous trouvions, ses yeux étaient fixés sur moi. Des yeux noisette. Elvire Vanzetti est blonde, le teint clair, avec des taches de rousseur sur les pommettes et sur le nez. Elle portait une robe jaune, à manches courtes, ornée de grosses fleurs roses et de feuillages verts. La réunion avait été celle du conseil d’administration de la mutuelle d’assurances, et elle avait voulu s’y montrer élégante en l’honneur des adhérents. Une réunion qu’elle avait préparée dans ses moindres détails et qu’elle avait animée de bout en bout, à côté du président qui avait ôté sa veste et qui voyait défiler les questions à l’ordre du jour en luttant pour ne pas s’endormir.
Ici, elle avait ôté ses sandales. D’un geste, une fois assise, elle avait retroussé le bord de sa robe sur ses cuisses. Nous étions dans les premiers jours de juin. Il faisait très chaud. On aurait du mal à trouver le sommeil. Elle n’a pas attendu ma réponse. Elle m’a dit: “Vous habitez ici. Vous savez comme les étés sont longs. Et vous savez comme la chaleur peut être écrasante. Deux longs mois pendant lesquels les jeunes s’occupent comme ils peuvent. Je voudrais vous raconter une petite histoire. J’y ai pensé souvent ces dernières semaines. Cela me ferait plaisir. Je peux?"
Je sentais le danger. Mais que pouvais-je répondre? “Bien sûr que tu peux. Je n’osais pas te parler de tout cela, évoquer ce passé, ce n'était pas mon rôle, mais c’est toi qui décides…”
Alors, elle a souri. Un très fin sourire, les coins de sa bouche dessinant des moustaches sous ses yeux de chat, et elle a dit: “C’est vrai alors, tu ne te fâches pas si je te raconte une histoire un peu indiscrète, qu’on ne raconte pas d’ordinaire à son professeur, une histoire du temps où j'étais amoureuse?”
Plusieurs fois auparavant, quand nous nous rencontrions dans l’escalier, je lui avais demandé de ne plus m’appeler Monsieur, et de ne plus me vouvoyer, maintenant que je n'étais plus son professeur. Ou alors, je la vouvoyerais moi aussi. Je l'appellerais Madame. Et chaque fois, elle avait protesté en riant et en disant: “Mais non, Julien, c’est impossible! Pour moi, tu resteras toujours Monsieur Morel!” Et comme elle rougissait d’avoir osé, elle s'était enfuie.

Arsène: la cassure

J’ai beaucoup de mal à raccorder l’Arsène que j’ai connu au lycée Henri Bosco à celui qu’il est devenu par la suite. Une pareille dégringolade! Une fin si tragique! On a du mal à l’imaginer. Parfois je me demande si je ne fais pas erreur, si je parle bien de la même personne. J’ai pourtant été un des rares témoins des étapes successives de sa transformation. Le hasard en a voulu ainsi. Voici comment.

Après le bac, Arsène est parti à Paris. Pendant les sept ou huit ans qu’il est resté là-bas, nous étions sans nouvelles. Faisait-il des études? Avait-il rejoint une autre partie de sa famille qui l’avait engagé à tenir un restaurant? Vendait-il des voitures? Son père, que nous continuions de rencontrer, ne nous en disait rien. Plus d’une fois, j’ai été tenté d’interroger Elvire. Elle continuait d’habiter la cité Torrin et Grassi. Nous étions voisins, je la rencontrais tous les jours. Mais il était évident qu’elle construisait sa vie. Après le bac, elle avait intégré un IUT niçois et, à sa sortie, elle avait trouvé un emploi dans une compagnie d’assurances mutualiste. Et il était évident aussi qu’elle y faisait son chemin. En plus de cela, elle s'était mariée et elle avait un enfant. Le père apparaissait quelquefois mais il habitait ailleurs. Elle disait qu’il habitait à Grenoble pour son travail, qu’il cherchait à se rapprocher d’eux mais que c'était difficile. Puis, elle trouva moyen de tomber enceinte une deuxième fois. Après quoi, le géniteur supposé ne se montra plus. Et elle ne sembla pas s’en plaindre le moins du monde. Elle restait aussi simple, aussi gaie, aussi précise.

La cité Torrin et Grassi était composée de logements sociaux. Nous étions tous locataires. Puis les logements furent proposés à la vente, avec des conditions avantageuses pour ceux qui les habitaient, et Elvire comme moi devint prioritaire du sien. Ses deux parents vivaient encore. Enfin, après leur mort, elle a continué d’y habiter avec ses deux enfants.

Elle avait accédé au rang d’assistante de direction. Son patron, Lucien Baleiro, était un vieux militant communiste qui avait joué un rôle dans la Résistance. Pendant l’Occupation, les faubourgs de Nice, de L’Ariane jusqu'à Contes, avaient abrité des jardins partagés où des militants ouvriers venaient remplir des cagettes de légumes auxquels ils ajoutaient des œufs et quelquefois une poule. Ils transportaient ces victuailles à la ville sur le porte-bagages de leurs bicyclettes. Ils passaient les barrages de police on ne sait trop comment. On imagine la maigre clarté de leurs phares qui éclairaient la nuit sur les routes du Paillon. Mais sans doute, ces phares, les laissaient-ils éteints. Ils naviguaient à la clarté de la lune et des étoiles, comme le jeune Arthur dans la forêt d’Ardenne et comme des marins. À la Libération, le réseau des anciens FTPF était puissant, légitime. Ses hommes contrôlaient le syndicat des employés du rail, et la mutuelle d’assurances avait été créée par eux.

Lucien Baleiro était un vestige vivant de cette lointaine période. Il fourmillait d’anecdotes savoureuses qu’il égrenait en bout de table des banquets. Mais avec les années, le passé avait pris le pas sur le présent. Il n’entendait plus bien, il ne reconnaissait plus les visages et oubliait les noms, et Elvire se tenait près de lui pour prévenir ses erreurs. Elle était ses yeux, ses oreilles, sa mémoire, son intelligence vive, et lui la regardait avec confiance et admiration, comme sa propre fille.

Allais-je avec cela lui demander des nouvelles d’Arène? Étais-je censé me souvenir qu’ils avaient formé un couple d’amoureux à la manière de Roméo et Juliette? Je préférais lui parler de ses enfants. Plus d’une fois, il m'est arrivé de les garder chez elle, les soirs où elle devait sortir et où la jeune fille qu’elle employait ne pouvait pas le faire, occupée qu’elle était par ses études ou pour d’autres raisons. Alors, je leur racontais des histoires, j’éteignais la lumière au-dessus de leurs lits, puis j’allais m’installer au salon pour lire un livre que j’avais apporté en attendant son retour.

Et puis un jour, je l’ai rencontré à Nice (je veux parler d’Arsène). Je me souviens de la scène. C'était dans le petit square qui se trouvait derrière l'hôpital Saint Roch. C’est lui qui m’a reconnu. Moi, j’ai hésité. Il m’est paru amaigri, les joues creuses, la peau tendue sur les pommettes, tout en os et en nerfs. Je me serais attendu à le voir vêtu d’un polo Lacoste gris ou d’un rose pastel. Il portait un complet sombre, trop grand pour lui, sur une chemise blanche, sans cravate, le col ouvert. Il m’a dit qu’il était de retour à Nice depuis bientôt six mois et qu’il avait ouvert une imprimerie. Il m’a dit: “Je parle souvent de vous. Vous savez, nous imprimons des catalogues d’expositions! Vous devriez venir voir comme nous sommes équipés!” Il m’a donné sa carte. J’ai reconnu l’adresse qui était proche de la place du Pin. Et je lui ai répondu que oui, je viendrais.

À cette époque, j’avais commencé à publier les catalogues annuels des travaux de mes élèves. Nous devions en être au deuxième ou troisième numéro. J’invitais des artistes locaux à venir les rencontrer dans ma classe. Certains parmi eux acceptaient d’animer des ateliers où l’on apprenait à rompre avec les genres académiques. Leurs contributions donnaient de l’éclat à nos productions ordinaires. Aux photos des œuvres, nous ajoutions des notices explicatives ainsi que des poèmes écrits en vers libres où il arrivait qu’on joue avec la typographie et l’orthographe des mots. Deux ou trois collègues soutenaient ma démarche, mais la publication de ces catalogues était coûteuse. Je passais beaucoup de temps à remplir des dossiers pour obtenir les financements nécessaires. Je tapais à des portes. Et tout naturellement, j’ai pensé qu’Arsène pourrait peut-être consentir un effort pour réduire nos factures.

Et, en effet, quand je me suis rendu à son adresse de la rue Emmanuel Philibert, il m’a montré les machines, qui avaient dû lui coûter la peau des fesses, puis il m’a ramené dans son bureau où il m’a fait asseoir et où il m’a expliqué que la direction des musées lui avait assuré la commande des catalogues de plusieurs grandes expositions, ce qui lui assurait du travail pour les mois à venir, et il m’a dit aussi que l’impression de nos catalogues annuels serait désormais à sa charge. Les affaires tournaient bien. L’argent ne manquait pas. Il était heureux de pouvoir nous aider en souvenir de ses années d'études. “Ah, le lycée Henri Bosco! m’a-t-il dit. Nous avons eu de la chance. Avec vous, ce n’était pas comme avec les autres professeurs. Nous apprenions beaucoup mais nous nous amusions aussi.” Puis, il m’a demandé si j’avais des nouvelles de ses anciens camarades, sans que le nom d’Elvire soit jamais prononcé.

J’étais étourdi. Je ne pouvais pas espérer mieux. Aussi, suis-je revenu souvent dans les années qui ont suivi. Au fil de mes visites, j’ai vu les murs de son bureau s’orner d’œuvres de Ben, de César, d’Arman, de Sacha Sosno et de Jean Mas. Plus d’une fois, il m’est arrivé d’y rencontrer les artistes eux-mêmes. Ils m’appelaient par mon prénom. Mais il ne pouvait pas m’échapper que tout se passait ici dans le plus grand désordre. On fumait beaucoup. Il y avait toujours une machine en panne, une commande dont on n’était pas sûr de pouvoir la livrer à temps. Des coupons qui s’étaient égarés. De l’encre qui manquait. Du papier qui manquait. Un apprenti qui avait commis une erreur de manipulation. Les employés entraient et sortaient de son bureau sans frapper à la porte. On se disputait. On chahutait. On se livrait à des plaisanteries de mauvais goût. On parlait de clientes avec lesquelles on avait réussi à obtenir un rendez-vous, et qu’on emmènerait à la Siesta ou peut-être à Monaco. Il arrivait qu’on doive travailler une partie de la nuit. On était une équipe. On ne rechignait pas à la tâche. Mais pour tout ce beau monde, le pastis commençait à couler dès milieu de l’après-midi. Si bien que je sortais de là chaque fois un peu ivre, et triste, comme si j’avais assisté aux prémisses d’un désastre ou que je m’étais compromis.

lundi 3 juin 2024

Mekas, Akerman et moi

Les trois courts de tennis étaient fermés le soir, sauf pendant les deux mois les plus chauds de l’année où ils restaient ouverts jusqu'à dix heures. Ils étaient fréquentés par des employés de l’usine mais aussi par des maîtresses de maison qui profitaient de ce que leurs enfants étaient à l'école. Une pagode servait de bureau à des employés communaux qui veillaient à l’entretien des matériels et qui enregistraient les réservations dans de grands cahiers. En revanche, le terrain de football restait ouvert jusqu'à dix heures en hiver et onze heures en été. Ces horaires avaient été choisis pour accueillir les jeunes dont la plupart étaient nos élèves. On voulait éviter ainsi qu’ils errent dans la ville basse, qu’ils traînent dans les rues désertes et qu’ils chahutent sous les fenêtres des habitants qui voulaient dormir.

Les jeunes s’y retrouvaient le soir, après dîner, quand les postes de télévision étaient allumés et qu’ils projetaient une lumière bleutée sur les fenêtres. Les filles venaient à pied, d’un pas nonchalant, en échangeant entre elles des paroles inaudibles, susurrées distraitement, du bout des lèvres, tandis que les garçons faisaient vrombir leurs motos, aux guidons absurdement bas, qui les faisaient se coucher en avant pour les tenir, inlassables à pousser des accélérations sur le même tronçon de route qu’ils parcouraient plusieurs fois, dans des sens opposés. Arsène revenait ainsi de la villa des collines où il avait laissé ses parents. Sa moto était d’une marque anglaise conforme à ses goûts musicaux, plus puissante que les Ducati et les Malaguti de la plupart de ses camarades. Moins bruyante aussi. Certains venaient même à vélo, en montrant les acrobaties sur une roue dont ils étaient capables.

Le terrain était éclairé par des réverbères très hauts, aux cous de cigognes, qui diffusaient une lumière blafarde.

J'étais souvent tenté de filmer ces scènes, de loin, du haut de mon balcon, ou en m’approchant des grillages derrières lesquels j'y assistais. Ces bouts de films auraient pu trouver place dans mon projet d'œuvre vidéographique. Ils auraient même pu en fournir la matière principale, être le sujet de l’œuvre, et mes élèves se seraient volontiers associés à ce travail. Arsène et Elvire en premier lieu. Je leur faisais découvrir semaine après semaine ce qu'avait été le cinéma expérimental de l'époque héroïque, en visionnant sur Youtube des extraits d’œuvres de Jonas Mekas et de Chantal Akerman. Ils m’aimaient bien. Ils montraient une vraie curiosité pour ces propositions formelles si éloignées du cinéma commercial auquel on les avait habitués. Mais les conditions d’exercice de mon métier m’interdisaient de les mettre de la partie. Pour les porter à l'écran où on aurait pu les reconnaître, il aurait fallu que je sollicite d'abord l'autorisation de leurs parents et surtout celle de ma hiérarchie, et les démarches qu’il m’aurait alors fallu entreprendre, les explications qu’il m’aurait fallu donner, les remarques qui m’auraient été à tout coup opposées étaient pour moi dissuasives. Je voulais bien parler du travail de Jonas Mekas et de Chantal Akerman à mes élèves. J’y prenais même beaucoup de plaisir. Mais je ne me voyais pas défendre leur travail, de si belles destinées, devant quelque obscur représentant du rectorat académique. Si bien que j’ai préféré filmer le terrain de football et les bancs où les jeunes filles se tenaient assises, partageant des cornets de popcorns, une fois seulement que tout ce monde était parti. Que ces lieux étaient vides. Si bien qu’il ne me reste pas beaucoup de documents visuels sur lesquels je puisse retrouver Arsène et Elvire, leurs visages, leurs regards, leurs prestances si particulières: quelques photos de classe où on ne les voit jamais l’un à côté de l’autre, comme si toujours ils s'évitaient, une page découpée dans Nice-Matin où il est question de notre participation à une exposition d’art contemporain.

Elle avait eu lieu dans une galerie située sur le port, et le soir du vernissage, Elvire avait bu trop de vin et Arsène s'était engagé à la ramener sur sa moto. Je me souviens maintenant de la marque. C'était une Triumph Bonneville. Et je les avais regardé partir dans la nuit, en me demandant si j’avais bien fait de les y autoriser, si Arsène n’avait pas trop bu, lui aussi, mais il m’avait juré que non. Et c'était l’hiver ou le tout début du printemps. Il faisait froid. Ils avaient une assez longue route à parcourir jusqu'à Contes, et je me disais que le froid réveillerait Arsène s’il en était besoin, et je me disais qu’Elvire se tiendrait attachée plus étroitement à lui, des deux bras noués autour de sa taille, de la tête posée sur son épaule, les yeux fermés. Puis, je suis rentré dans la galerie en me disant: “Que Dieu les protège!” Sur le quai étaient amarrées une enfilade de barques de pêcheurs aux coques colorées que, chez nous, on appelle des “pointus”. 

samedi 1 juin 2024

Arsène et Elvire

Longtemps je suis resté seul à associer leurs noms. À me souvenir quel équipage ils avaient formé. Eux-mêmes en avaient-ils gardé le souvenir? Ce n’était pas certain.

Je les avais connus quand ils étaient élèves en classe de seconde au lycée de Contes, au nord de Nice, où je venais d’être nommé. J’avais choisi d’habiter sur place, dans la cité Torrin et Grassi où habitaient la plupart de nos élèves avec leurs familles. Un joli deux-pièces ouvert sur un balcon où je sortais le soir pour boire une bière, et qui m’offrait une vue agréable sur les jardins et les terrains de sport aménagés sur les rives du Paillon. Avec, au loin, les tours grises de la cimenterie.

Les fumées de la cimenterie déposaient une poussière blanche sur tout le paysage. Sur les feuilles des platanes qui ombrageaient la route, sur les toits des voitures, sur les jardins et leurs végétations. Les roses n’étaient pas épargnées, et on ne doutait pas qu’elle abimait aussi nos poumons, mais la cimenterie offrait du travail à presque tous les habitants de Contes, et ses représentants se montraient généreux à l’égard de la commune. Ils finançaient chaque année de nouvelles installations. On leur devait la construction de la piscine, d’une bibliothèque, des jardins et des terrains de sport où les jeunes se retrouvaient le soir. Où je les voyais jouer au football du haut de mon balcon.

Le lycée Henri Bosco était un établissement professionnel largement financé par la cimenterie. Grâce à elle, les autorités locales avaient pu le doter d’une section artistique. On y enseignait la musique, la danse, le théâtre et les arts visuels. J’enseignais les arts visuels et j'étais venu à Contes avec l'idée de produire une œuvre vidéographique. Je m'étais dit qu’il me serait facile de capturer des images dans un lieu que je ne connaissais pas, qui ne m'était rien.

Arsène et Elvire étaient élèves de la même classe de seconde du lycée Henri Bosco où j'étais professeur. Je pouvais les observer de près quand nous étions en classe mais le plus souvent je les apercevais de loin, de simples silhouettes, en passant sur la route ou du haut de mon balcon.

Elvire habitait à la cité Torrin et Grassi avec sa mère et son petit frère. Elle s’occupait beaucoup de lui. Le soir, après dîner, elle l’emmenait avec elle, en le tenant par la main, jusqu’aux terrains de sport. Les garçons jouaient au football tandis que les filles restaient à les regarder et à bavarder, assises sur des bancs. Elle avait toujours vécu ici.

Le père d’Arsène était un ingénieur arrivé depuis peu à l’usine où il occupait un poste important. C’était un homme discret et souriant. Il s’était laissé convaincre de participer au conseil d’administration de notre établissement, et tout le monde se réjouissait de ses conseils. La famille habitait une villa située sur les collines où, à la fin de la première année, les cadres de l'usine furent invités à un dîner dont on a dit qu’il fut émaillé d’incidents et qui n’eut pas de suite. La mère, au contraire, était une personne extravagante. Elle apparaissait au lycée, vêtue de blanc, avec des chapeaux et des rubans de mousseline qui lui donnaient de faux airs de jeune fille. Notre principal acceptait de la recevoir. Il l’entraînait dans son bureau et s’y enfermait avec elle pour qu’elle ne perturbe pas le déroulement des cours.

Arsène avait choisi la musique en option principale. Il était très amateur de groupes anglais. Elvire avait choisi le théâtre, mais un jour elle m’a expliqué qu’elle ne voulait pas devenir comédienne. Qu’elle s'intéressait plutôt aux décors et aux costumes.

Comme savait-on qu’ils étaient ensemble, ainsi que le disaient leurs camarades. Tout le monde au lycée savait qu’ils étaient ensemble, les élèves comme les professeurs, mais à quoi pouvait-on le voir? Plutôt à leur façon de s’éviter. De se sourire soudain, quand leurs regards se croisaient, puis aussitôt de se détourner, de regarder ailleurs, de parler avec d’autres.

Il arrivait qu’on les voie s’embrasser au détour d’un couloir, se tenir un instant par la main, mais cela se passait si vite et la circonstance était si rare qu’il fallait qu’on l’annonce aussitôt en salle des professeurs. Et ce n'était pas pour les en blâmer, mais au contraire pour se réjouir de la grâce qu’ils montraient, et parce qu’on avait ainsi confirmation que jusqu’alors aucun rival n'était venu à bout de les séparer.

Pour ma part, je prenais garde de laisser trop voir l’intérêt que je portais à ces enfants, mais une vieille professeure de français en était une fervente admiratrice elle aussi, et elle avait trouvé auprès de moi une oreille attentive aux évocations qu’elle pouvait me faire de leurs apparitions. “Tu as vu comme il suffit d’appeler Elvire au tableau pour que le silence s'établisse dans la classe? me disait-elle. Et si, au lieu de réciter une poésie, elle se retourne pour écrire au tableau, et si elle lève bien haut la main tenant la craie, sa robe est si courte et ses jambes si jolies que tous les yeux s’écarquillent. Filles et garçons sont comme Actéon qui surprend Diane au bain.”

Ai-je rêvé? Tout cela était-il autre chose qu’une illusion comme sont naturellement les amours de jeunesse? Tout cela était-il autre chose qu'une mythologie que je me suis inventée parce que, de mon côté, j’ai toujours été seul? À présent, beaucoup d'années sont passées et l'histoire a pris une couleur plus tragique.




lundi 20 mai 2024

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce.
Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé?
— À merveille.
— Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit?
— Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin.
— Elle n’a pas réclamé sa Ventoline?
— Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le drap et très vite elle s’est endormie.”
Un bras levé avec la main qui s’agrippe au chambranle de la porte. Les pieds nus, l’un qui vient se poser sur l’autre, qui le caresse. J’avais déjà vu cela dans un film ou dans un roman policier, ce qui n’enlevait rien au plaisir de le revoir ici. Elle s’est tournée vers l’écran du téléviseur sur lequel apparaissait l’image arrêtée, en noir et blanc, d’une voiture qui roulait sur une route de campagne, bordée de grands arbres. Elle a dit: “Tu regardais un film?
— Oui, mais j’en connais la fin.”
J’ai failli lui parler des chevaux que le gangster allait retrouver. C’était lui qui conduisait la voiture. Il était salement amoché, sa blessure saignait et la voiture faisait des embardées sur la route. Mais il ne tarderait pas à retrouver les chevaux de sa jeunesse, gambadant dans un pré, et alors il quitterait la voiture pour marcher jusqu’à eux, plié en deux, en se tenant le côté où le sang faisait une tache énorme sur sa chemise, avant de tomber sur les genoux, puis de se coucher dans l’herbe. J’ai dit seulement: “Je vais te laisser dormir. Il est tard.”
Elle a hoché la tête. Elle a baillé. S’est étirée. Visiblement, elle avait bu et sans doute un peu fumé aussi. Où? Avec qui? Il ne m’appartenait pas de le savoir, ce n’était pas mon affaire.
Elle s’est avancée dans le salon. Elle s'est jetée sur un fauteuil, les jambes balancées par-dessus l’accoudoir. Je ne sais pas dire de quelle couleur était sa robe, seulement qu’on ne pouvait pas faire plus court ni plus léger.
En mai, la chaleur arrive en même temps que les touristes. C’est le moment où les restaurants ouvrent leurs terrasses sur les plages. Elle avait transpiré. On jouait de la musique sur la plage où elle était. Peut-être avait-t-elle dansé. Puis, tournant le dos à la musique, elle avait marché sur les galets pour aller tremper ses pieds dans l’eau noire. Une ombre derrière elle? À cette heure, elle aurait mieux été sous la douche, puis tout de suite dans son lit. Mais elle ne voulait pas que je parte. Elle a dit: “Je voudrais d’abord que tu me racontes une histoire. Je ne te demande pas de m’accompagner sous la douche, ni de m’aider à me brosser les dents, ni d’attendre que je m’endorme. Je sais qu’il ne faut pas. Je veux juste que tu me racontes une histoire, comme tu as fait pour Yvette. Que tu me parles un peu, s’il te plaît. Et puis, je te laisse tranquille.
— Dans ce cas, je vais me servir un verre.”
Quand je garde Yvette, je mange un sandwich et je bois de l’eau, mais maintenant qu’elle dormait et que sa mère était près d’elle… Dans son sommeil, Violaine l’entendrait respirer. Et demain, ce serait dimanche, elles auraient toute la journée devant elles pour s’occuper l’une de l’autre. Pour visiter les boutiques qu’elles trouveraient ouvertes. Pour déjeuner au restaurant. Et, quant à moi, il était largement l’heure de mon whisky du soir.
“Il y a de la Vodka au frais, a-t-elle dit.
— Merci. Mais je vais chercher chez moi ce qu’il me faut.”
Il suffisait de traverser le palier. Nos portes se font face. J’ai fait de la lumière juste assez pour mesurer la dose de Glenfiddich que je versais dans mon verre, puis j’ai éteint, j’ai refermé la porte et je suis revenu m’asseoir sur le même canapé, auprès de la même Louise Brooks, avec un seul verre à la main. Je ne voulais pas qu’elle boive.
Elle n’avait pas bougé de son fauteuil, elle me regardait d’un drôle d’air, elle hésitait, puis elle a dit: “Comment étais-tu quand tu étais jeune, Quentin? Tu as bien des photos? Montre-moi des photos! Et tu étais marié?
— Je n’ai pas de photos et j’étais beaucoup plus délabré à l’époque que tu me vois maintenant. Tu n’as aucun regret à avoir, je n’aurais pas fait l’affaire.
— Je suis sûre que tu étais très beau. Et tu étais marié?
— J’ai connu une mauvaise période, et oui j’étais marié. J’avais renoncé à être professeur pour devenir écrivain, mais ça ne marchait pas. J’ai laissé ma femme travailler toute seule pendant cinq ou six ans sans arriver à rien. Puis, nous avons eu un enfant et, après deux ou trois ans encore, elle est partie avec lui. Elle s’est envolée. Alors, j’ai recommencé à enseigner dans les collèges. J’ai pensé qu’en vivant seul, je pourrais travailler mieux à mes projets de romans, mais je réussissais seulement à boire beaucoup, à fumer beaucoup et à prendre des médicaments. Je t’assure que je n’étais pas beau à voir.
— Et comment t’en es-tu sorti?
— En devenant portier de nuit à l’hôtel Meurice. Je voulais me renseigner sur le métier de portier et sur la vie de l’hôtel pour écrire une histoire. Je n’ai pas écrit l’histoire mais le propriétaire de l’hôtel s’est intéressé à moi, il m’a pris en amitié, et c’est lui qui m’a appris à vivre, comme s’il était mon père.
— Il vit toujours?
— Non, il est mort dans son pays, à Tel Aviv. Mais avant de mourir, il a fait de moi son successeur.
— Et maintenant, tu ne bois plus, tu fréquentes la salle de sport, le stand de tir, et tu t’occupes de cinéma! Et tu t’occupes de moi!
— Non, je m’occupe de la petite Yvette. Tu es trop grande pour que je m’occupe de toi. Et maintenant que je t'ai tout dit, il faut dormir!”

(Premier mai 2024)

dimanche 19 mai 2024

L'enfant, l'école et la langue

  1. La fonction de l'école a toujours été de fournir aux enfants des dispositifs favorables à l’apprentissage de l'écrit. On fait entrer un groupe d’enfants dans la machine et, si la machine fonctionne bien, ils apprennent à lire et à écrire. Cela, nous le savons. Cela a été démontré par des millénaires de tradition dans toutes civilisations du monde qui disposent de l'écrit. Au centre de ces dispositifs, il y a le maître. Le maître est celui (ou celle) qui fait fonctionner la machine, ce qui suppose qu’il la connaisse bien, qu’il ait été formé à son utilisation, mais ce n’est pas lui qui l’a inventée, tout juste peut-il y apporter ici ou là tel minime perfectionnement, et dans la plupart des cas il n’a qu’une idée très approximative de la manière dont celle-ci opère sur ses élèves. Car savoir dans quelles conditions les enfants apprennent à lire et à écrire n’implique pas de savoir comment ni pourquoi ils le font. Et cette part de méconnaissance est bien inévitable par le fait que deux enfants n’apprennent jamais au même rythme, de la même manière ni pour les mêmes raisons. 
  2. La manière dont les enfants apprennent l'écrit est conditionnée par le rapport qu’ils entretiennent avec la langue (que je suis tenté d'écrire lalangue, à la manière de Jacques Lacan). Elle dépend de savoir: 
    1. Quelle langue ils parlent à la maison;
    2. Si, à la maison, on leur a lu des histoires, ils ont appris des chansons, des comptines;
    3. Si leur prononciation est correcte, si en répétant des comptines ils ont été capables déjà de scander les syllabes en frappant dans leurs mains;
    4. Si la maîtresse ou le maître est gentil, s’il se montre bienveillant, s’ils ont envie de lui plaire parce qu’il a de beaux yeux, une jolie voix;
    5. Si les premiers mots qu’on leur demande d'écrire sont choisis dans des phrases qu’ils aiment répéter, si certains de ces mots, par exemple, désignent leurs animaux favoris, réels ou légendaires (beaucoup de fillettes adorent les licornes, beaucoup de garçonnets sont très intéressés par les dinosaures, mais pas toutes ni tous);
    6. Si la nuit d’avant, ils ont bien dormi, s'ils ont fait de beaux rêves, ou si, derrière la porte de leur chambre, ils ont entendu leurs parents se crier dessus;
    7. Et de bien d’autres facteurs personnels de ce genre. 
  3. Je veux dire que les différentes manières dont les enfants apprennent à lire et à écrire ne dépendent que très accessoirement de leurs cerveaux, ceux-ci étant grosso modo tous les mêmes tandis que leurs histoires personnelles sont toutes différentes, et que la manière d'apprendre ne peut donc être décrite et modélisée que très accessoirement par les sciences cognitives. Et je veux dire aussi que, même d’un point de vue strictement pédagogique, la question ne devrait pas se poser en termes de méthodes, mais bien plutôt en termes d'outils, de dispositifs, ou d’environnements. Et j’ai parlé de la diversité des enfants, j’aurais pu parler aussi bien de la diversité des maîtres et des équipes pédagogiques. Si un maître aime La cane de Jeanne de Georges Brassens, et s’il se sent assez fort pour enseigner l'écrit à ses élèves en s’appuyant sur cette chanson, qu’il le fasse: il y a toutes les chances alors qu’il y réussisse très bien.
  4. Les apprentissages scolaires, pour les enfants comme pour les maîtres, sont d'abord affaire de liberté et de désir.

vendredi 17 mai 2024

L'école de la langue

  1. L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue. Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit.
  2. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que l'école aura désormais comme mission prioritaire d’enseigner les valeurs de la République, il n’en restera pas moins que les valeurs de la République appartiennent à l’ordre de la langue. Et que si l’ordre de la langue n’est pas reconnu pour tel, comme l’ordre le plus fondamental, auquel nous sommes tous soumis, les lois et valeurs de la République resteront lettres mortes.
  3. Or, en quoi cette rencontre avec l'écrit est-elle décisive? En ce que, bien sûr, l'écrit n’a rien de naturel. Il s'apprend pour autant qu’il s’enseigne. Les correspondances entre graphèmes et phonèmes sont, dans notre langue, irrégulières. Il n’existe pas de règles générales qui permettent de prédire comment se prononcera une lettre, ni comment s'écrira un son. Et elles se combinent avec des règles d’orthographe grammaticale qui rendent plus difficile encore pour les enfants de reconnaître les mots et plus encore de les écrire. 
  4. Cette difficulté est si redoutable, l'école se montre si peu capable d’en venir à bout, qu’on est tenté aujourd'hui d’en prendre son parti. Ce qui signifierait, non pas de renoncer à l'écrit mais, à tout le moins, de réduire l'écrit à l'épaisseur d’une simple transcription de l’oral, ce qu’on obtiendrait selon deux scénarios: 1) celui consistant à simplifier notre orthographe (ce qui s'avère presque impossible, sauf à la marge), et 2) celui consistant à compter pour rien (ou pour très peu) les fautes d’orthographe commises par les élèves (scénario qui s'institutionnalise dans le mode de notation du bac, et qui permet à des élèves ne sachant pas le français, ou très peu, de l’obtenir).
  5. Et en cela, on commet une bévue, car ce qu'on fait alors ne consiste en rien d’autre qu’à reculer pour ne pas sauter. Qu’à reculer pour ne pas se résoudre encore à enseigner la langue qui n’est sous aucun de ses aspects un élément naturel, ni sous aucun de ses aspects un code dont il suffirait de connaître les principes pour produire ou comprendre tous les énoncés possibles, mais qui est le fruit d’une longue tradition collective, à laquelle chaque locuteur participe, dans laquelle oral et écrit ont partie liée, dans laquelle oral et écrit ne font qu’un, mais dont la mémoire n’est contenue nulle part ailleurs que dans l'écrit.
  6. L'écrit est l'école de la langue. La différence entre un rappeur et Marcel Proust tient à ce que le second possédait un vocabulaire et une syntaxe bien plus riches que le premier et qu’en cela, sa liberté était plus grande. Ce n’est pas mépriser le premier que de le dire. La tradition du blues, par exemple, nous a appris qu’avec peu de mots et peu de notes on peut atteindre une puissance émotionnelle remarquable, et que cette puissance émotionnelle suffit à faire d'une chanson une œuvre d’art à part entière, mais la liberté du chanteur de blues n’en demeure pas moins plus étroite que celle de Marcel Proust. Or, la rencontre avec le livre s'opère pour certains déjà dans le milieu familial (comme ce fut le cas pour Marcel Proust), tandis que pour l’immense majorité des autres, il faut attendre l'école, et il faut encore que l’école remplisse sa mission qui consistera à apprendre aux élèves que la langue leur vient de l’extérieur, qu'ils n’en sont pas les maîtres et possesseurs, ni qu’il leur suffirait d’en apprendre les principes, mais qu’elle s’apprend des autres, auprès des autres, jour après jour, tout au long de la vie. Et que ceux qui sont les plus disponibles pour nous l’apprendre, les plus patients et les plus talentueux, sont ceux qui ont écrit. Dans leurs écrits.
  7. Le laxisme de l'école se soutient et se justifie de la position des socio-linguistes qui nous répètent que la langue évolue. Qu’elle n’est plus aujourd'hui celle de Molière ni d’André Gide. Et qu’elle n’est pas dans le 93 la même que dans les quartiers chics. Ce qui rendrait vain d’attendre que tous les jeunes, un jour, parlent la même. Or, cette position appelle deux objections majeures.
    1. La première consiste à se demander si la langue ne fait qu'évoluer ou si, au gré de cette évolution, elle ne s’appauvrit pas. Quand nous lisons les articles scientifiques des chercheurs d’aujourd'hui, nous sommes souvent frappés par la simplicité et la précision de la langue dont ils usent. Celle-ci n’est pas très différente de celle leurs prédécesseurs, en même temps que souvent elle nous paraît plus claire, plus efficace, plus coupante (si je pense au rasoir d'Ockham). En revanche, quand nous écoutons des chanteurs populaires, nous avons le sentiment que l’outillage linguistique mis en œuvre est bien plus pauvre, bien plus rudimentaire que celui de Georges Brassens, de Leonard Cohen ou de Bob Dylan.
    2. La seconde objection consistera à dire que si un être parlant nait et grandit dans le 93, il ne devrait pas être condamné pour autant à y demeurer le reste de ses jours. Et que, pour l’en sortir, il n'y a que l'école pour autant que celle-ci reste l'école de la langue, c’est-à-dire celle de l'écrit.
  8. Chaque fois que des violences se commettent dans les établissements scolaires ou autour d’eux, on nous redit que ces jeunes n’ont pas appris les règles du “vivre ensemble”, qu’ils sont manipulés par les réseaux sociaux et les fanatiques religieux. Et on nous dit aussi que c’est la faute des familles. Mais, très bizarrement, on ne parle pas de l'école, du rôle que celle-ci aurait dû jouer et que manifestement elle n’a pas joué. La relative impuissance de l'école, dans laquelle la nation investit tant d’argent, qui mobilise les talents de tant de professeurs, et qui attache les jeunes pendant si longtemps, reste un tabou dans notre pays.
  9. La langue est l'école de la loi. Et c’est cette école de la loi que l'école néglige. Traditionnellement, les enfants allaient à l’école pour apprendre la langue, et la langue leur apprenait qu’ils n'étaient pas seuls au monde, que leur liberté personnelle était soumise à un ordre qui les dépassait et qui les incluait. Et visiblement, ce n’est plus le cas aujourd'hui.
  10. L’école ne se justifie que d'être celle de la langue. Et la première chose qu’elle a à enseigner, c’est qu'on ne parle jamais qu’avec les mots des autres. Que la langue est un ordre dans lequel chacun peut s’exprimer dans la mesure où il accepte d'y être soumis.
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Cette note ramasse une série d'échanges que j'ai eus avec Michel Roland-Guill, en particulier le dernier en date de ce dimanche 12.


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Voir aussi

jeudi 2 mai 2024

Une affaire d'élégance

Ma cousine Marie-Claude qui dit un jour, au milieu d’un repas de famille (je devais avoir treize ou quatorze ans, et elle à peine plus vieille): “Christian, il ne marche pas, il danse”. Comme j’en ai été touché. Mais une élégance, un raffinement, qui ne s’opposent pas à la culture populaire, qui s’appuient sur elle, qui tendent à la promouvoir en la nourrissant de beaucoup de choses distinctives de ce qu’on appelle la culture bourgeoise. En la faisant échapper à tout ce qui m’a toujours paru vulgaire chez les gens riches, à ce qui est vulgaire chaque fois aussi qu’on veut montrer qu’on a des goûts élevés, qu’on est instruit.

Pourquoi j’ai été tellement sensible à La Distinction de Pierre Bourdieu. Voir aussi mon Rêve de la cellule du PCF.

Il m’arrive de dire ces derniers temps que je ne fais pas partie de ceux qui écrivent pour donner le change aux éditeurs, mais pour trouver un registre d’élégance (d’acceptation, de simplicité) qui me convienne. 

Une conversation téléphonique, ce matin, avec Michel, où nous disions que les professeurs de français attendent d’abord de leurs élèves qu’ils pensent comme eux. Qu’ils partagent avec eux, non pas tant l’amour et la connaissance de la langue, que des valeurs et des goûts qui se distinguent et qui s’opposent tout à la fois à ceux du peuple et à ceux de la bourgeoisie entrepreneuriale et commerçante. Pour ma part, je n’ai rien contre la culture populaire, ni contre la culture entrepreneuriale et commerçante, et encore moins contre la culture des artistes qui ne sont pas eux-mêmes des bourgeois, ou dont il importe peu qu’ils le soient ou qu’ils ne soient pas.

Ce qu’on appelle “culture bourgeoise” n’est rien d’autre que la récupération du travail des artistes, d’un côté par les riches, de l’autre par les pédants. Car eux-mêmes ne sont jamais que des artisans en même temps que des gens du spectacle, quelque chose comme des forains (je pense tout de suite à Shakespeare, à Rameau, à Mozart, à Seurat). Aussi, lutter contre la culture dite bourgeoise revient à donner raison aux riches et aux pédants, à leur concéder que la culture des artistes leur appartiendrait, ce qui n’est pas le cas, même quand celle-ci est très savante, très instruite des auteurs anciens, de la culture classique (et là, je pense à Poussin).

Francis Ponge écrit: “Dans une gavotte de Rameau, toute la France danse, de façon à la fois noble et joyeuse, aristocratique et paysanne, enthousiaste et spirituelle: grave et gracieuse à la fois.”

Pour ma part, je veux dire que je ne vois pas bien la différence entre Raymond Chandler et Charles Baudelaire, entre John Huston et Milton Caniff, entre Bach et Thelonious Monk. Il me paraît évident que tous ces gens sont de la même famille, à laquelle j'appartiens aussi. Et que je n'ai rien de mieux à faire que poursuivre la tradition, avec les moyens qui sont les miens, avec amour et humilité.