lundi 27 novembre 2023

Rêve de la cellule du PCF

Il fait nuit, la campagne a été inondée par les pluies. Sur une butte, une petite maison cubique aux fenêtres éclairées. Je gravis la butte, la pluie recommence à tomber, et je pénètre dans la maison. Une réunion du PCF s’y tient. Elle a commencé. Je m’installe dans un coin et j’écoute les propos qui s’échangent. C’est un petit homme qui les anime. Il se tient debout devant les autres qui sont assis, comme à l’école. Il ne parle pas de politique, je ne comprends pas de quoi il est question. Le petit homme ne s’adresse pas à moi, il m’ignore. mais sans que mon nom soit jamais prononcé, c’est de moi qu’il s’agit. Le petit homme plaisante, mais ses propos tendent tous à monter les autres contre moi. Je comprends que je vais me trouver bientôt exclu de cette cellule dont je suis le membre le plus ancien et le plus vieux, pas forcément le plus actif. Je me dis alors que j’en ai assez entendu, et je me lève pour partir. Personne ne semble s’en soucier. Mais lorsque je parviens à la porte, derrière eux, je me retourne et je vois que le petit homme glisse en riant un mot plus perfide encore que les autres, dirigé contre moi. Alors, je prends la parole, par-dessus les têtes de tout le groupe, et je lui dis: “N’as-tu pas honte de parler ainsi? Qu’as-tu à me reprocher? Si tu as un reproche à me faire, adresse-toi à moi, les yeux dans les yeux. Tu montes les autres contre moi, sans me nommer. Tu te comportes comme un imbécile. C’est toi qui n’as pas ta place ici. Tu irais mieux chez les trotskystes, qui sont les spécialistes du mensonge. Tu n’es pas un vrai communiste. Un vrai communiste est franc et sincère. Tu n’es ni franc ni sincère. Tu vois, j’allais partir pour ne plus revenir. Mais maintenant, c’est décidé, je reviendrai la semaine prochaine et toutes les autres semaines encore. Tu ne m’excluras pas de cette maison qui est la mienne. Maintenant, il est tard et je vais m’en aller, parce que je suis fatigué. Mais crois bien que vous me reverrez la semaine prochaine.” Et tandis que je m’adresse au petit homme qui reste bouche bée, je sens que la plupart des autres se sont retournés en ma faveur. J’entends qu’ils murmurent: “Il a raison!” Alors, j’ajoute: “Mais bon, les eaux sont encore montées. Je suis vieux et, dans toute cette obscurité, j’ai peur de tomber et de me noyer.” Et à ces mots, tout à coup, deux camarades se lèvent et disent: “Mais oui, attends-nous! Nous avons ici notre barque. Nous allons te raccompagner.”

Je conclus ce récit en déclarant à mon psychanalyste que ce rêve m’a paru très beau, qu’il m’a apporté beaucoup de bonheur. Celui-ci me sourit en retour et me demande de dire ce que j’ai à l’esprit, que je puisse associer à ce rêve. Alors je souris aussi, et sans réfléchir, je lui réponds que cela n’a sans doute aucun rapport mais que, lorsque j’étais très jeune, je lisais un petit livre de Louis Althusser intitulé Lénine et la philosophie. Et qu’au tout début de ce livre, l’auteur racontait que Lénine avait passé une partie de son exil à Capri, et que là-bas il s’était lié d’amitié avec les pêcheurs. Il ajoutait que les pêcheurs aimaient son rire, à quoi il reconnaissaient qu’il était bien “de leur race et de leur camp”. Et soudain, en disant ces derniers mots, ma voix se met à trembler et je pleure.

 (Mardi 6 juin 2023)

dimanche 26 novembre 2023

Leçons de nuit

1 - Au bout de la ligne de tramway
(3 mars 2020)

LE TÉMOIN - Il vide ainsi son appartement. Sans hâte, un jour un meuble, un jour un livre, un jour un vêtement, le jour suivant un ustensile de cuisine. Il les dépose la nuit, devant l’entrée de son immeuble, ou il demande à des brocanteurs de venir les emporter. 
ELLE - Il n’est pas impatient. Il ne l’a jamais été. 
LE TÉMOIN - Mais, d’un autre côté, qui peut dire pourquoi il agit comme il fait, où il veut en venir? 
LUI - J’avais l’idée de partir. De quitter cet appartement. Et je voulais que ce départ s’opère le plus simplement du monde, le jour venu.
LE TÉMOIN - Et maintenant? 
LUI - Je n’ai pas changé d’idée. Je n’ai pas oublié. Mais les mois ont passé, des années peut-être. Combien, au juste?
LE TÉMOIN - Pas beaucoup, mais bientôt deux. Cela dépend comment on compte. À partir de quel moment.
LUI - Je ne tiens pas à parler du début.
ELLE - Il ne tient pas à parler de la fin. Car c’est à elle qu’il songe.
LE TÉMOIN - Partir, dit-il, mais où diable veut-il aller?
LUI - Je ne veux pas finir ici. Depuis le début, ou depuis la fin, j’imagine de m’établir plus loin sur la ligne de tramway. Quelque part où le trajet se termine.
LE TÉMOIN - Ce qu’on appelle les faubourgs.
ELLE - Où la ville se perd au milieu des entrepôts et des premiers jardins.
LE TÉMOIN - Mais pourquoi cela? Connaît-il ces quartiers? Ne dit-on pas qu’ils sont pauvres, et dangereux, et laids?
LUI - J’ai fini par ne plus m’y perdre. Je m’y rends quelquefois l’après-midi. Je prends le tramway, j’aime bien le faire, j’ai une carte d’abonné, dans une direction ou dans celle opposée, un jour l’une, un jour l’autre, je poursuis mon voyage jusqu’au terminus et je descends. Il me suffit alors d’aller au hasard, les mains dans le dos, ma sacoche en bandoulière. Certaines rues sont jolies, d’autres moins. Je déambule jusqu’au soir. Puis, quand il fait nuit, je reprends le tramway, cette fois dans le sens opposé. Je trouve des voitures presque vides, je surprends des visages assoupis dans la clarté des lampes, et je rentre.
ELLE - Je sais cela, je t’ai vu faire. Mais je vois aussi que, depuis quelques semaines ou quelques mois, ces voyages sont moins nombreux.
LUI - C’est que mon choix est fait. Je sais au bout de quelle ligne j’irai habiter. J’ai repéré le bâtiment.
ELLE - Tu t’es même renseigné. Un immeuble qui appartient à la commune, les loyers y sont les moins chers du monde et il s’y trouve plusieurs logements inoccupés.
LE TÉMOIN - Et pour cause! Personne ne veut habiter là-bas.
LUI - Il me suffira d’une pièce.
LE TÉMOIN - Il se croira de nouveau étudiant. Artiste, peut-être.
LUI - Comme ce studio où tu venais me rejoindre.
ELLE - C’était beaucoup trop tôt. C’était bien avant tout début.
LE TÉMOIN - En attendant cet hypothétique départ, il passe la plupart de ses journées à tourner en rond dans les rues qu’il connaît, toujours à pied, autour de cet immeuble où se trouve l'appartement qu’il vide. Avec cela, n’aime-t-il pas le théâtre, l’opéra? Ne joue-t-il pas aux échecs?
LUI - J’aime tout cela. Ou j’aimais tout cela. Ou j’aimerais tout cela. Mais ces dernières semaines, je cherchais plutôt un endroit où boire, debout au comptoir, un verre de vin. Un bistrot ou plusieurs où je serais revenu soir après soir. Quelque chose comme un verger.
LE TÉMOIN - Un verger, dit-il. Où on sert du vin rouge. Il veut rire!
LUI - Où je serais revenu, soir après soir, saluer les arbres, apprécier en les touchant la maturité des fruits. Où je me serais couché dans l’herbe, sous les étoiles et où, grâce à elles, sous leur protection, j’aurais dormi quelques heures, d’un lourd sommeil d’ivrogne.

A Pity of Love

À l’automne 2019, j’ai animé un petit nombre d’ateliers de lecture pour les enfants accueillis au foyer Alta Riba qui se trouve installé dans une ancienne villa, au sommet de Las Planas. Depuis l’été au moins, Annie toussait beaucoup, elle était fatiguée, nous savions elle et moi qu’elle était malade mais nous faisions semblant de rien, nous parlions d’une bronchite, et comme c'était l’automne la nuit tombait très tôt. J’ouvrais mon atelier aux alentours de cinq heures et j’en repartais une heure plus tard, quand il faisait nuit. Et j’avais seulement quelques pas à faire pour rejoindre la station d’autobus qui marque le terminus de la ligne. Une placette où l’autobus fait demi-tour, sous des arbres, pour y stationner quelques minutes avant de redescendre vers la ville. Et quand je quittais le foyer, j’avais le cœur ému à cause de l’air éperdu qui se voyait sur le visage des enfants auxquels j’avais montré des mots écrits, non pas qu’ils fussent maltraités par les éducateurs chargés de les accueillir après l’école et de les préparer au repas du soir et à la nuit, mais parce que ces éducateurs eux-mêmes me paraissaient si jeunes et si désemparés de devoir se colleter avec tant de misère, de devoir consoler un tel abandon.

La villa avait dû être coquette mais elle n’avait pas été conçue pour l’usage qu’on en faisait, si bien que ses placards, ses escaliers, ses étagères débordaient d’un fourbi désolant. Le ménage y était fait, le chauffage fonctionnait mais, en cette saison, on gardait les fenêtres fermées la plus grande partie du jour, et cela sentait le plastique, l’eau de Javel, la laine mouillée et la sueur.

J’avais le cœur étreint. Et je songeais (je me souviens) au Noël qui approchait, au moment duquel certains enfants au moins ne pourraient pas quitter le lieu pour rejoindre leurs familles, ou ce qui restait de leurs familles, après quels drames, quelles violences qui les avaient défaites, et je me demandais comment ces jeunes éducateurs pourraient se débrouiller alors pour donner un semblant de gaieté à cette fête. Je ne doutais pas qu’ils feraient de leur mieux.

Or, Baptiste (notre fils) m’avait envoyé de Paris le podcast d’une interview donnée par Arnaud Desplechin, qui était alors notre réalisateur favori, et j’avais gardé ce podcast en réserve sur mon téléphone, et j’en ai démarré l’écoute, ce soir-là, au moment où je sortais (navré) du foyer pour rejoindre la station d’autobus. Et tout ce que disait Desplechin me ravissait, était de nature à me consoler, comme à mon tour j’avais besoin de l’être, jusqu’au moment où il a lu, pour illustrer son propos, un court poème de William Butler Yeats intitulé The Pity of Love. C’était un texte que je découvrais et il l’a lu en français, dans la traduction je crois d’Yves Bonnefoy, et l’émotion soudain m’a submergé.

Tandis que je montais à bord de l’autobus encore vide et que celui-ci s’ébranlait en direction de la ville dont les lumières scintillaient au loin, les larmes ont coulé sur mes joues. Car j’ai su alors, de toute évidence, qu’Annie ne souffrait pas d’une bronchite mais d’un mal beaucoup plus terrible dont nous n’osions pas dire le nom et qui l’emporterait en quelques mois à peine. Et depuis lors, et jusqu’à ce matin, où le soleil brillait, je n’étais pas retourné à Las Planas.

(Vendredi 5 mai 2023)