vendredi 19 janvier 2024

Les amants de Nice-Nord

Quand Grégoire est apparu, personne ne savait au juste d’où il venait. Il était le nouvel horloger de la rue des Roses. Dans un quartier comme le nôtre, tout se sait. La boutique était restée longtemps fermée, et la beauté du personnage en blouse grise qui se profilait à présent derrière la vitrine, ou qui venait fumer sa cigarette devant sa porte, avait attiré l’attention de plusieurs d’entre nous.
Des yeux bleus dans un visage mat, des cheveux noirs coiffés en arrière, longs sur la nuque, la taille haute et souple, une fine moustache, un sourire désarmant. Puis, un soir, il s’en trouva une pour le reconnaître sur l’estrade d’un bal. Il jouait du saxophone. Elle a dit: “Mais c’est notre bel horloger!”, et les autres avec elle se sont haussées sur la pointe des pieds pour mieux l’apercevoir.
Dans ces années-là, des bals étaient nombreux à se tenir, le soir, sur les places des quartiers nord, et nous n’en manquions aucun.
J’étais amie avec une jeune femme que j’appellerai Solange. Son mari et le mien travaillaient ensemble. Serge, le mari de Solange, était promoteur immobilier, et Antoine, mon mari, l’accompagnait partout. Nous nous étions connues un soir que Serge avait organisé une réception dans leur villa de l’avenue Chateaubriand. Solange était la mère d’une fillette de deux ans. Elle employait une nurse, du personnel de maison, et il était facile de voir qu’elle s’ennuyait à attendre son mari qui n'était jamais là, ou à recevoir ses clients et ses collaborateurs, ce qui n’était guère plus amusant.
Pour Antoine, c’était une chance d’avoir rencontré Serge et de travailler avec lui. Serge avait une force et une assurances qui parfois me faisaient peur. Il souriait mais d’un sourire sauvage, on aurait dit un loup, et il gagnait beaucoup d’argent.
En plus de la villa de l’avenue Chateaubriand, le couple possédait un chalet à Auron, de taille imposante, où Serge réunissait des personnages toujours un peu mystérieux avec lesquels il était en affaires. Beaucoup venaient d’Italie. Leurs femmes, leurs enfants et leurs voitures étaient voyants.
Nous-mêmes, depuis qu’Antoine travaillait avec lui, jouissions d’une aisance inespérée. Nous habitions un bel appartement avec portes vitrées, parquets aux sols, moulures aux plafonds, baignoires à l’ancienne et loggias fleuries, dans ce bâtiment de la rue Paul Bounin que vous connaissez sans doute, grand et luxueux comme un paquebot de croisière.
À la suite de Solange, je fus admise dans un petit groupe de femmes dont j’adoptai les habitudes. La plus notoire consistait à se baigner à la mer chaque jour de l’année. Du moins, prétendions-nous le faire.
Nous retrouvions à Castel Plage des hommes et des femmes souvent plus âgés que nous et plus assidus aussi. Des fadas, comme on les appelait ici depuis la Belle époque. Il y avait parmi eux des anglaises, héritières directes de la haute tradition touristique, qui fréquentaient les cours de yoga, se protégeaient du soleil, lisaient Virginia Woolf et Alexandra David-Néel et qui s'arrêtaient ensuite, en remontant vers le studio qu’elles avaient loué, pour acheter sur le Cours Saleya des tomates et des figues, un fromage de chèvre et de l’huile d’olive.
Nous retrouvions aussi à ces rendez-vous des techniciens de l’opéra, un couple de maîtres d’école végétariens, disciples de Georges Gurdjieff, des commerçantes du marché qui, pour une heure ou deux, laissaient leurs maris se débrouiller derrière les étals, ainsi qu’un vieil ouvrier en vareuse qui venait à bicyclette.
Il laissait celle-ci au sommet des escaliers et descendait nous rejoindre. Il disait bonjour à chacun, dévêtait un corps maigre et bronzé, à la peau parcheminée, écailleuse comme celle d’un lézard, puis il s’en allait jusqu’au rivage, se déplaçant avec peine à cause des galets qui le faisaient souffrir, tanguer sur ses longues jambes tordues, sur ses pieds fragiles, pour enfin, quand il s’était glissé dans l’eau, nager si bien et si loin qu’on craignait de ne plus le revoir.
Castel Plage était notre lieu de ralliement. Nous nous y retrouvions le matin. Nous y déjeunions souvent d’œufs durs et de blancs de poulet. Qui donc avait pensé à apporter une capsule de sel? Et il arrivait que des garçons qui connaissaient nos maris, que nous avions rencontrés chez Serge, avec qui nous avions dansé au bal, nous y rejoignent.
Solange était petite et ravissante. Elle racontait qu’elle avait été danseuse classique. Que, très jeune, elle avait obtenu un premier prix du conservatoire de Nice, qui lui avait valu d’être engagée pour la saison suivante à l’opéra de Palerme. Qu’elle avait vécu deux années merveilleuses entre Palerme et Naples, auprès d’un amant italien qui faisait partie de la troupe. Celui-ci l’avait présentée à sa famille et à tous ses camarades, jusque dans son village natal. Ensemble, ils avaient pris des autobus pour découvrir la côte amalfitaine. Enfin, ils parlaient de se marier, et cela aurait pu durer toujours si deux blessures consécutives à la même cheville ne l’avaient pas contrainte à regagner la France. Dans les six mois qui suivirent, la ballerine avait dû subir plusieurs opérations, et elle perdit tout espoir de poursuivre une carrière professionnelle.
L’histoire était tellement romantique qu’elle aurait pu servir d’argument à un ballet ou à un film. On y croyait à peine. Pourtant Solange n’en démordait pas. Elle la racontait à chaque personne qu’elle rencontrait, sans que le nom de l’amant — Attilio Cocco —, les lieux ni les dates ne varient jamais, et elle y ajoutait des détails pleins de musiques, de parfums et de couleurs. Et chaque fois, on lui disait: “Mais enfin, tu devrais écrire tout ce que tu nous racontes là, le plus simplement du monde, un chapitre après l’autre, pour en faire un roman”, et Solange acquiesçait en secouant les mèches de cheveux mouillés libérés de son bonnet de bain — vous vous souvenez des photos de Sarah Moon, son visage avait quelque chose qu’on voit dans ses modèles. Elle répondait: “Oui, oui, bien sûr, vous avez raison, je vais le faire”, mais elle ne le faisait pas.
Quant à moi, loin d’encourager ce projet de roman, ce qui m’intriguait surtout, c’était de savoir comment Serge, son mari, prenait la chose. Pouvait-il ignorer qu’elle racontait cette aventure de jeunesse à qui voulait l’entendre, que le nom d’Attilio Cocco y revenait sans cesse et qu’elle l’évoquait comme celui de l’amant idéal? Car le même Attilio devait aujourd’hui poursuivre sa carrière sur les mêmes scènes, et si j’avais été Solange, j’aurais craint que Serge ne le fasse abattre par quelque tueur juché à moto, une nuit où, sorti de l’opéra, celui-ci se serait trouvé à retourner chez lui, ou peut-être à l’hôtel, au guidon de sa Vespa.
Mais non, Solange ne semblait pas craindre Serge. Et d’ailleurs, elle flirtait éhontément avec plusieurs garçons. Ceux-ci nous retrouvaient le matin à la plage et le soir au bal. Ils se relayaient.
La mode était alors aux boîtes de nuit, et Serge ne manquait pas de nous entraîner dans celles où les lumières électriques tourbillonnaient aux plafonds, où les sols étaient de verre et reflétaient les cuisses nues, où le bruit de la musique était assourdissant. Les retours à plusieurs voitures, entre Cannes et Monaco, aux petites heures de l’aube, sentaient l’alcool et le vomi. Ils promettaient la mort. Par quel miracle y avons-nous échappé? Je l’ignore. En plus de quoi, les danses qu’on y dansait étaient désordonnées, animales, tandis que Solange préférait s'adonner à celles qui s’apprennent avec application, où l’on compte ses pas, où l’on varie les postures savantes, et qui supposent une vraie complicité entre les partenaires, qui se tiennent à deux mains, qui se regardent dans les yeux, ou qui ne se regardent pas, qui s’invitent, se refusent, s’esquivent, se rattrapent, et qui, pour finir, se remercient d’un sourire ou d’un mouvement de tête, avant de se séparer dans les directions opposées de la piste, autour de laquelle tout le monde les regarde.
Plusieurs petits orchestres tournaient alors dans les villages de l’arrière-pays et se partageaient, à tour de rôle, les estrades de Nice. On connaissait leurs noms et leurs spécialités respectives. Lequel avait le meilleur accordéoniste? Lequel excellait dans le répertoire du tango et du paso doble? Lequel se souvenait du twist? Lequel aimait la valse? Lequel n’y croyait pas?
Parmi toutes ces formations, celui d’Edmond Lemerle où figurait Grégoire était le plus jazzy. Son jazz était sagement inspiré par celui du Hot Club de France dans lequel Django Reinhardt et Stéphane Grappelli se donnèrent la réplique. Pour autant, il arrivait à Grégoire d’y produire des solos qui faisaient davantage songer à John Coltrane, voire à Albert Ayler. Et puis, après ces morceaux de bravoure qui enflammaient l’assistance, il y avait toujours un moment où notre saxophoniste descendait de l’estrade pour danser avec Solange. Celle-ci l’accueillait à bras ouverts. Et, à les voir, il était facile de comprendre qu’ils étaient épris. Nous nous regroupions alors autour d’eux pour mieux les cacher aux yeux des importuns; pour que, pendant les trois minutes trente-cinq que durait la chanson, ils soient seuls au monde. Et, en les voyant, nous songions toutes alors: “Que Dieu les protège!”

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mardi 16 janvier 2024

Ukraine

Mon père s’appelait Marko. Il avait un frère, de deux ans son cadet, qui s’appelait Mykola. Mon père et l’oncle Mykola avaient ouvert ensemble un magasin de jeux vidéo. Le magasin était assez grand pour qu’ils y organisent des tournois, et ceux-ci attiraient beaucoup de monde. Le soir, quand il était de retour chez nous, mon père dessinait. Nous étions alors réunis dans la cuisine. Ma mère préparait le repas. Mon père et moi étions assis derrière elle, à une table sur laquelle il avait posé sa boîte de feutres et son carnet à dessin. J’étalais près de lui mes livres et mes cahiers. J’apprenais mes leçons et je faisais mes devoirs. Une ampoule électrique pendait au-dessus de nous.
Mon père prétendait surveiller mes devoirs, mais je n’avais guère besoin qu’il les surveille. J'étais un élève attentif. Tout au plus m’arrivait-il de lui donner mon livre en disant: “Fais-moi réciter!” Alors, je récitais et il hochait la tête en me soufflant, ici ou là, un mot qui me manquait. Puis, il me rendait mon livre et retournait à ses dessins.
Plus souvent, c’était lui qui glissait vers moi son carnet à dessin. Je regardais son dessin, je me souviens, sans le toucher. C'était mon tour de hocher la tête. Nous échangions un sourire, je lui montrais mon pouce et chacun reprenait ses occupations, en silence, dans le dos de ma mère.
Des années plus tard, je devais découvrir le Blade Runner de Ridley Scott, et je compris alors que les dessins de mon père s’inspiraient de cet univers onirique
L’odeur de la soupe qui cuisait nous enveloppait aussi bien que la douce clarté de l’ampoule électrique. Enfin, ma mère disait que nous devions débarrasser la table et le repas commençait.
Voilà ce que fut le bonheur de mon enfance. Puis, il y eut la guerre.
Un matin, nous apprîmes que notre puissant voisin avait passé la frontière. Il avait lancé ses chars et son aviation qui bombardaient nos villes. Mon père et mon oncle Mykola furent des premiers à s’engager. Ils partirent au combat. Et je restai seul avec ma mère.
Notre ville fut bombardée et à moitié détruite. Puis, notre ennemi l’abandonna où elle était, dans l’état où elle était, et il alla porter ses destructions ailleurs. Sur d’autres villes.
Alors, chez nous, la vie reprit son cours, tant bien que mal. Nos mères sollicitèrent un employé de la bibliothèque pour nous faire la classe. La bibliothèque avait été détruite. Cet homme était bossu, ce qui le dispensait de partir à la guerre. Notre école aussi avait été détruite. Nos mères avaient aménagé une ancienne écurie où nous nous retrouvions, chaque matin, une douzaine d’enfants, pour réciter les tables de multiplication et pour lire dans les livres disparates qu’on avait pu sauver. Pendant les récréations, nous jouions dans une ruelle, et ces récréations étaient longues. Notre maître les occupait à fumer des cigarettes en lisant, debout, dans un fort volume de Saint Thomas d’Aquin.
Parmi mes camarades, il en était un qui suscitait chez moi une vive curiosité. Il s’appelait Youriy. Il était espiègle, toujours joyeux, capable de réparties qui nous faisaient rire, en même temps qu’il souffrait d’un handicap: il était trop gros.
Sa corpulence l'empêchait de partager la plupart de nos jeux. Il ne s’en plaignait pas et il en pratiquait deux dans lesquels il excellait. Le premier était celui des osselets. Il s'asseyait, le dos au mur, les jambes largement écartées et, entre ses jambes, il faisait voler les osselets, les ramassait, les rattrapait avec une prestesse et une précision vertigineuses. Le second, il l'avait inventé. Il consistait, pour lui, à se coucher sur le dos et, pour nous, à venir nous asseoir à cheval sur son ventre pour qu’il nous fasse sauter en jouant des reins, comme un pur-sang fait sauter un cowboy au cours d’un rodéo.
Cet exercice nous ravissait. Nous formions un rang dans lequel chacun attendait son tour pour occuper la place du cavalier. Puis, un jour, je fis part à ma mère de cette invention, et je fus surpris qu’elle s’en trouvât fâchée.
Toute rouge de colère, elle me dit que ce jeu était indécent. Que nous traitions mal le pauvre Youriy. Elle alerta d’autres mères et ensemble elles allèrent protester auprès de notre maître. Elles exigèrent que désormais il interdise cette horreur. Celui-ci nous fit connaître le verdict parental, mais il ne paraissait pas lui-même convaincu du bien-fondé de cette décision, et puis la lecture de Saint Thomas d’Aquin l’occupait beaucoup. Sans doute était-il plongé alors dans un chapitre particulièrement difficile de la Somme théologique, si bien qu'après quelques jours, les rodéos reprirent de plus belle. Je n’y participais plus mais je continuais d’y assister en sautant sur mes pieds et en applaudissant des deux mains.
J’eusse aimé que l’histoire s'arrête là, mais ce n’est pas le cas. Une nuit, j’eus un cauchemar. Dans le rêve, je dormais chez Youriy, dans un lit étroit placé à côté du sien. Puis, je me réveillais au milieu de la nuit et m'étonnais que Youriy ne fût plus dans le lit qu’il occupait près de moi. Alors, je me levais dans une obscurité presque complète, attiré par une lueur qui venait de la cuisine, et effrayé en même temps par un horrible bruit de succion et de mastication. On entendait, sous les dents, craquer des os.
J'allais jusqu'à la cuisine et là, dans l’encadrement de la porte, je voyais Youriy assis devant la table, qui dévorait, les yeux exorbités, le contenu d’une marmite énorme comme le chaudron d’une sorcière.
Je me réveillai au matin dans mon lit. Ma mère ouvrait les volets comme elle faisait chaque matin. Sa vue me rassura. Je ne lui parlai pas de mon rêve. Mais cet apaisement fut de courte durée. Le soir du même jour, nous vîmes arriver mon oncle Mykola. Il portait l’uniforme. Il était grand et beau dans son uniforme, mais il venait nous annoncer le décès de mon père qui était tombé près de lui, fauché par la mitraille.
Voilà, cette fois j’ai tout dit. Je peux ajouter en forme d'épilogue que, ce soir-là, l’oncle Mykola convainquit ma mère de partir avec moi. Quelques semaines plus tard, nous habitions à Paris, dans une chambre de bonne. Ma mère trouva à s'employer dans une blanchisserie. J’avais emporté avec moi la boîte de feutres et les carnets à dessin de mon père. J’appris à dessiner. Aujourd'hui, on me connait comme décorateur de théâtre. On dit que mes décors ressemblent tous à des paysages de guerre. Mykola a fini par être blessé. Ce fut sa chance et la nôtre. Il est venu nous rejoindre à Paris et il a épousé ma mère.

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dimanche 14 janvier 2024

Blind Willie McTell

LUI: Elle s’appelle Viviane. Elle travaille Porte de Bercy et elle habite rue Caulaincourt. Le soir, elle quitte son bureau à cinq heures et elle rentre chez elle en métro. Elle est rendue une heure plus tard. Hector est alors à la garde de Maïa, qui est allée le chercher à l’école, qui l’a ramené à la maison, qui l'aide à faire ses devoirs, à prendre son bain, qui l'autorise à regarder un ou deux dessins animés à la télévision dans l’attente du retour de sa mère. Mais avant de monter chez elle, au troisième étage où elle habite, Viviane doit faire quelques courses. Michel assure les courses hebdomadaires au supermarché. Chaque samedi matin, il remplit un caddie. Viviane les complète par des achats qu’elle fait, le soir, dans les petits commerces du quartier: des légumes, des fruits, du fromage, des yaourts. Puis, elle prépare le repas en attendant le retour de Michel. Ce moment, au pied de son immeuble, dans les rues alentour, est important pour elle, parce qu’elle mesure alors le changement de la lumière. En été, la nuit semble très loin. Il semble qu’elle ne viendra jamais. L'été, il leur arrive de ressortir avec l’enfant après dîner. Ils se promènent à pied. Ils vont manger une glace. Ils reviennent lentement, en parlant des vacances où ils voyageront dans le sud de l’Italie, où ils loueront un bateau. Tandis que l’hiver, il fait déjà nuit.
ELLE: Et c’est dans ce moment que tu la rencontres.
LUI: Que je l’aperçois. Je ne lui ai jamais parlé. Je ne sais rien d’elle, pas même son prénom que j’ai inventé.
ELLE: Tu l’aperçois à ce moment, en descendant ou en remontant vers les escaliers de la rue du Mont-Cenis, chez ton fils. Et soudain, tu crois tout savoir d’elle, tout comprendre.
LE TÉMOIN: Il ne peut pas se tromper de beaucoup. Et à ce moment, une fois encore, il écoute de la musique.
ELLE: Une chanson se superpose de manière aléatoire à cette rencontre. À l’expérience que tu vis. 
(Ici, on entend les premiers accords de la chanson. Les voix se taisent pour écouter, mais la musique cesse très vite, et les voix reprennent.)
LUI: De manière aléatoire en même temps que nécessaire. Dans mon souvenir au moins, cette musique et l’image de la jeune femme resteront associées.
ELLE: C’est une musique qu’elle ne connaît pas. Qui appartient à la culture de ta génération, pas à la sienne.
LE TÉMOIN: Bob Dylan n’est pas pour elle. S’il lui donnait à l’entendre au moment où il la voit, cette chanson ne lui dirait rien.
LUI: C’est une chanson que Bob Dylan écrit en hommage à Blind Willie McTell, un chanteur de blues qui a bien existé. Il l’enregistre une première fois en 1983, mais il ne la retient pas. Puis, il la reprend en 1991, dans une version où il joue du piano et de l'harmonica, seulement accompagné par Mark Knopfler à la guitare acoustique. Et elle devient alors un classique de son répertoire personnel.
LE TÉMOIN: Les paroles, écrites par lui, évoquent l’histoire de la musique américaine et de l’esclavage. Elles sont très sombres.
ELLE: Ta Viviane est toute jeune. À peine trente ans peut-être. Elle travaille à Bercy, dans les bureaux du Ministère de l’économie. Elle est compétente, bien payée. Elle ne fume pas, ne boit pas, se nourrit de légumes et de fruits. Elle pratique le yoga. C’est une merveille de clarté. Elle fait partie de ce que nos sociétés libérales font de mieux aujourd'hui. De plus civilisé. De plus accompli.
LE TÉMOIN: Loin des guerres et des haines. Des tortures, des civils écrasés sous les bombes. Des otages, des brûlures et du sang. 
LUI: Mais, le soir, quand elle sort du métro, qu’elle est seule, il y a ce moment d’obscurité qui la chavire. 
LE TÉMOIN: Blind Willie McTell était noir et aveugle. Les paroles de Dylan évoquent ce que voit un homme noir et aveugle qui sait la musique et qui chante le blues. Elles disent, par exemple: Seen them big plantations burning / Hear the cracking of the whips / Smell that sweet magnolia blooming… 
LUI: J’entends brûler les grandes plantations / Écoutez les claquements des fouets / Respirez le doux parfum du magnolia qui fleurit…
ELLE: Crois-tu que Viviane ait encore sa chance? Elle est faite pour être heureuse. On croirait que nulle ombre la traverse.
LUI : Sa chance, elle fait tout pour l’avoir. Il n’est pas nécessaire qu’elle entende la chanson de Dylan, qu’elle en saisisse les paroles. Je n’y tiens pas du tout. Le passé est le passé. Que Dieu la protège!