dimanche 1 septembre 2024

Voyage au Mexique

Un autre jour il m’a dit: Je vous ai vu au Mexique avec votre femme. Vous aviez un appareil photo entre les mains, un Rolleiflex je crois, vous faisiez du tourisme et là, vous étiez devant la pyramide de Kukulkan que vous essayiez de faire entrer dans la photo. Cela vous dit quelque chose?
MOI: Nous ne sommes jamais allés là-bas. Vous êtes sûr que c’était nous?
LUI: L’image disait que c’était vous.
MOI: Quel âge avions-nous?
LUI: Oh, vous étiez jeunes, la quarantaine peut-être.
MOI: Quand nous avions quarante ans, nos enfants étaient petits, ils voyageaient avec nous. Jamais nous n’avons voyagé sans eux. Ou peut-être deux ou trois fois à Paris, et une fois à Londres. Pas davantage. Ils n’étaient pas sur la photo?
LUI: Non, il n’y avait que vous sur la photo, et aucun autre touriste. Vous sortez d’une forêt où volent des perroquets ou des oiseaux de ce genre, et soudain, dans une clairière, la pyramide apparaît devant vous. Et votre femme se tient dans votre dos, tandis que vous vous approchez juste assez pour faire entrer la pyramide dans la photo. Comme on la voit, votre femme est très belle. Très lumineuse. Elle est prise de profil, dans un instant où elle se tourne, si bien que son visage est flou.
MOI: Le pire, c’est que ça ressemble assez! (Rire.) Où avez-vous pêché cela?
LUI: Et je ne veux pas m'appesantir sur le sujet, je ne voulais même pas vous en parler, mais puisque nous y sommes, autant le dire: il y a beaucoup d’autres photos aussi qui défilent à toute vitesse, associées à celle-ci.
MOI: Je ne comprends pas.
LUI: Oh, quantité de photos qui sont prises, non pas devant la pyramide mais dans votre chambre d’hôtel.
MOI: Dans notre chambre d’hôtel?
LUI: Oui, dans votre chambre d’hôtel. Vous êtes des touristes, il faut bien que la nuit vous dormiez quelque part, et même que vous fassiez la sieste, pendant de longues heures de la journée, quand il fait trop chaud pour sortir, et que vous preniez des douches. Est-ce que je me fais comprendre?
MOI: Oh, oui, maintenant je vois très bien. Vous essayez de me faire entendre que, sur ces photos, ma chère femme est dévêtue.
LUI: Elle l’est, en effet. Et pardon, mais je vous y vois aussi.
MOI: Moi aussi? Comment cela?
LUI: Cette chambre a beau être petite, elle n’en est pas moins meublée d’un grand lit, toujours défait, et d’une petite table en bois sur laquelle sont posées une machine à écrire et une rame de papier. Et puis, il y a un miroir. Un grand miroir. Vous imaginez la chose, ou faut-il que je vous fasse un dessin?
MOI: Vous voulez dire que, dans cette chambre, on nous voit tous deux dans le miroir?
LUI: Exactement. Sur beaucoup de photos, l’appareil que vous tenez entre vos mains apparaît dans le miroir, au premier plan, et votre femme se tient à côté de vous. Vous lui avez demandé de s’approcher assez pour entrer dans le cadre. Et elle se montre fièrement. D’une manière très digne et très belle. Vous pouvez me croire, ces images n’ont rien d’indécent.
MOI: Vous m’avez presque convaincu. Et puis, au point où nous en sommes, dommage que je ne les voie pas, moi aussi, ces photos. Que je ne les aie pas gardées.
LUI: Ne vous plaignez pas. Grâce à moi, grâce au pauvre fantôme que je suis, maintenant vous les verrez.
MOI: Mais on ne m’avait pas dit que vous étiez un assassin?


samedi 31 août 2024

Dialogue avec un fantôme

J'étais assis sur un banc de la Promenade des Anglais, devant la mer. C'était au début d’un bel après-midi d’octobre. J'étais descendu d’Estenc, le matin, pour un rendez-vous chez le dentiste. J'étais passé chez moi pour arroser mes plantes, j’avais déjeuné d'une pizza derrière la gare du Sud et maintenant j’attendais l’heure de mon rendez-vous en me chauffant au soleil. Et je ne sais pas où j’en étais de mes réflexions quand il est venu s’asseoir à côté de moi. Je ne l’ai pas vu arriver et je ne me suis pas tourné vers lui, mais le Stetson me cachait le soleil. D’abord il n’a rien dit et, en attendant qu’il ouvre la bouche, je m'étonnais de ne ressentir aucune frayeur. Presque aucune surprise. Je trouvais la situation plutôt cocasse. Pour peu, j’aurais pouffé de rire. Qu'avais-je à faire de me tourner vers lui? Il était plus grand que moi. Son ombre devait me dépasser de quinze bons centimètres. Alors, j’ai dit: "Cette fois, vous n'êtes pas armé.” Il a répondu: “Il faut croire que non.” Puis, après une hésitation, il a ajouté: “L’autre jour, en Italie, je vous ai menacé?” C'était une question. J’ai dit: “Vous brandissiez une arme.” Et lui: “Oui, c’est vrai. J’étais sous un tunnel et je brandissais une arme.”

Je me souviens mal de ce que nous nous sommes dit encore. Quelque chose comme:
LUI: Vous allez remonter à Estenc?
MOI: Oui, oui, dès ce soir. Ils m’attendent là-bas.
LUI: Je crois que ces deux femmes vous aiment bien.
MOI: Elles sont charmantes.
LUI: C’est drôle, parfois je vous imagine en train de voyager à l’autre bout du monde. Je vous vois déambuler la nuit dans une ville asiatique. Vous lisez les annonces des enseignes lumineuses qui clignotent et mélangent leurs couleurs, puis vous vous arrêtez sous un toit de tôle où on fait la cuisine pour manger quelque chose.
MOI: Je vois les marmites qui fument, les couleurs des poissons, les crevettes qui sautent dans la poêle, les nouilles que l’on sert à foison en les élevant bien haut, comme des chevelures de sirènes. Peut-être est-ce aussi parce qu’il pleut.
LUI: Oui, maintenant, une pluie qu’on voit tomber sur une foule grouillante, où on hâte le pas et on rentre la tête. Où on joue des épaules sans rien dire pour se frayer un passage. Où des réplicants et des animaux esclaves se mêlent aux humains. Où on ne se connaît pas.
MOI: Puis qui vous fait lever la tête quand vous êtes à l’abri du toiton. Vous admirez alors les cordes luisantes qui strient l’obscurité du ciel entre les façades des tours aux fenêtres éteintes.
LUI: Mais c’est aussi, d'autres fois, au bord d’une route toute droite entre des champs de maïs, où vous semblez attendre le passage d’un autobus.
MOI: Cette fois, il fait une chaleur écrasante. On voudrait voir un orage rouler à l’horizon. Voire même un cyclone. Mais l’horizon est vide.
LUI: Vous avez retiré votre veste que vous tenez par le col et qui pend, vous avez défait votre cravate et votre chemise blanche est trempée de sueur. Vous vous essuyez la nuque avec un mouchoir. Vous avez soif. Il ne faudrait pas que l’autobus tarde trop.
MOI: Une route du Texas ou de l’Oklahoma.
LUI: Oui, dans un état du Sud.
MOI: Il semble que dans les derniers temps, vous ayez eu affaire dans cette région du monde.
LUI: Vous voulez dire que, dans l’image, ce serait moi plutôt que vous?
MOI: Ce n'est pas impossible. Encore que parfois les paysages se ressemblent.

Voilà le genre d’échange que nous avons eus à plusieurs reprises dans les semaines et les mois qui ont suivi. Dans différents endroits. Bien sûr, je n’en ai parlé à personne. Je ne tenais pas à ce qu’on me prenne pour un fou. Et cela n’aurait servi à rien. Deux ou trois fois au cours de ces échanges, j’ai glissé le nom de Jean-François Heubert. Il m’a répondu qu’il ne connaissait pas cet homme. Qui était-il? J’avais le sentiment alors de savoir mieux que lui qui il était, mais je pouvais me tromper. Que c’était un fantôme ne faisait guère de doute, mais il pouvait n’être pas celui d’un assassin. Et puis, j’avais d’autres sujets en tête.

vendredi 30 août 2024

Les cavaliers de l'Apocalypse

J’ai voulu tout savoir sur l’affaire. Je n’ai pas eu à beaucoup chercher. Le public s’était passionné pour ce drame atroce et mystérieux, la presse lui avait fourni matière à nourrir sa curiosité, et dès les premiers jours la sœur du principal suspect s'était fait connaître. Elle déclarait être porteuse d’un témoignage de première importance. Elle s’appelait Marie-Odile Gaspard, elle habitait Grenoble et elle affirmait qu’au cours des derniers mois, son frère lui avait écrit d’innombrables lettres qui étaient autant de messages de détresse, dans lesquelles il lui faisait savoir qu’il était aux abois en même temps qu’il se sentait menacé. D’où venaient ces menaces? De quelle nature étaient-elles? Selon elle, tout avait commencé trois ans auparavant quand une employée de pharmacie avait mal lu une ordonnance qu’il avait rédigée. La patiente concernée était une vieille dame atteinte de la maladie d'Alzheimer. L’erreur avait fait repartir son infirmière avec un médicament recommandé pour une toute autre pathologie. Le pire aurait pu se produire. C'était l'été, le docteur était parti en vacances avec sa famille. À son retour, il avait examiné le pilulier de sa patiente et il s'était rendu compte de l’erreur. Or, il apparaissait que la vieille dame ne s’en était pas portée plus mal et que même, pendant cette période, elle avait moins souffert de ses troubles cognitifs. Le docteur Heubert était allé dire sa colère à la pharmacie, on l’avait entendu, on s'était excusé, mais, de retour chez lui, dans le secret de son cabinet, il ne s’en était pas moins lancé dans des recherches qui devaient lui permettre d'identifier de manière à peu près certaine, dans les mois qui suivirent, la molécule qui avait entrainé cette amélioration providentielle de l’état de la malade. Le reste ressemblait à un mauvais roman-feuilleton. Il n’y manquait que Fantômas.

Désormais, le docteur Heubert se savait à la veille d’une formidable invention: celle du médicament enfin capable de guérir la maladie d'Alzheimer, un produit pharmaceutique qui serait un bienfait pour l’humanité, en même temps qu'il aurait l’avantage de le rendre célèbre et accessoirement, bien sûr, de l’enrichir. Mais il devait pour cela poursuivre ses recherches, et il devait pour cela s’en donner les moyens. Il comprit vite qu’il ne trouverait aucune aide auprès des laboratoires français. Dans l’imaginaire de leurs représentants, un médecin de campagne ne valait guère mieux qu’un garde-champètre ou qu’un obscur magister de l'école publique. Ces messieurs ne pouvaient pas concevoir qu’un quidam découvre par hasard le remède à une maladie que des escouades d’éminents spécialistes, depuis des décennies, s’échinaient à comprendre et qui leur faisait s'arracher les cheveux. Il n’obtint même pas d'être reçu par eux. Mais il avait ses entrées dans certaines loges maçonniques, et grâce à elles il fut mis en contact avec un groupe d’investisseurs américains. Il leur soumit son idée, des vidéos-conférences furent organisées et on lui promit bientôt de financer ses recherches. Mais cette participation nécessitait qu’un contrat en bonne et dûe forme soit noué entre les deux parties. Il fallait qu’on apprît à se connaître. Et c’est là que les choses se compliquent.

Heubert est invité à faire plusieurs voyages aux États-Unis pour rencontrer ses partenaires, et c’est en particulier, de plus en plus souvent, à Wichita, dans le Kansas. Il y est reçu comme un hôte de marque, on lui promet monts et merveilles. Mais il y est invité aussi, de plus en plus souvent, à participer à des réunions charismatiques, auxquelles assistent avec lui des milliers de fidèles convaincus que l’apocalypse est proche, que Jésus est tout près de revenir parmi nous, monté sur un grand cheval blanc, vêtu d’une tunique blanche tachée de sang, et l’épée à la main pour occire les méchants. Ainsi doit-il se rendre à l’évidence que les personnes auxquelles il a affaire sont liées à une secte la plus radicale et la plus puissante de l’église évangélique, qu’ils en sont même les supports financiers, des supports écoutés, entendus, efficaces, jusqu’au plus haut sommet de l’état, jusqu’au Bureau oval de la Maison Blanche. Et alors, il prend peur. Il comprend que l’aboutissement de son projet dépendra de son adhésion à cette secte, et il veut faire machine-arrière. Il signifie qu’il se rétracte, mais ses interlocuteurs lui rient au nez. Ils prétendent que certaines parties du contrat ont déjà été signées, qu’il est lié à eux, que ce projet leur appartient, et qu’ils en feront ce qu’ils voudront, dans quoi il faut comprendre qu’aussi bien, au nom de leur prophétisme funèbre et délirant, ils voudront l’enterrer.

Restait à ces gens à récupérer le “cahier d’expériences” du malheureux Heubert, dont celui-ci leur avait souvent parlé mais qu’ils n’avaient jamais vu. Et depuis six mois que la rupture était consommée (ou peut-être un peu plus de six mois, tout cela manque de précision), les menaces étaient devenues de plus en plus pressantes, et c’est dans cette période que le même Heubert avait de plus en plus souvent écrit à sa sœur. Et celle-ci affirmait à qui voulait l’entendre que ses lettres étaient souvent datées du milieu de la nuit, qu’elles témoignaient d’un désarroi qui ne manquait pas de l’effrayer. “Ce pouvait être, disait-elle, quelques lignes à peine tracées au crayon, avec une orthographe fautive, des phrases interrompues, à peine cohérentes, émaillées de fulgurances tirées de Baudelaire ou de William Blake.” Et Heubert avait maintenant besoin d’un laboratoire où poursuivre ses recherches. Raison pour laquelle, faute de place dans l’appartement qu’il habitait et où il recevait ses clients, il s'était résolu à acheter la maison des Glycines. Il s’était beaucoup endetté pour le faire, ce qui ne lui laissait aucun argent pour commander les travaux ni acheter le matériel nécessaires, il pleuvait sous les toits, et d’ailleurs l'énergie lui manquait, le courage lui manquait. Il y avait des mois maintenant qu’il négligeait sa clientèle. Il avait maigri, il ne dormait plus, il vivait dans les transes. C’était lui maintenant, plutôt que ses malades, qui avalait des médicaments, toutes sortes de médicaments, auxquels il ajoutait, à partir d’une certaine heure de la nuit, des lampées de cognac. Autant dire que le docteur Jekyll était en train de se transformer en Mister Hyde, mais un Mister Hyde incapable de faire de mal à quiconque si ce n’était à lui-même, insistait sa sœur, affirmative sur le sujet. Un individu qui n'était pas loin en tout cas de perdre la raison. Et ces hommes tant redoutés, en chemises blanches, munis de sacs à dos, les yeux cachés derrière des lunettes de soleil, ces cavaliers avant-coureurs de l’Apocalypse, montés sur des bicyclettes, étaient enfin venus. Ils avaient assassiné et enterré en une nuit sa femme, ses quatre enfants et leur chien, et il ne fallait pas douter qu’ils l’avaient emmené de force, lui, pour l'occire à son tour s'il refusait de leur remettre les documents convoités, et même de le faire encore après qu’il l’aurait fait. Selon Marie-Odile Gaspard, il était clair que son frère ne pouvait pas être le coupable de ce terrible drame: c'était un honnête chrétien, il aimait sa famille. Mais bien plutôt devait-il en être considéré comme la dernière victime. Elle ne doutait pas que celui-ci (son cadet, qu’elle avait vu grandir, et elle ne manquait de montrer des photos où on les voyait tous deux quand ils étaient enfants) avait été emmené de force au cœur de cette région états-unienne du “Bible Belt” où se tramaient des complots planétaires, et qu’on le retrouverait un jour assassiné, à moins qu'on ne le retrouvât jamais.

Enfin, pour clore ce chapitre, deux points importants. Primo, Marie-Odile Gaspard affirmait qu’elle était l’unique personne que Jean-François Heubert ait jamais informée de cette histoire. Son épouse, Caroline, était quelqu’un à qui il ne pouvait pas se confier, une personne très jolie mais légère, qui n’avait jamais vraiment compté, qui ne savait rien de ses affaires, qui ne voulait rien en savoir, qui jouait au tennis, et dont il n'était d’ailleurs pas certain qu’elle lui fût fidèle. Secondo, dans sa dernière missive, Heubert l’enjoignait de détruire par le feu toutes les lettres qu’elle avait reçues de lui. “Tu ne sais pas qui sont ces hommes, écrivait-il, tu ne sais pas de quoi ils sont capables s'ils découvrent ces papiers! Par tous les saints du ciel, n’attends pas!” Si bien qu’elle les avait brûlées.

mercredi 28 août 2024

Abîme des oiseaux

Les moustiques nous assaillaient mais mon studio est trop petit pour que je puisse y recevoir six ou sept personnes (à un certain moment de la soirée, j’ai compté que nous étions dix) sans laisser ouverte la baie vitrée sur mon balcon. Aussi passions-nous sans cesse de l'intérieur à l’extérieur, et de l’extérieur à l’intérieur, en transportant nos verres, nos cigarettes et des assiettes remplies des spécialités de différents pays que chacun avait apportées, et les moustiques ne manquaient pas d’en faire autant. Évidemment, nous n’avions allumé aucune lampe sur le balcon, raison pour laquelle il était presque impossible de savoir ce que contenaient les assiettes avant d’y avoir goûté, mais il avait bien fallu éclairer le coin cuisine au fond de la même pièce qui me sert aussi de bibliothèque, de chambre et de bureau. Et bien sûr, il y avait la musique. Pour cette soirée, j’avais préparé sur mon téléphone une playlist toute spéciale, sur laquelle il avait de jolies choses, si bien que, quand ils entendaient les quelques notes introductives d’une chanson qui leur plaisait, par exemple Young At Heart dans la version qu’en donne Bob Dylan, ou California Dreamin’ chanté par Jose Feliciano, ceux qui étaient à l’extérieur rentraient pour l’écouter en s’approchant de mon enceinte Bose posée sur une étagère, au milieu de mes livres.

La soirée s’est passée ainsi, avec les moustiques qui s’en prenaient principalement à nos pieds et à nos chevilles, avec la musique que nous écoutions dans la chaleur et dans une obscurité qui rendait cette chaleur encore plus éprouvante, comme si nous étions enfermés au fond d’une cuve où nous devions mourir. Puis, tout le monde est parti, et il est resté Chloé. Je crois qu’elle les avait un peu poussés dehors, en leur disant: Mais non, ne vous inquiétez pas, je vais faire du ménage. Et elle est restée un assez long moment à vider les cendriers, à réunir les verres, à laver les assiettes, à les ranger dans mon unique placard. Je l’ai aidée comme j’ai pu, puis elle s’est assise sur mon canapé, les jambes repliées sous elle, elle a allumé une cigarette et cette fois c’est elle qui a choisi la musique. Elle m’a dit: Tu peux nous faire écouter ce truc à la clarinette d’Olivier Messiaen? Elle voulait parler de l’Abîme des oiseaux, que nous avions découvert lors d’un concert à Monaco, plusieurs mois auparavant, à un moment où quelque chose semblait possible entre nous. Je me suis donc assis en face d’elle, sur mon fauteuil de rotin, et j’ai passé la musique.

Abîme des oiseaux est extrait du Quatuor pour la fin du temps, qu’Olivier Messiaen compose en 1940, alors qu’il est détenu dans un stalag situé sur l’actuelle frontière germano-polonaise, et on se demande comment quelque chose d’aussi limpide et d’aussi aérien a pu être conçu dans des conditions aussi difficiles, si loin de la Provence natale. Nous écoutions en silence, dans le plus pur recueillement, quand un faible bruit, qui venait de l’extérieur, a attiré notre attention. C'était un bruit de fontaine, ou juste le clapotement de l’eau dans un bassin. Tout de suite, j’ai pensé à une piscine, et comme je ne connais pas de piscine qui soit dans ma rue, j’ai pensé que sans doute des voisins regardaient un film sur leur poste de télévision, avec les fenêtres grandes ouvertes sur la nuit, et que ces bruits faisaient partie de la bande-son. Pourquoi pas un film dont l’action se déroule à Hollywood? Pourquoi pas un moment de la série Junior de Zoe Cassavetes, ou quelque chose de David Lynch ou de Quentin Tarantino?

D’abord nous avons choisi de ne pas en tenir compte, mais bientôt des murmures et des rires légers, dessinés à la plume, se sont ajoutés au bruit de l’eau. Alors, Chloé m’a fait signe de la main de baisser le volume de la musique et elle est sortie sur le balcon. Peut-être faut-il que je rappelle que ma rue des Boers est une rue sans commerces, où s’alignent des immeubles bas précédés de jardins. D’abord, je ne l’ai pas suivie, elle me tournait le dos. Je la voyais penchée par-dessus le garde-corps du balcon. Elle fouillait l’obscurité du jardin situé trois étages plus bas. Maintenant que la clarinette s'était tue, on entendait plus distinctement les rires et les murmures. C'étaient des rires et des murmures d’enfants. Puis, sans se retourner vers moi, elle a glissé une main dans son dos pour me faire signe d’approcher. Et je me suis levé, et je suis venu me poster près d’elle, et je me suis penché.

Le jardin qui se trouve sous ma fenêtre est planté d’acacias aux feuillages épais. Et parmi ces feuillages indistincts, noyés dans la nuit, on voyait apparaître une tache de bleu transparent, lumineux, celui de l’eau dans l’une de ces petites piscines gonflables qu’on remplit pour les enfants quand on a un jardin et que la chaleur des nuits d’été vous empêche de dormir. Et au bord de ce bassin, il y avait une enfant, tout juste une jeune fille dont on ne voyait que le haut de la tête et les épaules nues, qui s’était adossée à la paroi gonflable et qui parlait, racontait sans doute à une autre jeune fille qui, elle, restait cachée. Et c’était comme si la clarinette d’Olivier Messiaen, qui maintenant s’était tue, avait appelé cette minime épiphanie qui nous disait que non, le monde n’était pas tout entier dans les griffes du Malin, et qu’en dépit des moustiques, des chagrins, de l’alcool et de toutes les misères qui nous assaillent, la vie mérite d’être vécue.

dimanche 25 août 2024

Les 2 maisons

Souvent l’après-midi nous prenions la voiture pour aller à Colmars-les-Alpes. Tous les quatre. Mes marcheurs avaient marché le matin, puis nous avions fait la sieste et c’était maintenant l’heure d’une promenade en voiture. Et moi, je conduisais. J’adorais conduire avec eux dans la voiture. Parfois, nous passions par le col de la Cayolle pour redescendre vers Barcelonnette, d’autre fois nous passions par le col des Champs pour redescendre vers Colmars. Nous avions le choix. Mais je veux parler de Colmars à cause d’un rêve que j’ai fait dans la nuit qui a suivi mon retour à Nice.

Dans la première partie du parcours, nous nous élevions vers le ciel. Le paysage au sommet du col (2045 mètres d’altitude) était celui de pâturages immenses, à l’herbe rase, balayés par le vent. Des rochers blancs comme des ossements perçaient l’épaisseur de la terre, à moins qu’ils n’aient roulé des sommets alentour et qu’ils soient restés plantés là comme les témoins muets des anciens cataclysmes. Louise voulait que j’arrête la voiture et que nous prenions le temps de respirer l’air pur. Nous n’entendions alors que le bruit du vent, les bêlements des troupeaux de moutons et les petits cris aigus des marmottes que nous cherchions à apercevoir en tendant un doigt dans leur direction, l’autre main en visière, quand elles couraient sur l’herbe, avant de disparaître d’un saut dans le creux d’un rocher. Puis, en descendant sur le versant opposé, nous traversions une forêt de conifères. Ils se dressaient tout droit comme des mâts de bateaux. Ils étaient si serrés et si hauts qu’on n’en voyait pas le sommet. Et la route tournait à leurs pieds en épingles à cheveux. Nous traversions une cathédrale construite par des géants ou peut-être par des hobbits, et qui semblait dédiée à des dieux inconnus. Nous approchions du bourg et c’est alors qu’apparaissent successivement deux maisons sur lesquelles, un été après l’autre, nous aimions fantasmer.

La première était celle que nous appelions la “Maison des fantômes”. Elle se situait tout au bas de la route mais encore sous les arbres. Ce n’était pas un chalet comme on aurait pu s’attendre à en voir un ici, mais plutôt un étonnant petit immeuble de trois étages, à la façade lisse. Pas quelque chose de moderne et de clinquant, pas une ruine non plus. Visiblement abandonné. Les fenêtres sans persiennes étaient ouvertes sur l’obscurité du vide. La façade n’avait pas été repeinte depuis des décennies mais elle avait gardé la jolie teinte des feuilles de tilleul quand elles flétrissent. Elle avait été construite dans un renfoncement gagné sur la forêt. Les arbres dépassaient de son toit et lui faisaient un écrin d’un vert profond, presque bleu, que la nuit devait remplir avec les cris des oiseaux, le hululement des hiboux et le frôlement des renards. La porte n’avait pas de perron. Elle était précédée par une sorte de cour ou de pré circulaire, sur lequel on pouvait s’aventurer sans avoir à franchir de portail. Sans rien d’extravagant, elle était improbable. Elle semblait attendre de nouveaux occupants, une famille nombreuse qui viendrait l’habiter, et chaque fois nous descendions de voiture pour respirer son parfum de tisane et la voir de plus près. Et tandis que nos enfants tâchaient d’en faire le tour, Louise me disait: Tu ne crois pas que nous pourrions l’acheter?” À quoi je répondais invariablement: Peut-être que oui, pourquoi pas? Il faut nous renseigner. 

Les Glycines était le nom écrit en fer forgé sur le portail de l’autre maison. Elle était située à l'entrée du village, de l’autre côté de la route principale qui court au fond de la vallée. Elle avait un air beaucoup moins mystérieux. On pouvait deviner qu’elle avait servi d’auberge, ou peut-être de résidence pour personnes âgées. D’auberge d’abord, dans les années 60 où les séjours à la montagne attiraient les touristes, puis de résidence pour les personnes âgées quand il avait été admis que seuls des vieillards pouvaient avoir envie de profiter du soleil d’hiver loin des pistes de ski. Elle était blanche, mais d’un blanc défraîchi, précédée d’un jardin laissé à l’abandon, avec encore, devant la façade, des tables et des fauteuils métalliques qui prenaient le soleil et la pluie sur un sol de gravier. On ne pouvait la voir que de loin car le jardin était fermé par des grilles. Et cette maison, à la différence de celle des fantômes, ne nous faisait pas rêver. Elle ne nous donnait aucune envie de l’habiter, ni même de passer la grille pour nous en approcher, non pas qu’elle nous fît peur, mais je crois que nous trouvions dans son aspect quelque chose de malsain. Le propriétaire de l’auberge avait voulu la transformer en résidence pour personnes âgées, mais là encore ses espoirs avaient été déçus, la clientèle était trop rare, le bâtiment était trop vaste, mal protégé des courants d'air, trop coûteux à entretenir, si bien qu’il avait dû mettre la clé sous la porte. Et comme il s'était endetté au-delà du raisonnable, il avait fini par se pendre. On avait fini par le trouver pendu dans les combles, une chaise en paille basculée sous ses pieds. Raison pour laquelle personne depuis lors n’avait voulu y habiter.
— Si ce n’est pas cela, me disait Louise, quand nos enfants couraient devant nous, qu’ils nous laissaient le loisir d’échanger trois paroles, tu veux me dire pourquoi, depuis le temps, personne n’a voulu l’acheter pour en faire quelque chose? Les gens d’ici doivent bien le savoir.” À quoi je ne savais que répondre.

Et cette nuit-là, quand j’ai rêvé, c'était des deux maisons. Et je rêvais encore quand l'idée m’est venue à l’esprit que le quintuple assassinat commis par Jean-François Heubert (ou le sextuple, si on comptait le chien) l’avait été à Colmars-les-Alpes et nulle part ailleurs. Je le savais, je l’avais su depuis les premières annonces, et comment avais-je pu l’oublier, et pourquoi? Et aussitôt je me suis levé. Il était deux heures et demie du matin. Je me suis assis sur mon fauteuil de rotin, devant mon ordinateur, et j’ai allumé l'écran. Et il ne m’a pas fallu longtemps pour vérifier que oui, le drame avait bien eu lieu dans ce village perdu dans une vallée des Alpes où nous avions nos habitudes. Et comme si cela ne suffisait pas, il a fallu que je cherche et que je trouve une photo qui montrait la maison maudite où les cadavres avaient été découverts. Et là encore, le rêve ne m’avait pas trompé. C'était celle des Glycines.

samedi 24 août 2024

S’endormir

Les policiers m’ont écouté sans marquer trop de surprise. J’avais craint qu’ils me prennent pour un fou. Je m’étais donc réveillé à Albenga, après une nuit passée au deuxième étage d’un hôtel moderne, à la façade blanche, dressée sur le front de mer. Et après une douche froide et m’être vêtu de propre, j’avais marché dans l’ombre des rues étroites au-dessus desquelles le ciel était bleu, comme sorti d'une lessive. J’avais bu un cappuccino et mangé un croissant à la confiture à la terrasse du Caffè Testa, via delle Medaglie d’Oro, après quoi je m’étais renseigné auprès du patron qui m’avait indiqué où se trouvait le poste de police, et là j’avais pu raconter mon histoire de l’homme au pistolet mitrailleur que j’avais rencontré la veille, sous un tunnel de la route de Pieve di Tecco. Je m’étais exprimé dans le peu d’italien que je possède, les policiers m’avaient écouté avec attention, les sourcils froncés, puis, après s’être consultés du coin de l’œil, ils étaient allés chercher un classeur de photos. Et tout de suite je l’ai reconnu. La photo était glissée dans une pochette plastique, et celui qu’elle montrait n’était autre que Jean-François Heubert, ce médecin qui était soupçonné d’avoir assassiné sa femme, leurs quatre enfants et leur chien, quelques semaines auparavant, de les avoir enterrés dans la cave de leur villa, où leurs corps avaient été retrouvés, puis qui avait disparu. Son portrait avait été publié partout dans la presse. On l’avait vu à la télévision. Je reconnaissais le personnage sans l’ombre d’un doute, mais quant à savoir si c’était bien l’homme armé que j’avais rencontré la veille, c’était une autre affaire. Celui-là, je ne l’avais pas vu en gros plan mais aperçu de loin, à la clarté de mes phares, dans un état de terreur qui me troublait la vue. Oui, ce pouvait être lui, le même visage glabre, la même bouche large, le même nez long et droit, le même teint clair, et surtout les mêmes yeux d’un bleu transparent, au regard glacial, qui fixaient l’objectif, mais de fait je n’avais pas songé au fugitif en rencontrant l’étrange ranger qui m’avait menacé de son arme, et maintenant encore j’hésitais, je n’étais pas certain.

Mes interlocuteurs n’ont pas insisté. Ils se sont montrés affables, ils m’ont remercié pour mon témoignage dont je voyais bien qu’ils le prenaient au sérieux. Ils ont noté mes coordonnées et ils ont dit:
— Il n’est pas impossible que nous ayons d’autres questions à vous poser, mais c’est la Police Judiciaire de votre pays qui a émis l’avis de recherche et qui centralise les données, et il est plus que probable que ses services voudront vous entendre à leur tour.
J’ai donc repris ma voiture et je suis rentré à Nice. J’avais la ferme conviction alors d’avoir tout dit, de la manière la plus précise, mais sur la route du retour, arrivé à Menton, en passant la frontière, l’idée m’est venue qu’une information importante m’avait glissé entre les doigts. J’ai pensé à une anguille ou à une musaraigne. L’intuition que je sentais bouger à peine, palpiter comme un petit animal tapi quelque part dans un coin inaccessible de mon cerveau, se rapportait, non pas à l’homme rencontré sous le tunnel, mais plutôt à celui dont on m’avait montré la photo, le monstre qui avait assassiné les siens et dont on se demandait où il pouvait se cacher à présent, si du moins il ne s'était pas donné la mort, et si son cadavre n'était pas déjà en train de se décomposer dans un sous-bois, au fond d’un ravin où un jour peut-être, par hasard, on retrouverait ses os. Des centaines de témoignages avaient été recueillis au cours des dernières semaines, on croyait l’avoir aperçu dans différents endroits les plus improbables et les plus éloignés les uns des autres, on prétendait même l’avoir pris en photo, notamment sur le parking d’un supermarché où il poussait un chariot. Une autre fois il figurait au milieu d’un groupe d'élèves, devant un aquarium du musée océanographique de Monaco où baillaient des murènes. Une autre fois c'était de nuit, devant l'entrée d’une salle de cinéma parisien, avenue de Clichy, sous l’affiche de Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson. Et ces signalements qui parvenaient jusqu'à nous, dont nous étions informés, il était facile de deviner qu’ils ne constituaient qu’une infime partie de ceux que les services de police français et étrangers devaient recevoir chaque jour, car l'enquête s'était étendue très vite à toute l’Europe et bientôt après à la planète entière.

J’ai consacré le reste de la journée à des tâches domestiques. Je rentrais d’un voyage d’une quinzaine de jours qui m’avait entraîné jusque dans les Grisons. Et quand on vit seul, les tâches domestiques prennent beaucoup de place, parce que personne ne vous aide à les réaliser, ni ne vous encourage à le faire, ce qui vous laisse tout loisir de les négliger, le résultat étant qu’elles s’accumulent et se compliquent. Et si comme moi vous refusez qu’elles s’accumulent et se compliquent, si comme moi vous détestez la poussière et le désordre, alors, privé du regard et du sourire d’une femme qui se moquerait un peu de vous, il y a toutes les chances que vous deveniez complètement obsessionnel. Voilà, j’essaie de garder l’équilibre. Et cette double crainte symétrique du laisser-aller et de la névrose obsessionnelle a été pour beaucoup dans ma décision de quitter l’appartement où j’avais longtemps vécu avec Louise. Et sans doute s’agissait-il aussi d’échapper à l’emprise de son fantôme, non pas celui de la personne que j’avais aimée, bien sûr, qui me suivait partout et que j’accueillais toujours avec plaisir, mais celui du spectre qui avait souffert de longs mois, qui avait brûlé comme un sarment de vigne et que j’avais accompagnée jusqu’à la mort. Puis, à neuf heures du soir, dans mon studio de la rue des Boers, je me suis endormi avec un manuel de botanique et les musiques de Brian Eno.



jeudi 22 août 2024

Summertime

Je suis venu au printemps. C’est Zoé qui m’a accueilli, c’est elle que j’avais eue au téléphone. J’avais su par Jeanette qu’Émile était mort et que, depuis son décès, Eulalie avait pris du recul. Que désormais elle laissait les rênes de l’auberge à leur fille. Eulalie continuait d’entretenir le jardin potager et de faire la cuisine, mais elle ne se montrait plus guère aux clients. Elle n’avait jamais été très bavarde, mais jusque là, le soir, après la vaisselle, elle avait l’habitude de venir fumer une cigarette et boire un verre de vin au milieu des convives, et c’était le moment où ceux-ci parlaient de leurs voyages. Le dîner les avait réunis autour de la table commune. Ils formaient un groupe hétéroclite, ils ne parlaient pas tous la même langue, il y avait là des cyclistes maigres comme des clous, des familles entières arrivées à bord de SUV immatriculés en Suède ou au Canada, et c’était le moment où ils échangeaient des souvenirs de voyages. Et Eulalie écoutait sans rien dire. Mais il arrivait qu’on la voie sourire et hocher la tête, et on comprenait alors que cette petite ville à la frontière du Mexique qui était évoquée dans le récit d’un voyageur, elle la connaissait, on comprenait qu’elle voyait très bien où se trouvaient la place de l’église où l’inconnu racontait être arrivé un jour, et cet endroit reculé de la ville où on pouvait louer des chambres, au-dessus d’un café dont l’unique lanterne éclairait la rue. Et autour d’elle on échangeait des sourires. Et si Zoé se trouvait là, elle aussi, on l’interrogeait du regard, mais Zoé ne savait que répondre. Elle paraissait elle-même surprise. Elle semblait dire: Oh, moi aussi j’ignorais que ma mère était allée là-bas, dans son ancienne vie. Je l’apprends en même temps que vous. Mais, après tout, ce n’est pas la première fois. Elle a voyagé dans tellement d’endroits, et en compagnie de qui et pour vivre de quoi, je ne veux pas l’imaginer, il ne m’appartient pas de le savoir. Tandis que maintenant, dans ces moments de veillée, où les uns commandaient une autre carafe de vin tandis que les autres préféraient des tisanes, on ne la voyait plus. C’était Zoé seule, la beauté de Zoé, la jeunesse de Zoé, qui occupaient la place de sa mère en même temps que la sienne. Avec une connaissance plus complète et plus précise encore des cimes et des sentiers alentour. De la faune et de la flore locales. Des dangers climatiques. Pas une fois Eulalie n’est apparue, je veux dire lors de mon premier séjour qui n'a duré qu'une semaine, au début du printemps. Mais je suis revenu au mois de juin pour rester cette fois tout l’été, et au milieu de juillet, il y a eu un soir où elle a quitté sa vaisselle pour s’asseoir avec nous. Elle s’est assise sur une chaise, à côté de la mienne, sans paraître me voir, sans me faire aucun signe. Sans doute avait-elle été attirée par la musique. Une jeune italienne jouait du banjo en chantant d’une voix douce et nonchalante, à la manière de Pete Seeger. Et quand elle en fut à Summertime, le regard d’Eulalie a rencontré le mien, et sans savoir si elle me reconnaissait, sans savoir si elle m’avait reconnu parmi les autres, je lui ai murmuré: J’ai appris pour Émile. À quoi elle m’a répondu: J’ai appris pour Louise.

mardi 20 août 2024

My Sweet Lord

Eulalie arrive à Estenc à l’été 1993. Elle est espagnole, elle a vingt-cinq ans, des piercings, des dreadlocks, des tatouages, de grosses chaussures aux pieds sous une tunique indienne qui lui arrive à mi-cuisses, et elle a beaucoup voyagé. Pourquoi et comment se retrouve-t-elle, cet été-là, dans ce hameau perdu de l’arrière-pays niçois? Je l’ignore. Je ne lui ai jamais posé la question. Et nous n’étions pas à Estenc pour assister à l’événement. Mais la scène de son arrivée est une histoire qui se répète, le soir, après dîner, autour de la table commune, aussitôt qu’elle a le dos tourné, qu’elle fait semblant de ne pas entendre. Quelqu’un dit: Vous connaissez l’histoire? Et il raconte. La description de la scène tient en quelques mots, mais on se plaît à l’imaginer. On l’imagine souvent aussitôt qu’on l’a entendue. Elle fait partie de la mythologie du lieu, de sa légende. Donc, il fait très chaud. Elle arrive seule, dans la tenue que j’ai dit, au tout début d’un après-midi brûlant. Elle monte l’escalier de bois et elle entre dans la salle à manger comme on ne peut pas faire autrement quand on arrive à l’auberge. Et comme celle-ci est déserte, et comme elle n’a pas annoncé sa venue, elle cherche quelqu’un à qui parler. Elle hésite. Puis, comme elle entend du bruit dans la cuisine, elle en pousse la porte, et là elle découvre une solide matrone occupée à faire la vaisselle. Alors, elle pose son sac à dos et elle reste plantée, debout sur le seuil, sans oser rien dire. La femme penchée sur l’évier continue sa besogne, elle ne se retourne pas. Eulalie ne sait pas si elle l’a entendue. Et encore qu’elle voudrait se montrer polie, aucun mot ne lui sort de la bouche. L’instant se prolonge. Dans la grosse chaleur de l'été, on entend le bruit de la vaisselle et les mouches qui volent. Jusqu’à ce qu’enfin, la vieille femme tourne la tête vers elle. Non pas jusqu’à la faire entrer dans son champ de vision. Juste un léger mouvement de tête, le regard dans le vide, et elle dit: Tu vas me regarder longtemps? Puisque tu es là, rends-toi utile. Et, cette fois, d’un geste de la main, elle lui tend un torchon. Et Eulalie s’avance alors et elle dit: Bien sûr Madame, bonjour Madame, je m’appelle Eulalie, avec son joli accent espagnol, rien de plus, et elle commence à essuyer les assiettes et les plats à côté de la matrone qui pourrait être sa grand-mère et qui continue d’en laver d’autres, à grande eau qui coule de l’unique robinet et qui est fraîche comme celle d’un torrent. Et l’histoire se termine en disant qu’on ignore ce que les deux femmes se sont dit, dans le long moment qui a suivi, sans que la vieille femme se tourne davantage vers elle, comme si elle n’avait pas eu besoin de la voir pour juger à qui elle avait donc affaire, mais le fait est qu’Eulalie ce jour-là, parmi tant d’autres aventures dans sa vie, après tant de voyages, a trouvé sa maison.

dimanche 18 août 2024

Estenc (2)

Partir pour un séjour à la montagne avec un projet de livre, c’est à mon âge ce qui peut vous arriver de mieux, surtout si ce séjour doit se dérouler dans un hameau que vous connaissez bien, où, par le passé, vous avez eu vos habitudes et où vous savez que vous pourrez renouer avec elles dès les premiers jours, peut-être même déjà dans les premières minutes, quand vous aurez posé votre sac à dos dans une ferme-auberge où vous aurez réservé votre gîte, comme si vous ne l’aviez jamais quittée, comme si aucun événement dramatique, aucun deuil, n’avait coupé votre vie en deux, surtout quand vous avez choisi pour partir les premières semaines de l’automne où la montagne est la plus belle, et cela même si, en fait de livre, votre projet se réduit aux dimensions d’une nouvelle, ou pas même d’une œuvre d’invention mais de l’évocation de souvenirs personnels concernant le cinéma, des souvenirs (des émotions, des rêves) centrés plus particulièrement sur l’œuvre de celui qui, parmi les réalisateurs français, reste pour vous une énigme, non pas nécessairement le plus génial, mais celui dont vous avez découvert les premiers films quand vous étiez très jeune, et dont vous avez suivi la carrière avec une curiosité jamais démentie, jusqu'à sa mort prématurée à Los Angeles (qu’allait-il faire là-bas?), et même encore après sa mort, revenant sans cesse sur les mêmes films, jusqu'à pouvoir en reconstituer de mémoire chaque scène, chaque réplique des dialogues, comme si cette œuvre, dans ses méandres, ses aléas, n’avait cessé de vous parler sans que voyez capable de dire ce qu’elle vous disait au juste.

Le soir, à l’heure du dîner que nous prenons en commun, j’écoute les propos qu’échangent entre eux les vrais randonneurs. Je connais les lieux qu’ils évoquent, ou je crois les connaître, mais je ne suis plus en âge de courir les cimes. Le matin, aussitôt qu’ils sont partis en file indienne sur le chemin de l’Estrop — où d’abord ils auront à traverser des éboulis sur une pente qui vous donne le vertige —, je descends en autobus au village voisin. J’achète des journaux, je visite le cimetière, j’inspecte le lavoir, je vais m’asseoir à l’église. Puis, je reviens sur la place où il y a une terrasse de café ombragée d’une treille. Ma pensée les accompagne — je veux parler des randonneurs. Je connais le soleil qui leur brûle la nuque. Les troupeaux de moutons que gardent des patous habitués au loup. Le ruisseau qui serpente entre les herbes et les cailloux. Le rocher énorme à l’ombre duquel ils pourront se reposer. Le ciel est alors d’un bleu éclatant, mais à peine auront-ils le temps de parvenir au col que des nuages se détacheront des cimes et rouleront vers eux.

Le tonnerre ne se fera pas entendre ici, au creux de la vallée, avant le milieu de l’après-midi. Vous en serez alors à remonter vers le hameau, en marchant sur le bord de la route. En vous arrêtant devant les jardins plantés de fleurs et de légumes que vous rencontrerez. En attendant la pluie. Il sera bien temps alors d’arrêter une voiture.

Alain Delon est mort (encore une fois)

LUI - Tous les cafés du port ne sont pas sur les quais.
LE TÉMOIN - Tous n’ont pas leur devanture face à la mer.
ELLE - Certains ne sont pas exposés au plein soleil qui inonde le quai.
LUI - Dans chaque port, il faut qu'il y en ait qui semblent se cacher dans les rues adjacentes, qui profitent de l'ombre.
LE TÉMOIN - Sans doute ceux-ci ne bénéficient-ils pas d'une clientèle aussi nombreuse que les autres.
ELLE - Au mieux, deux ou trois tables métalliques sorties sur le trottoir, où prendre l'apéritif.
LUI - Il est rare que les touristes aient envie de pousser la porte vitrée, étroite, avec un rideau de perles qui pend derrière et qu’il faut écarter. Pourtant on y est bien accueilli.
ELLE - À midi, on peut s’y faire servir des plats simples, préparés à la poêle.
LUI - Qui sentent l’ail, le poisson et l’anisette.
LE TÉMOIN - Les âmes sensibles des touristes sont effrayées par ces antres, et elles ont raison de l'être.
LUI - Ces lieux ont partie liée avec les lourds bâtiments de la marine nationale qui font route vers l'autre bout du monde et dont, quelquefois, des matelots désertent.
LE TÉMOIN - On les appelle des matafs.
ELLE - Quelques années plus tard, on les voit impliqués dans des affaires de crimes qui se commettent à la sortie de salles de jeu, la nuit, dans des rues de Paris ou de Marseille. Parfois plus loin encore, dans d’autres pays.
LUI - Jef est l’un d’entre eux.
LE TÉMOIN - Combien d’années a-t-il habité auprès de Louise, dans l’appartement situé au premier étage, au-dessus du café, sans se lier avec personne de celles et ceux qui fréquentaient l’établissement, qui s’intéressaient à lui, qui se portaient candidats pour s’occuper de lui, c’est-à-dire pour l’enlever à Louise, avant qu’une balle ne l’atteigne dans sa course, une nuit qu’il se trouvait transporté, on ne sait par quel prodige, dans une rue de Paris?
LUI - Les bijoux, qui avaient rempli ses poches, répandus sur le sol aussi bien que le sang qui sortait de sa bouche.
ELLE - On a prétendu que Louise était sa tante, ou sa marraine, ou les deux.
LUI - Elle a été interrogée par la police, à la suite de quoi elle a fermé boutique.
LE TÉMOIN - Les volets sont restés accrochés pendant trois mois qu’elle a passés à la montagne, dans les Pyrénées, à faire des excursions.
ELLE - Un guide lui a appris à reconnaître les cris de certains oiseaux qui se font entendre à l’aube, à l’époque des accouplements, quelques jours dans l’année.
LUI - Puis elle est revenue. Elle a décroché les volets, changé les nappes. Elle a repris la vie d’avant, les apéritifs, la cuisine, le commerce, mais seule cette fois.
LE TÉMOIN - On prétend qu’elle est riche.

Jef et Louise - À retrouver dans Évite (Nice-Nord, 4)
Voir aussi, dans le même volume, La Chèvre et le Samouraï

vendredi 16 août 2024

Caron et Thibaut

Caron et Thibaut forment un équipage d’ambulanciers. Au fil des ans, ils fonctionnent ensemble, dans la même ville, pour la même compagnie. Personne ne se plaint d’eux, au contraire, il arrive que les malades les réclament, ou leurs familles. On loue leur bonne humeur. Ne s’accordent-ils pas pourtant, ici ou là, d’infimes privautés? Par exemple, quand ils reviennent de l'hôpital. Ils ont eu à transporter une malade à laquelle ils sont habitués, qu’ils transportent depuis des mois, mais jamais ils n’avaient eu à le faire de manière si urgente. Si tard le soir. Tandis que les autres fois, le rendez-vous était pris plusieurs jours à l’avance.

Sa chambre est devenue, au fil des mois, un antre obscur où les boîtes de médicaments s’entassent partout, jusque sur la tablette de la cheminée où des photos sont disposées dans des cadres. Et le mari de cette pauvre dame a tenu à les accompagner. D’abord, quand il les a vu arriver, il était content que ce soient eux. Il a dit:
— Ah, Caron et Thibaut, je suis content que ce soit vous.
Il avait préparé un sac de voyage. Il est monté dans l’ambulance à côté de la civière. Ils ont fait le trajet qui secoue un peu dans les virages de la colline de Cimiez où se trouve l’hôpital. Et une fois arrivés, ils ont dû attendre qu'on lui trouve un lit. Et, quand elle a été installée, ils ne sont pas repartis sans proposer au mari de le ramener chez lui. Mais il n’a pas voulu. Il a dit qu’il préférait rentrer à pied, encore qu’il faisait nuit et qu’il aurait toute la ville à traverser.

Dans l’ambulance, maintenant, il n’y a plus qu’eux, les deux compères. Et il ne leur reste plus qu’à ramener l’ambulance au garage de la compagnie. Mais quoi, rien ne presse. Alors, ils s’arrêtent dans un virage du boulevard de Cimiez, et comme il y a là un banc, ils vont s’y asseoir pour fumer une cigarette et bavarder un peu.
CARON: Mon neveu veut me vendre sa voiture. J’hésite.
THIBAUT: C’est quoi, sa voiture?
CARON: C’est pas une petite voiture. C’est un Combi Volkswagen. Pour partir en voyage.
THIBAUT: Les Combi Volkswagen, ce sont des baisodromes. On les gare sur le bord de la route qui longe la mer. Après, on descend sur la plage pour se baigner et faire griller des saucisses. Après, dans la nuit, on joue de la guitare et on chante. Ce n’est plus de notre âge.
CARON: Mon neveu me dit qu’avec le Combi, il est allé jusqu’au Pays de Galles pour assister à un match de rugby. Et qu’au milieu de la partie, il s’est mis à pleuvoir, une grosse pluie, sans que la partie s'arrête ni que personne ne quitte les tribunes.
THIBAUT: Ça, c’est plus sérieux. Faut réfléchir.
CARON: Je réfléchis.