mercredi 14 août 2024

En Arles

C’est en Arles, au plus chaud de l’été. Sur une rive du Rhône, un peu à l’écart de la ville, le bâtiment est long comme un navire et haut de quatre étages seulement. Un bâtiment moderne, construit pour accueillir des logements sociaux.

Au quatrième étage, les appartements communiquent par un couloir extérieur du haut duquel on voit la surface noire du fleuve sous le ciel étoilé.

C’est au milieu de la nuit, plutôt vers la fin d’une nuit d’été. Tout le jour durant et encore au début de la nuit, on a attendu qu’il y ait un peu d’air, un peu de vent pour agiter les roseaux. Et c’est seulement maintenant, à deux ou trois heures du matin, qu’on sent un souffle de fraîcheur, et Lucien est alors comme un fantôme qui glisse sur la galerie du quatrième étage, qui longe les appartements et du haut de laquelle on regarde le Rhône.

Mais du Rhône, à cette heure, il n’y a rien à voir qu’une surface noire, à peine irisée ici ou là par la clarté des étoiles, avec sur la rive opposée les touches colorées que mettent trois de ces fins bateaux de charge à fond plat, gréés à voile latine, des tartanes qu’ici on appelle des allèges.

Lucien glisse sur le couloir extérieur, à peine vêtu d’un caleçon et d’un tricot de corps, pour fumer une cigarette, peut-être deux, qu’on a renoncé à lui interdire de fumer puisque, de toute manière, quoi qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas maintenant, il mourra bientôt.

L’histoire tient à la joliesse de ce qu’il voit et qui le fait sourire en passant devant l’enfilade des appartements.

Lucien connaît tout le monde dans l’immeuble et tout le monde le connaît, même les enfants. Et tout le monde sait qu’il va mourir bientôt de sa maladie du poumon, mais la perspective de cette mort n’effraie ni lui ni personne.

Il dit qu’il a bien vécu. La chaleur de ces journées le tue, et encore au début de la nuit, il ne peut pas dormir, il ne peut pas s’étendre, il reste assis sur un fauteuil, à côté de son lit, avec son appareil respiratoire, sa pompe à air dans le nez, et chaque respiration est pour lui une épreuve. Il doit la négocier avec d’infinies précautions. Mais il sait qu’à deux ou trois heures du matin, il y a presque chaque nuit un court moment de répit. Où l’air est plus frais.

Tout le début de la nuit, Lucien attend le moment de répit où il pourra se lever et faire les quelques pas qu’il fait jusqu’au bout du couloir extérieur, du haut duquel il voit le Rhône. Et avec lui, il emporte alors son paquet de cigarettes et un briquet. Même si peut-être il ne pourra pas fumer une seule de ces cigarettes, tout juste peut-être une bouffée.

Ce qu’il voit dans les appartements, et qui le fait sourire — Les appartements dans leur enfilade ouvrent sur le couloir par des baies vitrées derrière lesquelles les habitants font glisser des rideaux. Mais quand c’est l'été, qu’il fait très chaud, on finit par ne plus fermer les vitres ni tirer les rideaux.

On dort, nu, en pleine ouverture sur la nuit d'été. Sur les étoiles. On dort ou on essaie de dormir.

Ou plutôt on dort dans la chambre conjugale qui se trouve ailleurs, en retrait dans l’appartement, et à deux ou trois heures du matin, on se réveille, suffocant, le corps baigné de sueur, les draps baignés de sueur, alors on se lève et, comme un somnambule, on va au salon qui ouvre sur le couloir et sur le fleuve. Et, sur le cisal de la moquette, on entend une serviette de bain et on se couche dessus.

Et bientôt on y est rejoint par l’autre qu’on avait laissé dans la chambre. Et bientôt on y est rejoint par l’enfant qui vient s’ajouter à ses deux parents.

Leurs trois corps nus vautrés sur une seule serviette de bain, éclairés par les étoiles et peut-être (on peut rêver) par deux ou trois bougies parfumées qu’on a laissé allumées pour qu’elles chassent les moustiques.

Les trois corps nus, plus ou moins emmêlés, dans la splendeur de leur jeunesse, et Lucien qui passe alors et qui les voit et leur sourit.

Je pense qu’il sourit à l’enfant parce que c’est l’enfant qui le voit. Pas les autres. L’enfant est assis, tandis que ses deux parents se sont rendormis. C’est lui qui veille. Et Lucien n’est peut-être pas Lucien mais plutôt le fantôme de Lucien parce que Lucien est déjà mort.

Un seul sourire échangé entre l’enfant et lui, pour saluer la beauté des deux corps endormis, s’amuser un peu de leur jeunesse et de leur nudité, comme celles d’autres enfants à peine grandis, sortant du bain. Et aussitôt, Lucien s'éloigne.

Il marche (il glisse) jusqu’au bout du couloir extérieur où il fume enfin sa cigarette (ou son fantôme de cigarette) en regardant le fleuve, sous les étoiles qui éclairent les trois tartanes aux coques de bois coloré, comme celles peintes par Vincent Van Gogh.

Vincent Van Gogh, 1888

lundi 12 août 2024

La halte

Avant ma rencontre avec Louise, mon expérience de la montagne se résumait à peu de choses. Il y a pourtant une histoire, une seule, dont je me souviens, ou dont je crois me souvenir. Elle se situe au moment de mon entrée à l’université, j’avais donc dix-huit ans. Mes parents étaient partis en Suède où habitaient ma sœur aînée avec son mari et leurs deux enfants. J’avais obtenu de ne pas les accompagner, ce qui me laissait libre de mes occupations. J’allais à la plage, au cinéma, le soir à des concerts. Mes journées étaient plutôt vides, mais je ne m’ennuyais pas, et je crois que j’aurais pu continuer à flotter ainsi, sans voir à peu près personne, jusqu’au retour de mes parents, si un jour un camarade ne m’avait pas appelé au téléphone. Il me dit que son frère vient le chercher en voiture pour l’emmener avec lui à la montagne, et il me propose de faire le voyage avec eux.

Mon camarade s’appelait Dominique. Il habitait au haut de l’avenue Buenos Aires, tout près du lycée du Parc Impérial, et il avait la passion de réparer les postes de radios, les tourne-disques et les enregistreurs sonores qui lui tombaient sous la main. Le meilleur garçon du monde mais avec un physique et des habitudes qui contribuaient à faire de lui un personnage curieux. Il était en effet petit et rond comme, à cet âge, on n’a pas envie de l'être. Il avait dans l’allure quelque chose de Bilbo le Hobbit, ce qui ne l’incitait pas à voyager mais plutôt à vivre retiré du monde. Ses parents étaient presque toujours absents. Quant à lui, il ne sortait guère que pour acheter du matériel électrique, des glaces, des chips et des magazines illustrés. Il profitait d’un joli balcon qui dominait le terrain de sports de notre lycée, et sur ce balcon, une table lui servait d'établi. Il y transportait le poste de radio ou le magnétophone qu’il avait acheté d’occasion ou que quelqu’un d’entre nous, connaissant son talent, lui avait apporté comme au vétérinaire on apporte un animal malade, qui ne respire plus qu'à peine, qu’il faut réanimer. Il pouvait rester là des journées entières occupé à ses travaux. Et, entre deux opérations délicates, il s'adonnaient à la lecture de bandes dessinées. Dominique n'était pourtant pas un ermite. Quand vous veniez sonner à sa porte, vous le retrouviez toujours avec, sur les lèvres, le même sourire espiègle en même temps qu’un peu triste. Il était comme quelqu'un auprès de qui vous vous êtes fait attendre et qui se retient de vous le reprocher. Il vous amenait sur son balcon pour vous montrer le poste de radio à l’intérieur duquel il était en train d'effectuer une soudure. Vous vous empressiez alors de lui parler de la guitare de Jimmy Hendrix ou des dispositifs acoustiques de Karlheinz Stockhausen que vous veniez de découvrir. Vous pensiez alors qu'il aurait, les concernant, quelque information sensationnelle à vous livrer, du point de vue technique, que vous pourriez utiliser ensuite pour briller devant les autres. Mais vous vous trompiez. Car, quant à lui, quand il écoutait de la musique, c'étaient plutôt des chansons bavardes et farfelues de Boby Lapointe.

Et ce Dominique avait un frère aîné qui était tout le contraire de lui. Daniel était grand mais surtout mince, souple et musclé, avec des yeux d’acier dans un visage brun, brûlé par le soleil. Il avait arrêté ses études. Depuis un an, il gérait une petite station de ski, sur la commune de Pra-Loup, du côté de Barcelonnette. Et comme c'était l'été, que la station était déserte, on lui avait laissé à garder un hôtel, où il y avait de menus travaux à effectuer. Et il avait imaginé d’inviter là des camarades et d’amener son frère. Et c’est dans ces circonstances que j’ai fait le voyage avec eux, depuis Nice, à l'arrière d’une deux-chevaux Citroën qui penchait dangereusement dans les virages et où j'étais brinqueballé comme un sac de pommes de terre.

Que s’est-il passé à Pra-Loup pour que je ne sois pas resté? Rien de très marquant, plutôt une question d'atmosphère. Les invités de Daniel étaient deux couples de son âge et sa petite amie du moment, qui arrivait de Lyon, si je me souviens bien. Mais Daniel était un personnage aussi sombre et manipulateur que Dominique était naïf et droit. Il laissait entendre, dans chacun de ses propos, que les deux autres filles avaient elles aussi été ses maîtresses, et qu’elles pourraient le redevenir à la première occasion, sans qu’elles ni les autres garçons ne lui opposent rien. Quant à Dominique et moi, nous ne comptions pas, ou nous comptions si peu: nous étions les témoins. Et que nous puissions recevoir une récompense, dans les jours à venir, pour avoir bien tenu ce rôle, si nous le tenions bien, cela ne semblait pas exclu. Je croyais même en lire la promesse dans certains sourires que m’adressaient les belles amies de Daniel, et Daniel lui-même. Mais tout cela eût vite fait de m’exaspérer, et je préférai partir.

J’ai emprunté un autobus qui allait vers le sud. Je m’attendais à être rendu à Nice avant le soir, mais l’autobus suivait un itinéraire compliqué, s'arrêtant devant des fermes, des hameaux. À midi, des paysans ont partagé avec moi une miche de pain, du saucisson, un peu de fromage et du vin qui piquait. Dans mon souvenir, tout se passe comme si je m'étais trouvé en pays étranger, comme si ces gens avaient parlé une autre langue, que nous nous étions compris avec des mimiques et des gestes. Au milieu de l'après-midi, l’autobus a fait halte sur la place d’un village et je suis descendu. Cette place était ornée de platanes. La terrasse d’un café-restaurant complétait le décor. Je me suis assis à une table et j’ai commandé une bière. Je n'étais pas le seul client. Certains se sont tournés vers moi mais il n’y avait pas d’hostilité dans leurs regards. Ils n’étaient pas surpris de voir arriver chez eux un randonneur de mon âge, avec un sac à dos et de lourdes chaussures aux pieds. Depuis le matin, le ciel avait été limpide, la chaleur étouffante, et maintenant le soleil déclinait dans un or tamisé par le feuillage des arbres sous lequel des silhouettes grises disputaient une partie de pétanque. On entendait tinter les boules. La place dessinait une terrasse dominant la vallée. Au fond de la vallée grondait un torrent, dont le bruit résonnait dans la nuit que je passai à l'hôtel. J’avais dîné dans la salle à manger, on m’avait indiqué une chambre et j’ai gardé cette chambre dans les jours qui ont suivi.

Combien de temps suis-je resté dans ce village? Combien de temps a duré la halte que j’y ai faite, qui n'était peut-être pas une halte mais qui marquait plutôt un carrefour de ma vie? Je ne saurais le dire. Il me semble à peu près certain que, quand je suis revenu à Nice, mes parents étaient déjà de retour de Suède. Mais le plus bizarre dans l’affaire est que mon souvenir de cette période inclut plusieurs variantes dont il est très peu probable qu’aucune corresponde aux faits. Dans l’une, bien sûr, je deviens l’amant de la patronne de l'hôtel. Le premier matin, elle entre dans ma chambre quand je finis ma toilette et que je me rase, debout devant le lavabo. La lumière rentre à flot par la fenêtre ouverte. Elle éclate sur le miroir devant lequel je me rase (mais me rasais-je, alors, et était-ce bien avec de la mousse blanche et un rasoir mécanique?) et presque aussitôt nous nous roulons, nus, sur le lit défait. Dans une autre, je trouve à m’employer dans le seul garage du village, où le patron m’apprend à faire les vidanges puis quelques menues réparations sur des voitures et des motos, et comme il est content de moi, il m’offre une vieille Triumph qui prenait la poussière au fond de son atelier et que je dois remettre en état, avec cette difficulté à résoudre que certaines pièces nous manquent, que nous devons faire venir d’Angleterre. Dans une autre, j'apprends à pêcher à la mouche et je vais avec ma moto pêcher dans les trous du torrent où Geneviève (c’est le nom de la patronne de l'hôtel) finit par me rejoindre. Dans une autre, c’est maintenant l’automne, il commence à faire froid, le vent souffle sur la place, il racle sur le sol les feuilles des platanes dénudés. Maintenant, il commence à neiger, et je suis devenu l’instituteur du village. C’est un métier difficile mais que j’apprends avec passion. Le soir, je lis les ouvrages des grands pédagogues libertaires. Le jour, je projette pour mes élèves, sur le tableau noir de notre salle de classe où j’ai tendu un drap, Les enfants du paradis de Marcel Carné. Maintenant Geneviève est enceinte, elle a grossi, elle tricote de la layette et nous attendons le bébé au retour du printemps. Oui, tout se passe comme si quelque chose de moi était resté là-bas, ou comme si un autre moi-même avait continué de vivre là-bas, et que maintenant j’y étais vieux, que j’y avais pris ma retraite d'instituteur, et que j’avais un fusil et un chien pour partir, le matin, à la chasse.

samedi 10 août 2024

Estenc

Il m’a fallu quatre ans pour retourner à Estenc. Plusieurs fois, j’avais annoncé à mes enfants que je comptais sortir ma voiture du garage pour retourner là-bas, et ils m’avaient répondu que je ne devais pas me presser, que j’avais tout le temps devant moi, mais que oui, bien sûr, si je m’en sentais capable, pourquoi pas? Et j’avais cru comprendre qu’au moins une fois notre fille y avait passé une nuit en compagnie de deux amies de sa mère qui, étaient comme elle férues de montagne, et qu’à cette occasion elles avaient fait ensemble la ballade rituelle de l’Estrop qui nécessite plusieurs heures de marche et qui culmine à plus de 2900 mètres. Mais je n’avais pas le même courage qu’elle, pas la même force, et chaque fois, au dernier moment, j’avais annulé ma réservation.

Chaque fois, au téléphone, j’avais eu affaire à Zoé, et celle-ci ne m’avait pas demandé si je comptais venir seul, ce qui me donnait à entendre qu’elle était informée de mon veuvage. Mais cette fois, au printemps, j’ai pu me décider. J’avais demandé à Zoé de me réserver l’un des petits chalets en bois blond que ses parents ont fait construire, au fil du temps, pour s’ajouter à l’accueil de la ferme, et que je connaissais pour y avoir effectué de nombreux séjours. Des maisons de poupées où nous avions nos habitudes. Où nos enfants avaient chaussé leurs premiers souliers de marche. Où, de mon côté, j’avais eu le temps de lire une bonne partie de la Divine Comédie en édition bilingue, avec la traduction de Jacqueline Risset. Et j’avais dans l'idée d’y passer deux ou trois nuits, pas plus, mais le réconfort moral que j’y ai aussitôt trouvé, et qui était pour moi tellement inattendu, m’a fait y demeurer pendant plusieurs semaines.

Un voyage en voiture, le plus souvent dans les Alpes, puis un séjour à Estenc: tel fut le programme de nos vacances d'été durant toute la période où nos enfants ont voyagé avec nous, et nos habitudes n’ont pas beaucoup changé par la suite, si ce n’est qu’à présent nous étions deux, tandis qu’auparavant nous étions quatre, comme les Beatles dont les chansons que nous répétions avec eux, parmi d’autres musiques, nous accompagnaient partout où nous allions sur les routes, le plus souvent au hasard. Et ce n’est pas que nous nous soyons abstenus de voyager ailleurs, mais les autres voyages étaient réservés à d’autres moments de l'année. À quoi je dois ajouter que le thème de la montagne était porté par Louise, qui avait séjourné à Estenc déjà lorsqu'elle était enfant, tandis que celui des voyages en voiture était de ma propre inspiration. Et ces deux thèmes se combinaient pour former ensemble une seule composition, que nous interprétions de nouveau chaque été avec d’infimes variations, et qui était comme notre chef d’œuvre, l’apanage (ou le blason) d’une famille heureuse, à ceci près qu’une famille heureuse ne dure qu'un moment, et que l’intuition de sa fin nous avait habités, Louise et moi, dès que nos enfants ont commencé à voyager sans nous, vers d’autres destinations, avant de m’obséder de manière plus sourde et douloureuse dans les dernières années qui ont précédé la maladie de Louise, et la noirceur de cette idée (ou de cette prémonition) était telle alors, et tellement irrationnelle, que je n’en disais rien.

vendredi 9 août 2024

Sur la route

Il faisait nuit. Je roulais sur une route des Alpes. Je suis entré sous un tunnel et aussitôt j’ai vu la voiture arrêtée en travers de la chaussée, les phares allumés et l’homme debout devant le capot. Il pouvait s’agir d’une Ford Ranger. Le lendemain, je devais dire à la police d’Albenga que je n’étais pas sûr d’avoir bien vu mais qu’il pouvait s'agir d’une Ford Ranger, modèle Pick-up. Et l’homme n’attendait pas de secours, il n'était pas en panne. Il avait arrêté son véhicule au milieu du tunnel, il en était sorti, décidé à s’en prendre à la première voiture qui entrerait sous le tunnel, et comme c'était la mienne, il me barrait la route, vêtu comme il l'était d’une ridicule panoplie de cowboy, le Stetson sur la tête, en brandissant une arme.

C'était un pistolet mitrailleur. Ne me demandez pas le modèle, je ne connais rien aux armes. Et son visage était hilare. À la fois hilare et terrifiant. Alors, je me suis arrêté. Je n’ai pas coupé le moteur, surtout pas, mais je me suis arrêté et, pendant une poignée de secondes, je suis resté figé, les mains sur le volant. Je l’ai observé, et lui aussi ne me quittait pas des yeux. Cent mètres nous séparaient, peut-être moins, et son visage était fendu d’un grand sourire et, d’une main levée au-dessus de sa tête, il brandissait une arme de combat.

J'étais pris de terreur, je ne pouvais pas réprimer le tremblement de mes mains posées sur le volant, j’ai pensé que ce type était fou, en pleine crise de démence, qu’il ne fallait surtout pas que je m’avance, à aucun prix. Un mètre de plus, je me suis dit, et il aurait fait crépiter son arme dirigée vers moi, sans cesser de sourire. J’ai entamé un demi-tour, comme j’ai pu, la route n'était pas large, il a fallu que je m’y prenne à deux fois et, tandis que je manœuvrais, je surveillais le type dans mon rétroviseur. Je m’attendais à ce qu’il remonte dans sa voiture pour fondre sur moi en faisant crisser ses pneus sur l’asphalte, comme on voit dans les films, pour me rattraper et me dépasser, sur ma gauche ou sur ma droite, avec de brusques accélérations et coups de freins, en tenant d'une main son arme sortie par la vitre ouverte, et en tirant de courte rafales partout sur ma voiture.

Il n’aurait pas tardé à éclater mon pare-brise, me couvrant ainsi d'éclats de verre, mon visage et tout le haut de mon corps auraient été percés, ensanglantés comme ceux d'un saint martyr assailli par les flèches des centurions romains, puis il aurait fini par m'atteindre une bonne fois à la tempe, ma voiture se serait alors arrêtée, par la force des choses, et je serais tombé mort, le front posé sur le volant, comme quelqu'un qui s’incline, qui prie ou qui renonce, par la force des choses, ai-je dit encore, mais ce n’est pas ce qui est arrivé.


Il faut croire que ce n'est pas ce qui devait se produire cette nuit-là. Que le ciel en avait décidé autrement. En effet, en sortant du tunnel, je l’ai aperçu une dernière fois dans mon rétroviseur, qui riait en brandissant son pistolet mitrailleur, le Stetson sur la tête. Vous pensez bien, ai-je dit le lendemain à la police, que je ne suis pas prêt d’oublier cette image d’épouvante, ni la peur qui m’a tenu éveillé tout le reste de la nuit que j’ai passée à l'hôtel. Une fois dans ma chambre, je suis resté debout derrière la fenêtre, à guetter les SUV qui passaient lentement, comme des pachydermes un peu endormis, et dont je craignais que l’un d’eux ne se gare au pied de l’immeuble et qu’un homme en descende, pourquoi pas coiffé d’un chapeau de cowboy?

Ma chambre était au second étage d’un hôtel moderne et haut, à la façade blanche dressée devant la mer.

dimanche 4 août 2024

Joseph, 2

Je passe devant des cafés, parfois je les aperçois de loin, et je pense à Joseph. Je me dis: Était-ce ici que je dois imaginer qu’il serait venu se perdre? Et d’abord, d’où venait-il quand je l’ai vu pour la première fois chez nos grands-parents? Il avait fait son service militaire dans la Marine nationale et il l’avait prolongé de deux ans. Mais avant cela? Il avait grandi à Alger, à la garde de son père que je ne connaissais pas, dont je ne savais pas le nom, puis un jour, quand il avait seize ans, son père l’avait chassé de chez lui, il lui avait fermé sa porte, et Joseph était parti sur les routes, sans carte d’identité et sans argent, et sur quelles routes, dans quels pays avait-il passé ces années d’errance et de misère avant de s’engager dans l’armée et de faire le tour du monde, plusieurs fois, à bord d’un destroyer? J’avais du mal à croire aux tours du monde à bord d’un destroyer, mais pourquoi pas, après tout? Et d’abord, comment pouvait-il se faire que ma tante, que je connaissais si bien, qui paraissait si douce, n’ait pas eu la garde de cet enfant quand elle avait divorcé de ce premier mari? Quelle faute avait-elle pu commettre? Et ensuite, échangeait-elle des lettres avec ce pauvre enfant? Ou n’étaient-ce pas plutôt mes grands-parents qui avaient gardé le lien?

Oh, where have you been, my blue-eyed son?
And where have you been, my darling young one?

Au sortir de l’armée, il se retrouve à Nice, chez nos grands-parents. Il y a son lit dans un couloir où il lit des romans policiers. Le jour, il travaille sur des chantiers dont il change souvent. Le soir, après dîner, il ressort dans une ville qui lui est étrangère, et bien sûr il pousse la porte des cafés, certains où il prend des habitudes, où il trouve sa place parmi d’autres mauvais garçons. Le jeu, l’alcool, les filles, les cigarettes, tout ce dont les autres hommes de notre famille se sont toujours gardés. Il faut que ce soit dans l’un de ces cafés qu’il fréquente le soir que l'idée d’un casse soit évoquée pour la première fois, entre trois ou quatre hommes assis au comptoir, qui parlent à voix basse, qu’il y soit associé, je veux dire le premier casse auquel il a participé et qui devait le conduire en prison. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une agence bancaire qu’ils avaient attaquée dans la banlieue de Paris. Un agent de sécurité avait été abattu. Joseph n’était pas le tireur mais il était armé. Et il en avait pris pour cinq ans. Et donc, à sa sortie de prison, il revient ici. Il retrouve sa chambre, encore que notre grand-père soit mort, le seul homme qui se soit jamais intéressé à lui, qui ait fait mine de prêter l’oreille à ses fanfaronnades, qui ait partagé avec lui sa bouteille de vin, qui lui ait donné un peu d’argent, rien que pour ses cigarettes. Et comme c’est l’été et qu’il peut s’accorder un peu de temps avant de trouver du travail, il va à la plage.

And what did you hear, my blue-eyed son?
And what did you hear, my darling young one?

Chaque matin, il descend à pied de Gorbella jusqu’à la plage. Puis, quand il a fini de se baigner, de regarder les filles sans oser leur parler, de se brûler au soleil, il s’achète un pan bagnat sur le cours Saleya et il remonte lentement, toujours à pied, par les mêmes boulevards, jusqu’au nord de la ville où il retrouve notre grand-mère. Et tout le reste de la journée, il reste à relire ses romans policiers, qui n’ont pas quitté les étagères de sa chambre, au-dessus de son lit étroit, pendant les cinq années de son absence, et le soir il dîne avec elle de ce qu’elle a préparé, une tortilla le plus souvent avec de la salade. Et peut-être un camembert ou une pointe de brie. Et pendant une heure encore, en finissant tout seul sa bouteille de vin, et en fumant les mêmes Gauloises qu’avait fumées notre grand-père, il l’écoute parler d’Hussein Dey, de l’hippodrome du Caroubier où notre grand-père soignait les chevaux de course, où il était aimé de tous, où on disait de lui qu’il était un as dans son métier. Où il riait comme un enfant (je n’ai pas besoin de photos pour voir son visage, il est inscrit dans mon cœur). Et puis sagement, il retourne dans sa chambre et se remet à lire. Sa veilleuse reste allumée jusque tard dans la nuit. De son lit, notre grand-mère en voit la clarté qui filtre sous la porte. Et puis, elle s’endort sans qu’elle soit éteinte.

And it's a hard, it's a hard
It's a hard, it's a hard
It's a hard rain's a-gonna fall

Combien de semaines, combien de mois, Joseph est-il resté sans retourner dans les cafés qui exerçaient sur lui une puissante attraction? 

samedi 3 août 2024

Joseph, 1

Joseph est revenu habiter chez sa grand-mère au début de l'été. Il avait vingt-six ans et il sortait de cinq années de prison. Entre temps, son grand-père était mort. Son grand-père et sa grand-mère étaient aussi les miens, car nous étions cousins. Sa mère était la sœur aînée de ma mère. Elle avait eu Joseph d’un premier mariage, à Alger, puis elle était venue vivre à Nice avec son nouveau mari et elle y avait eu deux autres enfants. Quand mes parents ont décidé de quitter l'Algérie, j'avais cinq ans, et c’est à Nice que j’ai découvert ma tante, son mari et leurs deux enfants, et j’ignorais alors l’existence de Joseph.

La première fois que j’ai vu Joseph, c’était chez nos grands-parents. Je devais avoir neuf ans et il en avait dix de plus que moi. J’allais dormir chez mes grands-parents une fois par semaine, dans le petit appartement qu’ils habitaient du côté de Gorbella. C’était un logement très pauvre et biscornu, où j’aimais retrouver les parfums de ma petite enfance algéroise. La même pauvreté, le même dénuement.

Ma grand-mère était une matrone espagnole encore dans la force de l’âge. Elle était invariablement vêtue d’une blouse qu’elle lavait le soir, dans l’évier de la cuisine, pour la remettre au matin. Elle tirait les cartes, elle nous nourrissait de cocas à la frita (chaussons garnis de poivrons et tomates), de tortillas et de poulets farcis. Mon grand-père était triste, parce qu’il n’avait pas pu reprendre son métier de maréchal-ferrant depuis qu’il était à Nice. Mais ils m’entouraient tous deux d’une tendre affection. Et un jour j’ai découvert que Joseph habitait chez eux. On m’a dit qu’il était le fils de ma tante Mireille et j’ai compris que je ne devais pas chercher à en savoir davantage.

Maintenant je retrouve Joseph chaque fois que je vais dormir chez eux. Il occupe un couloir. Au-dessus de son lit, des étagères où il aligne des livres de la Série noire. Il en achète un, il le lit jusque tard dans la nuit, puis il le range avec les autres. Je ne me souviens pas qu’il se soit jamais adressé à moi. Qu’il m’ait jamais vu. Mais je l’observe. Il dîne assis à côté de mon grand-père. Ils partagent la même bouteille de vin. Il ne parle qu’à lui, non pas des chantiers où il travaille mais des cafés qu’il fréquente le soir, quand il ressort. Il est question de bagarres et peut-être de filles que les garçons comme lui rencontrent dans les bars. Et mon grand-père jette un regard vers moi et il hoche la tête, sans rien dire.

À intervalles réguliers, ma mère insiste pour que mon père lui trouve un nouveau travail, et mon père s’exécute une fois encore, une dernière fois, dit-il, mais il le fait à contrecœur. Il dit et il répète que Joseph est un bon à rien, un voyou, qu’il n’a pas de métier, qu’il se montre insolent avec les contremaîtres. Et mes parents se disputent. Et cela dure deux ou trois ans, avec des éclipses et des réapparitions de Joseph, toujours chez nos grands-parents, jusqu’au jour où je comprends que je ne le reverrai plus avant longtemps, parce que Joseph a participé à un braquage, à Paris, et qu’il est en prison.

Et donc, quand il sort de prison, quatre ou cinq ans plus tard, notre grand-père est mort et c’est notre grand-mère qui l’accueille. Et c’est alors que commence un été puis un automne dont je n’ai pas été le témoin, dont je ne sais à peu près rien, et qui ont été les derniers avant qu’il ne retourne en prison. Et qu’à sa sortie de prison, bien des années plus tard, il ne meure sans qu’aucun de nous ne l’ait jamais revu.

J’étais parti étudier à Paris, et je n’ai rien su alors, pendant cette période de quelques mois où, de nouveau, il a habité chez ma grand-mère. Et si ma mère ne m’a rien dit de Joseph quand nous nous parlions au téléphone (ou des bribes peut-être, à la nuit tombée, quand je l’appelais d’une cabine de la rue Saint-Jacques, et que mon père ne devait pas être à côté d’elle pour l’écouter), et s’il n’existe plus aujourd’hui aucun témoin que je puisse interroger, aucune photo, aucune lettre dont je puisse étayer mes souvenirs, il y a bien longtemps maintenant que je suis revenu à Nice, que j’habite dans les mêmes quartiers nord où ma grand-mère habitait, que je parcours les mêmes rues que parcourait Joseph, alors bien sûr je pense à lui. Et, en dépit des décennies qui sont passées, nos silhouettes se confondent.

L’été commence et il est bien peu probable que Joseph trouve du travail avant que celui-ci finisse. Alors, en attendant, il faut qu’il s’occupe et, chaque matin, il retourne à la plage. 

mardi 30 juillet 2024

Présences réelles

C’est le Vendredi saint de 1955, je marche avec ma grand-mère et ma mère sur une colline où il y a des eucalyptus, jusqu'à parvenir à une église dans l'ombre de laquelle nous faisons le signe de croix, allumons un cierge et disons quelques mots d’une prière avant de repartir. Le souvenir dit que nous visitons les églises une après l’autre à l’occasion du Vendredi saint, et que celui-ci précède de quelques semaines notre départ pour la France, pour mes parents et moi. Et ensuite, quand nous sortons de l’église, il se met à pleuvoir, une pluie très fine qui dessine au soleil comme un rideau de soie, et je me souviens aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer dans la même luisance de la pluie mêlée au soleil. Le souvenir est d’une beauté parfaite. Le souvenir dit que je sais alors que notre pèlerinage précède de quelques semaines notre départ pour la France. Et il dit aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer, mais il ne les montre pas. Par les yeux du souvenir, je ne les vois pas. Elles se perdent dans la luisance de la pluie mêlée au soleil du soir.

Je ne suis jamais retourné à Alger, et il est probable maintenant que je n’y retournerai pas. Je ne possède aucune photo, aucune lettre, aucun objet hérité de mon enfance. J’ai longtemps songé à commencer par une enquête. Je me serais rendu chez une vieille cousine (je sais laquelle). Elle m’aurait accueilli dans sa salle à manger au décor un peu kitch. Sur la table, nous aurait attendus, à côté de ses albums de photos, une assiette de pâtisseries confectionnées par elle, exprès pour l’occasion, sans doute de celles qu'on appelle des montecaos, de tradition andalouse, qui sont faits au saindoux, saupoudrés de cannelle. Elle nous aurait servi le café dans des tasses trop grandes. Enfin, j’aurais posé mon enregistreur sur la table, je l’aurais déclenché et je lui aurais dit: Raconte. Mais je sais que je ne le ferai pas, ou peut-être que le ferai plus tard, quand j’en aurais fini de raconter d'après les quelques souvenirs que je garde, qui sont à moi et qui m’ont accompagné jusqu'à présent.

C’est l'été, d’Alger ou de Nice, je ne sais plus. De l’une puis de l’autre ville sans doute. Avant et après l’exil. Je suis debout devant l'évier, à côté de ma mère. Elle fait couler de l’eau du robinet pour m’en faire boire un verre. Elle dit qu’il faut qu’elle coule un peu pour en avoir de la plus fraîche. Elle met la main sous l’eau puis elle y avance un verre qu’elle remplit puis renverse plusieurs fois. Puis elle en boit d’un seul trait tout un verre, puis de nouveau elle remplit ce verre et me le tend. Et elle me dit: Quand on a soif, il n’y a rien de meilleur que l’eau. Dois-je énumérer tout ce que nous n’avions pas

Maintenant, c’est dans les premiers temps que nous sommes à Nice. Mon père a commencé par vendre des cartes postales et des crayons dans la rue. Puis il est devenu agent d’assurances. Il se déplaçait à bicyclette. Il allait assez loin ainsi, non seulement à travers la ville mais jusqu’à Cagnes-sur-Mer ou à Villefranche. Il emportait des sandwichs et quand il revenait, le soir, il nous racontait la beauté des paysages qu’il avait vus. Du vert, de l’eau, des fleurs partout, nous disait-il. Et la mer telle qu'elle se montrait du haut de la corniche. Et maintenant il a trouvé à se placer comme aide-comptable dans le grand garage Renault qui est presque en face de chez nous. Il est le seul algérois parmi les employés, et ceux-ci l’accueillent bien, encore qu’ils se moquent un peu de son accent, comme lui se moque du leur qu’il imite le soir, à son retour chez nous. Et un dimanche, trois ou quatre d’entre eux l'emmènent avec eux à la campagne. Cette campagne est à Sospel, et le soir il en revient avec une cagette remplie de figues. La cagette est posée sur une table autour de laquelle nous nous tenons debout, devant la fenêtre ouverte, et ma mère et moi mangeons les figues tandis qu’il nous raconte quelle route de montagne ils ont dû parcourir pour arriver là-bas. Les virages en épingles à cheveux, les ravins dans lesquels ils ont failli verser, le vertige. Il se moque de lui-même, des frayeurs qu’il a eues, qu’il n’aura pas cachées, qu’il aura même exagérées pour amuser ses camarades. Et ma mère et moi rions avec lui, en continuant d'ouvrir les figues et d'y plonger les dents, heureux et fiers que nous sommes de sa vaillance.

Il nous a fait une place ici, sans l'aide de personne d'autre que ma mère, et sans jamais se plaindre. Nous communiquant au contraire, jour après jour, son courage et sa joie. Ce fut un temps. Ensuite, il y en eut d’autres.

lundi 29 juillet 2024

Les sports et la culture

Je prenais le café il y a peu sur la place Garibaldi avec Laure Quignard et Patrick Allemand quand, au détour de la conversation, Patrick nous a dit que, selon lui, les animateurs de clubs sportifs étaient aujourd'hui les vrais hussards de la République. J’ai applaudi à cette idée, et elle m’est revenue à l’esprit, l’autre soir, en regardant à la télé la cérémonie d’ouverture des JO.

Je me suis dit que nous étions en train d’assister à un évènement historique d’une portée considérable, qui consistait dans la rencontre nuptiale et jubilatoire des sports et de la culture.


Je ne suis pas assez bon connaisseur de l’histoire des sports pour juger s’il s’agissait là d’une première. Si je me trompe, on me corrigera. Mais c’est ainsi que j’ai vécu ce moment.

Nos responsables politiques échouent, depuis des décennies, à réformer l'école. À lui donner plus de tranchant. À alléger le poids que la bureaucratie académique fait peser sur elle. À la faire davantage aimer des professeurs, aussi bien que des élèves et de leurs parents. On s’épuise à vouloir donner le bac à tout le monde, au point qu’il ne signifie plus rien. On renonce à faire aimer la langue et les mathématiques, et pendant ce temps, en marge de l'école, nos jeunes se réjouissent de pratiquer des sports toujours plus exigeants, dans l’exercice desquels ils apprennent tout à la fois à respecter des règles et à se dépasser, en même temps que les mêmes (ou d’autres) se livrent à des expériences artistiques toujours plus audacieuses et toujours plus échevelées. Et tout cela dans une dimension collective qui fait, de chaque réalisation, de chaque entraînement, de chaque répétition, de chaque performance, l’occasion d'une fête.

Il me paraît évident que la société française repose aujourd'hui sur trois piliers, qui sont 1) celui des institutions démocratiques, 2) celui de l’économie, et 3) celui des sports et de la culture conjugués.

Je veux croire que cette conjugaison des sports et de la culture sera de plus en plus étroite dans les années à venir. L’admission de la breakdance au rang des disciplines olympiques en est le signe. Et le vieil instituteur que je suis s’en réjouit au plus haut point. Quel bonheur! Quel bon augure pour l’avenir!


vendredi 19 juillet 2024

Where Is My Love

“J’aurais dû être avec les autres quand la police a envahi le squat de la rue Pierre Pietri, mais Arthur m’avait envoyé dans un appartement de la cité Aristote, à Bon Voyage. Vous connaissez?
— Oui, bien sûr. Que faisais-tu là-bas?
— J'étais chargé de peindre les murs. Depuis le début, j'étais chargé de petits travaux de peinture. Cela se passait dans des appartements qu'ils squattaient pour y accueillir des migrants, sans doute aussi des personnes qui étaient recherchées par la police mais que je n’ai jamais vues. Je prenais tout mon temps. Il me fallait un mois pour faire le travail qu’un autre aurait réalisé en trois jours. En plus, je pouvais rester des semaines sans rien faire parce que j’étais malade. Ils ne m’en faisaient pas le reproche. Ils me soignaient. Et d’habitude, le soir, quelqu’un venait me chercher en voiture pour me ramener au squat de la rue Pierre Pietri où je partageais le repas et où je dormais avec eux. Mais ce soir-là, ils m’avaient oublié. Cela arrivait quelquefois, et j’ai dormi dans le même appartement où je travaillais sans me poser trop de questions. Ce n’est que le lendemain matin, quand je suis allé boire un café au PMU du coin… Il était question de l’attentat. Sur l'écran de télévision où on suivait, l’après-midi, les arrivées des courses de chevaux, on voyait des photos de l'attentat, des vidéos d’interviews de la victime et d’autres personnes qui lui rendaient hommage, et on disait que les complices étaient activement recherchés. Alors, il n'était pas question d'eux… Mais tout de suite j’ai eu peur. J’ai essayé d’appeler Arthur, mais son téléphone ne répondait pas. Alors, j’ai eu encore plus peur, et je suis retourné à l’appartement où j’avais mon chantier
— Et ensuite, quelqu’un est venu te dire que tu pouvais trouver refuge en Algérie?
— Oui, quelqu’un de là-bas. Trois jours étaient passés. On avait annoncé l’arrestation des autres membres du groupe, et ma photo avait été publiée en première page de Nice-Matin
— Ils t’ont proposé de l’argent pour payer le voyage?
— Oui, mais j’ai refusé. Je ne connaissais pas ces gens. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis imaginé que ce pouvait être un piège. Et puis, j’ai pensé à Abel. Je me suis souvenu qu’il avait repris le bail d’un hôtel situé à Caucade, près de l’aéroport. Alors, j’ai traversé la ville en craignant de me faire arrêter.” 


L’hôtel Marilyn fait partie des villas d’allures modestes, à la façade blanche, précédées d’un jardin, qui s’alignent dans l’avenue du Docteur Émile Roux, tout à l’ouest de Nice. On se demande à quels touristes timides il peut bien convenir. Il semble mieux fait pour accueillir les amants de passage, mais aussi des couples de retraités qui y prennent pension parce qu’ils s’y sentent comme chez eux, avec le soleil en plus et des roses sous leurs fenêtres.

Abel m’avait demandé d’arriver un peu tard, quand il aurait fini de servir ses clients et que ceux-ci auraient regagné leurs chambres. Et d’abord, nous avons dîné tous les trois, et j’ai été surpris que le menu fût le même que celui que j’avais partagé un jour, sur le port, avec les patrons de La Barque rouge et leur chanteuse. Des tranches de foie persillé, cuites à la poêle, accompagnées de tagliatelles.

Nous avons bu du vin. Abel a fait la conversation. Il a parlé du bruit que les avions faisaient dans le ciel. Certains clients s’en plaignaient mais ceux qui restaient plus longtemps en prenaient l’habitude. Surtout les plus vieux. Ils disaient qu’il était rassurant de savoir ainsi que le monde continuait de fonctionner. Que c’était comme le bruit des sirènes des voitures de police et celui des ambulances qu’ils entendaient la nuit. Eux ne servaient plus à grand chose, disaient-ils, mais qu’au moins les avions continuent d’atterrir en douceur, et que les ambulances continuent de transporter les malades, et que les pompiers courent éteindre les incendies avant que les habitants des immeubles ne sautent par les fenêtres! Que demander de plus au monde et à la vie? La France était tout de même un beau pays! Et pendant tout ce bref repas, Arsène n’a pas dit un seul mot. Il a bu plus que nous. Mais ensuite, Abel a allumé une cigarette, il s’est levé pour débarrasser la table et, comme j’ai voulu l’aider, il m’a répondu que non, qu’il fallait maintenant que j’emmène Arsène faire une promenade au grand air. “Il n’attend que cela, m’a-t-il dit. Il t’attendait depuis trois jours. Prenez votre temps. Je crois qu’il a beaucoup de choses à te raconter.” Et c’était la première fois, depuis que nous nous connaissons, qu’Abel me tutoyait.

Et alors, ça n’a pas fait un pli. À peine nous étions-nous éloignés que, sans préambule, Arsène a commencé à me raconter tout ce que j’ignorais encore.

Il m’a expliqué comment le groupe commandé par Arthur avait pris soin de lui. Comment il avait pu survivre en marge de ce groupe sans se sentir complètement perdu. Sans se noyer. Il a dit: “Ils parlaient devant moi, c’est vrai, mais ils savaient que je ne les écoutais pas, que j’avais l’esprit ailleurs. C'était surtout le soir, quand nous allions manger notre couscous au restaurant de chez Kader, où nous étions les seuls clients, derrière le rideau de fer à demi baissé, et où il y avait toujours de la musique. Ensuite, nous rentrions en marchant lentement dans la rue déserte. Je marchais derrière eux. C’était le moment où Arthur prenait Maria Luisa par le cou. Il tenait une cigarette dans l’autre main, et il continuait de parler. Maria Luisa était plus grande que lui. Ils étaient rigolos. Arthur parlait pour les autres en même temps que pour elle. Il faisait son métier de chef. De nuit comme de jour, il ne cessait pas d’expliquer, de raconter. Mais à présent, c'étaient plutôt des anecdotes concernant des aventures qui s'étaient déroulées ailleurs, dans d’autres villes. Souvent en Italie. Et c'était le moment où les autres riaient avec lui. Leurs voix résonnaient dans la rue déserte, sur la façade grise de l’église Saint Étienne. Parfois c'était Frida, parfois c’étaient les deux qu’il prenait par le cou, et elles se trouvaient ainsi emportées avec lui comme s’ils avaient volé, pas très loin du sol, plutôt comme s’ils avaient glissé sur des tapis volants ou sur des courants d’air.

Puis, il m’a parlé de ses habitudes de peintre, des visites que Maria Luisa venait lui faire, à l’heure du déjeuner, dans les appartements où il s’employait tant bien que mal à repeindre les murs. Où elle lui disait les doutes, les espoirs, les tourments que lui inspirait son amour pour Arthur. Où elle lui parlait de l’Irlande où elle aurait voulu aller vivre avec lui. Et comment ils finissaient par s’endormir en écoutant la pluie qui tombait dans la cour, derrière les fenêtres ouvertes.

Enfin, après longtemps, il m’a parlé d’Elvire. Il m’a raconté cette soirée étrange où ils avaient pique-niqué sur la plage, avec leurs amis, avant de remonter à pied, seuls tous les deux, dans l’obscurité, jusqu’à se retrouver à la terrasse d’un glacier qui formait un îlot de lumière. J’avais compris la chaleur étouffante qui collait les vêtements sur la peau, et la présence soudain de cet homme en chemise blanche qui semblait trop bien connaître Elvire, sans s'étonner d’ailleurs qu’elle fût avec Arsène. Mais ils étaient si jeunes, et c’est seulement alors que j’ai pu lui demander si, depuis cette lointaine époque, il l'avait revue. Et il m’a répondu que oui, oui, bien sûr, un certain nombre de fois, quand il était imprimeur, depuis qu’il était revenu de Paris.
“Oui, oui, a-t-il redit encore. Mais combien de fois, je ne saurais le dire. Elle m’appelait à mon bureau et elle me disait: ‘Ce soir, demain, s’il te plaît, tu m'emmènes promener dans ta belle voiture? Tu veux bien?’ J’avais alors de belles voitures. Et nous allions nous promener ainsi sur les routes des collines. Des nuits entières à errer, à parler, à nous arrêter n’importe où dans les vignes de Bellet, à couvrir les vitres avec la buée de nos souffles. Puis, nous sortions pour faire quelques pas dans les chemins creux. Parfois il faisait froid et nous tremblions de tous nos membres en nous tenant la main. De là-haut, vous savez, on voyait les pistes de l’aéroport mieux qu’on ne les voit d’ici. Et puis nous repartions sans savoir où aller, juste pour errer jusqu'au petit matin.
— Et tu dis que c'était elle parfois qui t’appelait?
— Non, c'était elle toujours. Quant à moi, je n’osais pas le faire. Je n’avais aucune place dans sa vie. Je ne voulais pas déranger sa vie. Elle avait des enfants, un vrai métier. Et moi, qui étais-je pour la solliciter, pour la distraire, qu’avais-je à lui offrir, même si je ne pensais qu’à elle? Elle était la personne la plus merveilleuse du monde et, malgré mes belles voitures, je n'étais qu’un voyou.
— Tu n’étais qu’un voyou, Arsène, mais elle t’a aimé!
— Ne dis pas cela, professeur! Peut-être que je mens. Peut-être que j’exagère. Tu sais comme j’ai bu! Je ne sais pas combien il y a eu de fois pendant toutes ces années. Peut-être dix, peut-être cinq, peut-être deux seulement.
— Peu importe combien de fois, Arsène. L’important, c’est qu’elle t’a appelé.
— Tu es gentil, professeur. Tu lui diras que nous avons parlé d’elle et que je l’ai aimée.”
Et c’était la première fois qu’à son tour, il me tutoyait.


Le lendemain, à l’aéroport, il a été arrêté. Il a été mis en prison et quatre mois plus tard, il a été libéré pour raison de santé. Nous nous sommes vus une fois dans un café. Il est venu chez moi, un soir, et nous avons dîné en écoutant de la musique. Il ne pouvait plus boire, il ne pouvait plus fumer, il fermait les yeux pour écouter la musique. Je lui ai fait écouter Where Is My Love de Cat Power. Il est mort bientôt après.

Au crématorium de l’hôpital Pasteur, nous étions quatre: Elvire, Maria Luisa, Abel et moi. J’avais apporté quelques photos de Contes, Elvire en avait apporté d’autres. Nous les avons alignées sur un banc.
“Vous pourriez en faire un petit livre”, a dit Maria Luisa.
“Il faudrait y ajouter un texte”, a dit Abel.
J’aurais aimé y ajouter leurs voix.


mardi 16 juillet 2024

Le fugitif

Un soir, le téléphone a sonné. C'était Abel. J'étais resté sans nouvelles de lui depuis la faillite de l’imprimerie, mais j’ai reconnu sa voix. “Allo, monsieur Morel, c’est Abel. Vous vous souvenez de moi?” Aussitôt j’ai deviné la raison de son appel. Après un si long silence, il ne pouvait pas avoir d'autre motif. Ma voix tremblait mais je voulais penser que je me trompais peut-être. J’ai parlé comme celui qui ne veut pas savoir. J’ai dit: “Oui, bien sûr, Abel. Que devenez-vous depuis si longtemps?”

Il devait être onze heures du soir. Je regardais un film. Abel avait trouvé mon numéro dans l’annuaire. Il n’a pas fait mine de répondre à ma question. Il a dit: “Je vous appelle parce qu’Arsène est chez moi, à l'hôtel.
— À l'hôtel?
— Oui, je suis propriétaire d’un petit hôtel, à Caucade, et Arsène est venu se réfugier chez moi. C’était il y a trois jours. Il est recherché par la police. Mais vous devez le savoir. Vous avez lu les journaux?”

Si je le savais! Julius Orbach avait fait une conférence à Nice, au Centre Culturel Méditerranéen. Il était connu comme l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Walter Benjamin, mais en cette occasion il avait parlé des Récits hassidiques de Martin Buber sur lesquels il avait publié un important ouvrage déjà traduit en plusieurs langues, et la même conférence avait déjà été donnée dans plusieurs autres villes. Et partout où il était passé, le public avait été nombreux et enthousiaste. Mais déjà à Londres et à Bruxelles, de petits groupes de protestataires avaient levé des pancartes dénonçant, en la personne du philosophe, un agent du Mossad. Julius Orbach, professeur émérite de l’université de Tel Aviv, était-il aussi un agent du Mossad? Un journaliste de France-Culture s'était permis de lui poser la question. Julius Orbach avait éclaté de rire et déclaré en français (une langue qu’il parlait avec un fort accent mais à la perfection) que si on attendait de lui une réponse, il était préférable de venir le chercher sur le sujet de ses livres. Et le journaliste en question se l'était tenu pour dit. Mais hélas, après la conférence, le taxi qui le ramenait à son hôtel avait été assailli par des motards. La première salve de kalachnikov avait fait éclater les vitres et criblé le philosophe qui se trouvait à l'arrière. Son secrétaire, qui était aussi son garde du corps, avait réussi à se dégager. Il avait roulé sur le sol, pistolet au poing, et il avait abattu les deux motards. Mais lui-même avait été touché, et il devait mourir, la nuit suivante, sur la table d'opération.

En l’espace d’une heure, Nice était devenue le centre de l’attention et de l'émoi de la presse du monde entier. L’assassinat de Julius Orbach faisait les gros titres. Il soulevait l’indignation. On avait retracé les grandes étapes de sa carrière. Des chefs d'état, des artistes, des intellectuels avaient voulu lui rendre hommage. On avait exhumé l’enregistrement d’un entretien avec Philip Roth où il disait (en anglais) tout ce qu’il devait à l’enseignement d’Emmanuel Levinas. Surtout on avait rappelé la liste interminable des assassinats terroristes commis, au fil des décennies, au nom de la cause palestinienne. Car on ne doutait pas que l’assassinat d’Orbach s’inscrivait dans la même série. Et dès l’aube du lendemain, un vaste coup de filet avait été effectué dans les milieux radicaux de Nice et de ses environs. Et c’est ainsi que, pour la première fois, j’ai entendu parler du squat de la rue Pierre Pietri et du groupe auquel appartenait sans l’ombre d’un doute les deux assaillants. Et comme la rue Pierre Pietri est adjacente de l'église Saint Etienne où j’avais mes habitudes lorsque j'étais enfant, je me suis souvenu du bar du KWa, situé tout près de là, à l’angle de la rue Vernier et de la rue Dabray. Je me suis souvenu de ce jour d'hiver où j’avais aperçu Arsène derrière la vitre, qui se tenait debout au comptoir, devant un verre de rhum, et où j'étais entré pour vérifier que je ne me trompais pas, que c’était bien lui, et pour tenter vainement de renouer le contact. Et le groupe d’étudiants qui étaient alors assis à une table voisine, et qui m’avaient impressionné par leur beauté et par leur gravité, par leurs yeux cernés dans des visages trop pâles, et par les quelques mots que j’ai pu entendre, sortant de la bouche de celui qui paraissait leur chef, où il était question de colonialisme, de la Nakba, de l’occupation de la Cisjordanie, de résistance, de résistance encore, j’ai cru les revoir aussi, et en un instant j’ai eu l’intuition que les deux assaillants figuraient sur l’image.

Je n’en ai rien dit à personne, et d'abord, dans la presse, il ne fut pas question de lui, de mon ancien élève, mais deux jours plus tard son portrait figurait en première page des journaux avec son nom écrit en toutes lettres. Il était recherché. Il avait trempé dans cette affaire. Et maintenant il était traqué comme un animal. 


J’ai dit: “Il est chez vous? Je ne vois pas bien ce qu’il espère. Il doit se rendre à la police. Il faut lui dire cela, qu’il doit se rendre à la police. Et au plus vite.
— C’est bien ce que j’essaie de lui faire entendre, mais il parle de prendre un avion.
— Pour aller où?
— Il dit que des gens qui se trouvent en Algérie ont pris contact avec lui, par un intermédiaire, et qu’ils l’attendent.
— Cela n’a pas de sens. L’aéroport est surveillé. Il sera arrêté.
— Il le sait, mais il veut tenter sa chance. Il dit qu'il est malade, qu’il ne lui reste pas longtemps à vivre et qu’il ne veut pas finir en prison.
— Mais il ira en prison, et vous aussi, vous aurez à vous expliquer avec la police. Enfin, Abel, il est bien temps qu’il se souvienne de vous. Vous ne lui devez rien. Il vous a causé déjà assez d’ennuis. Ou est-ce que je me trompe?
— Je ne peux pas le chasser, je ne peux pas le dénoncer, monsieur Morel. Et il me parle de vous.”
J’ai fait mine de ne pas entendre. J’ai dit: “Tel que je vous connais, j’imagine que vous lui avez donné de l’argent pour acheter son billet d’avion?
— Exact. Je lui ai même donné des vêtements propres et des médicaments. Il tousse, il est maigre, on croirait qu’il dort sous les ponts depuis des mois. Il dit qu’il n’est pour rien dans cet assassinat. Qu’il ignorait tout de ce projet. Qu’il a été accueilli par ces jeunes gens quand il était au plus mal, mais qu’ils ne l’ont jamais mêlé aux affaires de leur groupe.
— On veut bien le croire! Comment auraient-ils pu lui faire confiance? Là n’est pas la question. Et que veut-il de moi?
— Il me parle de vous, de ses années au lycée de Contes, et d’une jeune fille qu’il a connue là-bas. Il dort dans la journée, et la nuit, quand les autres clients sont montés se coucher, il n’en finit pas de me parler de cette personne à laquelle je comprends qu’il n’ose pas s’adresser, et à laquelle peut-être il voudrait faire passer un message. Et il me dit que vous restez le seul à les avoir connus quand ils étaient ensemble.”  


On raconte qu’une boutade courait dans les studios hollywoodiens de l’époque héroïque, selon laquelle, quand une histoire finit bien, c’est qu’elle n’est pas finie. J’avais pu croire que l’histoire d’amour entre Arsène et Elvire était finie depuis longtemps. Qu’elle n’avait été qu’une chimère d’adolescents, qu’elle s’était dissoute dans l’air comme les rêves s’effacent au réveil. Qu’eux-mêmes l’avaient oubliée, qu’il ne restait que moi pour en garder le souvenir et pour confondre notre faubourg ouvrier de la vallée du Paillon avec la Vérone du conte de Shakespeare. Et voilà qu’Abel m’annonçait qu’au moins dans le cœur du garçon, ce vieil amour parlait encore. Mourir, dormir, rêver peut-être… Selon toute apparence, Arsène était arrivé au bout de son chemin. Mais avant que la police ne l’arrête et qu’il ne meure, il suffirait que je me rapproche de lui, que je l’interroge, que je l’écoute, pour que leur belle histoire finisse comme un roman.

lundi 15 juillet 2024

Génèse


Mes histoires reposent sur la distinction entre impressions de lieux et intrigue.

Au départ, il y a des impressions rencontrées dans des lieux. Il s’agit de lieux épars, séparés, qui me sont familiers ou qui ne le sont pas, et qui ne communiquent pas, comme s’ils étaient incompatibles. Et ces impressions peuvent me venir de l’enfance, être restées en réserve dans ma mémoire depuis de nombreuses années, ou avoir surgi tardivement, un beau jour.

Elles se composent toujours de plusieurs éléments, mais elles appartiennent toujours à l’ordre de l’imaginaire, ce qui veut dire qu’elles n’ont pas de sens, qu’elles ne me disent rien, que je peux à la rigueur essayer de les décrire, de les évoquer (de les montrer), ce qui est très difficile dans la mesure où le “film de la parole” ne permet pas de faire des plans fixes, de s’attarder sur rien, à la différence du “film des images” (M. Duras, à propos d'India song, 1975, voir aussi la place donnée au temps et aux plans fixes dans le cinéma de Chantal Akerman), mais surtout il se trouve que je ne peux pas dire ce qu’elles me disent, pas même les nommer, les répertorier autrement que par le nom du lieu où elles ont été éprouvées, ce qui est très insuffisant.

D’abord, elles ne sont pas symbolisables. D’où le risque pour elles (et pour moi) qu’elles se perdent, qu’elles n'accèdent jamais au rang de ce que Gilles Deleuze appelait les percepts, par quoi il désignait les ensembles de perceptions ou de sensations qui survivent à celui qui les éprouvent, et qui sont en cela l’apanage des artistes.

Puis, avec le temps, il arrive que ces impressions se peuplent de personnages que je finis par nommer. Une intrigue se dessine à l’intérieur de laquelle les impressions de lieux s’organisent en nombre et en série, mais aussi se creusent et se précisent.

Je veux dire par là que les impressions de lieux génèrent des intrigues. Mais aussi qu’en retour, les intrigues sélectionnent parmi les impressions disponibles dans ma mémoire, dans mon stock personnel, qu’elles les rangent en séries, et qu’ainsi elles les conservent en même temps qu’elles les précisent, les creusent, les enrichissent, leur donnent de l’épaisseur, un contour plus net, au prix de quoi il devient possible de les partager avec d’autres.

“Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir / Du passé lumineux recueille tout vestige” (Ch. Baudelaire)

Au prix de quoi peut-être elles me survivront.