dimanche 14 janvier 2024

Blind Willie McTell

LUI: Elle s’appelle Viviane. Elle travaille Porte de Bercy et elle habite rue Caulaincourt. Le soir, elle quitte son bureau à cinq heures et elle rentre chez elle en métro. Elle est rendue une heure plus tard. Hector est alors à la garde de Maïa, qui est allée le chercher à l’école, qui l’a ramené à la maison, qui l'aide à faire ses devoirs, à prendre son bain, qui l'autorise à regarder un ou deux dessins animés à la télévision dans l’attente du retour de sa mère. Mais avant de monter chez elle, au troisième étage où elle habite, Viviane doit faire quelques courses. Michel assure les courses hebdomadaires au supermarché. Chaque samedi matin, il remplit un caddie. Viviane les complète par des achats qu’elle fait, le soir, dans les petits commerces du quartier: des légumes, des fruits, du fromage, des yaourts. Puis, elle prépare le repas en attendant le retour de Michel. Ce moment, au pied de son immeuble, dans les rues alentour, est important pour elle, parce qu’elle mesure alors le changement de la lumière. En été, la nuit semble très loin. Il semble qu’elle ne viendra jamais. L'été, il leur arrive de ressortir avec l’enfant après dîner. Ils se promènent à pied. Ils vont manger une glace. Ils reviennent lentement, en parlant des vacances où ils voyageront dans le sud de l’Italie, où ils loueront un bateau. Tandis que l’hiver, il fait déjà nuit.
ELLE: Et c’est dans ce moment que tu la rencontres.
LUI: Que je l’aperçois. Je ne lui ai jamais parlé. Je ne sais rien d’elle, pas même son prénom que j’ai inventé.
ELLE: Tu l’aperçois à ce moment, en descendant ou en remontant vers les escaliers de la rue du Mont-Cenis, chez ton fils. Et soudain, tu crois tout savoir d’elle, tout comprendre.
LE TÉMOIN: Il ne peut pas se tromper de beaucoup. Et à ce moment, une fois encore, il écoute de la musique.
ELLE: Une chanson se superpose de manière aléatoire à cette rencontre. À l’expérience que tu vis. 
(Ici, on entend les premiers accords de la chanson. Les voix se taisent pour écouter, mais la musique cesse très vite, et les voix reprennent.)
LUI: De manière aléatoire en même temps que nécessaire. Dans mon souvenir au moins, cette musique et l’image de la jeune femme resteront associées.
ELLE: C’est une musique qu’elle ne connaît pas. Qui appartient à la culture de ta génération, pas à la sienne.
LE TÉMOIN: Bob Dylan n’est pas pour elle. S’il lui donnait à l’entendre au moment où il la voit, cette chanson ne lui dirait rien.
LUI: C’est une chanson que Bob Dylan écrit en hommage à Blind Willie McTell, un chanteur de blues qui a bien existé. Il l’enregistre une première fois en 1983, mais il ne la retient pas. Puis, il la reprend en 1991, dans une version où il joue du piano et de l'harmonica, seulement accompagné par Mark Knopfler à la guitare acoustique. Et elle devient alors un classique de son répertoire personnel.
LE TÉMOIN: Les paroles, écrites par lui, évoquent l’histoire de la musique américaine et de l’esclavage. Elles sont très sombres.
ELLE: Ta Viviane est toute jeune. À peine trente ans peut-être. Elle travaille à Bercy, dans les bureaux du Ministère de l’économie. Elle est compétente, bien payée. Elle ne fume pas, ne boit pas, se nourrit de légumes et de fruits. Elle pratique le yoga. C’est une merveille de clarté. Elle fait partie de ce que nos sociétés libérales font de mieux aujourd'hui. De plus civilisé. De plus accompli.
LE TÉMOIN: Loin des guerres et des haines. Des tortures, des civils écrasés sous les bombes. Des otages, des brûlures et du sang. 
LUI: Mais, le soir, quand elle sort du métro, qu’elle est seule, il y a ce moment d’obscurité qui la chavire. 
LE TÉMOIN: Blind Willie McTell était noir et aveugle. Les paroles de Dylan évoquent ce que voit un homme noir et aveugle qui sait la musique et qui chante le blues. Elles disent, par exemple: Seen them big plantations burning / Hear the cracking of the whips / Smell that sweet magnolia blooming… 
LUI: J’entends brûler les grandes plantations / Écoutez les claquements des fouets / Respirez le doux parfum du magnolia qui fleurit…
ELLE: Crois-tu que Viviane ait encore sa chance? Elle est faite pour être heureuse. On croirait que nulle ombre la traverse.
LUI : Sa chance, elle fait tout pour l’avoir. Il n’est pas nécessaire qu’elle entende la chanson de Dylan, qu’elle en saisisse les paroles. Je n’y tiens pas du tout. Le passé est le passé. Que Dieu la protège!



vendredi 12 janvier 2024

Le pré en pente

Un hameau, en été. Un espace de terre battue marque l'entrée de la rue principale. Le pré en pente borde cet espace et s’affaisse vers la rivière qui bruit en contrebas. Depuis le terre-plein, on ne la voit pas, on peut l’entendre dans le silence des débuts d’après-midi ainsi que la nuit, et surtout on la connaît, on la sait là pour y être descendu, je dirai dans quelles occasions. Sur le pré, quelques arbres fruitiers entre lesquels des draps sont étendus sur des cordes. Le terre-plein est au soleil, le pré est à l’ombre. Au loin, des sommets enneigés.

Le tableau est paisible. Le hameau compte vingt ou trente habitants peut-être tout au long de l’année, mais l'été il se repeuple d’enfants, de petits-enfants, de cousins et d’amis. Parmi eux, presque tous ont fait de longues études, ils sont chercheurs dans des disciplines scientifiques, ils enseignent dans des universités. Je ne sais pas pourquoi ce détail sociologique est important mais il fait partie du tableau. Ou de la rêverie.

Une première version de ce texte date des 23-29 février 2020. Je l’ai écrit au chevet de ma femme atteinte d’un cancer dont elle devait mourir au mois de juin suivant. Elle souffrait. Elle ne quittait plus le lit. Je l'écrivais près d'elle, sur mon iPad, et, la nuit, quand elle dormait, j’en publiais un blog des morceaux qu’elle lisait au matin, ainsi que nos enfants. Nous n’en parlions pas mais je crois qu’elle était heureuse de les lire, notre fille me l’a dit.

L’image qui m'apparaissait alors était celle d’un bonheur que nous n’avions jamais connu, à peine entrevu, ici ou là. Mais dans ce paysage, le pré en pente est lui-même marqué par une troublante obscurité. Pour le dire vite, des fêtes sont données, l'été, sur la terre battue. Elles commencent par des festins qui réunissent les habitants du hameau, et d’autres encore venus d’ailleurs pour l’occasion. De longues tables couvertes de nappes blanches, et, quand vient le soir, des musiciens jouent de leurs instruments (guitare, trompette, accordéon) et on démonte les tables à tréteaux pour mieux pouvoir danser. Enfin, la nuit descend, plus épaisse, plus noire qu’on l'eût imaginé, et tandis que leurs parents et amis continuent de danser, il en est qui s'écartent du groupe. Ils disparaissent sous les arbres du pré en pente qui descend vers la rivière. Qui chute (ou bascule) vers elle sans qu’on la voie. Seuls, ils vomissent le vin rouge qu’ils ont bu, le front appuyé contre un arbre. À deux, ils se prennent par la main pour ne pas trébucher, puis, parvenus au bord de la rivière qui scintille sous la lune, ils s’étreignent et s'embrassent en secret.

mardi 9 janvier 2024

The House of the Rising Sun

LUI: Durant cette période, il fréquente les surprises-parties. Mais il le fait en dilettante. Il en repart le premier, sans embarquer personne. Et, quand il s’en va, il entend encore les chansons sur lesquelles on a dansé. Et quand il est vieux, qu’il y repense, il se dit que ces chansons ne correspondaient jamais tout à fait avec son état d’esprit du moment. Qu’elles racontaient toujours une autre histoire, et que cette autre histoire se superposait à la sienne.
LE TÉMOIN: Il ne dit pas pourquoi il en repartait le premier. Il passe tout de suite à autre chose.
ELLE: Il en repartait le premier parce que la jeune fille dont il était amoureux ne fréquentait pas les surprises-parties. Elle appartenait à un tout autre milieu. Elle fréquentait plutôt les cellules des Jeunesses Communistes. Depuis l’enfance.
LE TÉMOIN: C’est nouveau, ça.
ELLE: Non, c’est ancien.
LUI: Nous appellerons Arsène le garçon en question.
ELLE: Et nous appellerons Elvire la jeune fille.
LE TÉMOIN : Arsène et Elvire. Il Combattimento di Arsène e Elvire. Nous voilà à composer un madrigal, bon pour être donné à l’occasion du carnaval de Venise, dans un palais du Grand Canal. Il manque le bruit des épées.
ELLE: Aux yeux des autres, Arsène était un cambrioleur. Ses parents étaient morts dans un accident de voiture, ou peut-être avaient-ils été assassinés dans leur chalet de La Colmiane. Ils le laissaient seul avec un peu d’argent, si bien qu’il avait interrompu ses études et qu’il occupait le plus gros de ses journées à jouer aux courses sur l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer, tandis que la nuit, il franchissait des murs, il traversait des jardins, il fracturait des portes.
LUI: Arsène s’en allait seul des surprises-parties, il les quittait le premier mais déjà il faisait nuit, et il ne rentrait pas tout de suite chez lui, il faisait un long détour par le bord de la mer. Et il se souvenait alors des chansons sur lesquelles on avait dansé, il y en avait une au moins qui tournait dans sa tête.
ELLE: Et tu dis que cette chanson ne correspondait pas alors à son état d’esprit. Jamais tout à fait. Qu’elle racontait une autre histoire.
LUI: Je parle de la façon dont ces chansons, toujours les mêmes, s’imprimaient en transparence sur sa vie. De la façon dont elles symbolisaient avec certains moments de sa vie, et qu’elles le faisaient de façon arbitraire, toujours aléatoire.
LE TÉMOIN: Elles ne coïncidaient pas avec. Elles ne disaient pas la vérité vraie de sa vie, encore que d’une certaine façon elles prétendaient le faire. Elles se donnaient pour telles. Et il était bien naturel qu’elles y échouent ou qu’elles y manquent, puisqu’elles avaient été composées par d’autres et chantées par d’autres, dans une autre langue qu’il ne savait pas, ou qu'il savait mal, très loin d’ici.
ELLE: Y avait-il une chanson qui symbolisait avec Elvire?
LUI : Toutes, d’une manière ou d’une autre, symbolisaient avec Elvire. Mais il y en avait une au moins qui symbolisait parfois avec elle et parfois avec lui. Quand elle était chantée par une femme, elle racontait l’histoire d’une femme. Et quand elle était chantée par un garçon, elle racontait l’histoire d’un garçon. Les deux s'imprimaient aussi bien. Avec autant de force.
LE TÉMOIN: Ce n’était pas une chanson sur laquelle on avait dansé, mais c’était une chanson qu’il emportait avec lui sur la Promenade des Anglais et qui lui disait qu’à force de fuir l’école et de traîner la nuit, il pourrait bien se retrouver en prison.
LUI: Il fouillait la nuit. Il franchissait des murs, traversait des jardins, courbé en deux, il forçait des portes, cassait des vitres, plongeait une main gantée au fond des coffres. Et il en ressortait la main pleine de bijoux qu’il éclairait avec sa torche.
ELLE: Il fouissait la nuit comme, avec son groin, un sanglier aveugle.
LE TÉMOIN: L’histoire d’Arsène et Elvire n’était pas la sienne. Ses parents n’étaient pas morts. Il ne jouait pas aux courses et il n’était pas cambrioleur.
LUI: Mais, quand il s’en allait la nuit sur la Promenade des Anglais, il y avait dans sa tête The House of the Rising Sun. Parfois chantée par elle. Parfois chantée par lui.