vendredi 15 mars 2024

Étude florentine

Il se promenait le matin avec, dans la poche, un livre d’histoire de l’art qu’il ouvrait dans les jardins, à la terrasse des cafés, cela jusqu'à midi où il déjeunait dans un restaurant avec le livre ouvert à côté de son assiette. Puis, il retournait à son hôtel pour dormir, et il n’en ressortait pas avant la tombée du jour. Dans leurs lettres, ses amis lui disaient: “Au groupe que nous formions en sortant de l’université, tu préfères une ville étrangère où tu ne connais personne. Dans cette ville, tu préfères les œuvres du passé. Et aux œuvres du passé, tu préfères les lourds ouvrages qui les décrivent.” Il riait en lisant ces lignes, il revoyait le bon visage du camarade qui les avait écrites, et très vite il répondait: “C’est vrai. Il n’est guère de matin où je ne fasse une incursion aux Offices, guère de soir où je ne retourne pas, au moment des vêpres, à Santa Maria Novella. Alors, bien sûr, je jette un œil aux fresques de Masaccio, dans la chapelle Brancacci, mais c’est seulement pour vérifier…”

mercredi 13 mars 2024

Le lavoir

J'étais effrayé par le bruit de l’eau. De l’eau claire qui s'écoulait d’un tuyau en fonte dans l’eau sombre d’un lavoir. Et ce lavoir se trouvait dans le sous-sol d’un café où j’avais demandé qu’on m’indique les toilettes.
Les rues brûlaient de soleil. Depuis des semaines, la chaleur était accablante, on ne trouvait le sommeil qu’aux petites heures du matin, on se réveillait dans des draps trempés de sueur, et le reste de la journée on restait chez soi, les vitres ouvertes derrière des rideaux qui flottaient. Et que faire de son corps? Comment rester immobile dans un fauteuil, les deux mains posées à plat sur les accoudoirs, le regard vide?
Je crois que je n’avais vu personne depuis une semaine que j’avais fermé la librairie. Le matin, j’allais à la poste pour expédier deux ou trois livres qu’on m’avait commandés. Je vérifiais mes courriers électroniques. Je prenais des douches. Je ressortais pour manger un sandwich sur un trottoir abrité par une tente, près de la station Valrose. L’après-midi, j’allais au cinéma, derrière la Gare du Sud. Et puis c’était tout.
J’aurais dû être parti à la montagne, assez loin et assez haut dans les Alpes, en Italie, en Suisse ou en Autriche, comme je fais chaque été, mais cette fois je m’y étais pris trop tard. Je m’étais laissé piéger par la chaleur. Je rêvais d’une cabane à la lisière de la forêt, d’une simple chambre à l’étage d’une ferme, des nuages qui se forment et s’assombrissent vers le soir, et d’un orage peut-être qui éclate dans la nuit. Je me souvenais de plusieurs orages dans la montagne, qui traversaient les nuits. Les occupants du chalet sortaient sur le balcon, dans la tenue où ils étaient, pour assister au spectacle. Ils comptaient les secondes qui séparaient un éclair du tonnerre qui suivait, déchirant le ciel comme une feuille de papier. Dans les jambes de leurs parents, les enfants applaudissaient. Puis, il fallait les ramener dans la chambre et les remettre au lit, avec un baiser sur le front. Le jour ne tarderait plus maintenant. Et, cette après-midi-là, il a fallu que je sorte à tout prix.
J’ai marché en me glissant à l’ombre des façades. Comment ai-je pu marcher si longtemps? J’ai fini par trouver refuge au Per Lei, place du Pin, où je n'étais jamais entré auparavant mais où, aussitôt la porte franchie, j’ai goûté l’ombre et la fraîcheur. Comme celles d’un glacier. 
Derrière le comptoir, se tenait une très jeune femme, mince, tatouée, les cheveux ras, sans maquillage. Nos regards se sont croisés. J’étais le seul client. Elle faisait jouer de la musique, si fort que les vitres auraient pu se briser et tomber en morceaux dans les éclats du soleil, mais c’était celle d’un album de James Brown, et on se sentait l’envie de faire le grand écart, de balancer le micro et de miauler comme lui.
J’ai commandé un Coca-Cola avec beaucoup de glace. Puis, je suis descendu au sous-sol. J’ai entendu le bruit de l’eau. Il venait de derrière une porte entrouverte au fond du couloir. Le couloir était éclairé par une ampoule électrique. Elle s’est éteinte. Une autre lumière filtrait par la porte entrouverte. Tout aussi pâle. Je me suis approché. J’ai poussé la porte. Deux hommes se tenaient là, près du lavoir en ciment. La surface de l’eau en était lisse et noire, avec seulement le bruit de l’eau claire qui s’écoulait du tuyau en fonte. Qu’est-ce qu’un lavoir pouvait bien faire dans cette cave? Et ces deux hommes près de lui? Ensemble, ils se sont tournés vers moi, ils m’ont dévisagé. Il y avait de la réprobation dans le regard du plus vieux. Un sombre reproche. Comme si je les avais surpris dans des poses indécentes. Ou comme si je venais les déranger en pleine opération chirurgicale, et que le malade couché sur la table risquait de mourir à cause de mon intrusion. J’en aurais défailli. Mais aussitôt son visage a changé d’expression. Il a pris un air commercial, ou peut-être professoral. Il était petit, le teint mat, la moustache et la barbiche blanches, des lunettes cerclées. Il portait un costume, la veste ouverte sur un gilet. Le bout des doigts enfoncés dans les poches du gilet. Oui, un directeur d’école, ou un inspecteur de l’éducation nationale, féru d’histoire, admirateur de Napoléon Bonaparte, franc-maçon, parlant espagnol, plutôt sévère. Il a dit:
— Entrez, Monsieur, entrez! Vous venez pour la vente. Vous arrivez trop tard, les plus belles pièces sont parties. Mais rien ne vous empêche de jeter un coup d'œil à celles qui nous restent. Mon assistant va vous montrer.

(4 février 2024)

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Rodolphe: La Mission

— Nous l’appellerons Rodolphe. Nous ne savons rien de lui, si ce n’est qu’il prend la forme d’un insecte géant pour s’envoler, la nuit, et accomplir ses exploits. Des actes d’une violence inouïe ou de réparation.
— Vous avez dit la nuit?
— Là d’où il part, il fait nuit. C’est la nuit chez nous. Et ses raids s’opèrent en quelques battements d’ailes. Dans tous les cas, il est revenu avant le jour. Mais ailleurs où il va, il peut faire grand soleil et le temps ne compte pas. Nous ne savons pas l’évaluer. L’opération se déroule à l’autre bout de la galaxie, ou dans une autre galaxie, et ce temps n’est pas le nôtre.
— Mais il revient, dites-vous?
— Dans la ville où il revient, il est un homme. Le plus pauvre, le plus obscur. Il exerce le métier de manutentionnaire dans les hangars d’un grand magasin. C’est là que nous avons pu le localiser, et c’est là que vous devrez prendre contact avec lui.
— Pour l’éliminer?
— Non, pas pour l’éliminer. J’ai parlé d’actes de violence. Mais ceux-ci ne nuisent pas à nos intérêts, ni ne les servent. Rodolphe ne lutte pas contre nous. Il sert d’autres intérêts. Ceux d’une autre puissance. Nous ignorons laquelle et vous devrez l’apprendre.