samedi 23 mars 2024

Rodolphe: L'Opus 109

Ma mission comprenait des étapes. Dans la première, je devais prendre contact avec Léo Puyol, le libraire, et faire en sorte qu'il raconte. Qu'il se livre. On ne me disait pas pourquoi lui plutôt qu'un autre, ni quel genre d'informations j'étais censé recueillir de sa part; l'objet de l'enquête, je devrais le découvrir par moi-même, en l'écoutant, en le laissant parler, en me fiant à mon instinct, et en effet les choses se passaient souvent ainsi dans les débuts d'enquêtes. Le plus surprenant était que, cette fois, on ne me fixait aucun délai. Je n'étais pas censé l'éliminer, ni obtenir des résultats rapides. Pour autant, je ne pouvais pas douter que l'affaire revêtit une certaine importance, car, dans le cas contraire, aurais-je été choisi pour la mener à bien? Le Bureau ne manquait pas d'agents que, pour la plupart, j'avais contribué à former et dont quelques-uns au moins gardaient mon portrait épinglé à l'intérieur de leur armoire, au camp d'entrainement d'Uranus 108, où nous nous retrouvions au moins une fois par an, vers la fin de l'automne, dans un grand château au milieu de marais, ceux-ci couverts de brume et où, tôt le matin, en marchant dans les roseaux, nous chassions la grouse.
Le contact avait été facile à établir. Il m'avait suffi d'entrer dans sa boutique et de lui poser une question assez savante et assez large pour qu'on pût disserter. J'avais choisi celle du cinéma de Marguerite Duras. Je ne m'intéressais pas, dis-je, seulement à ses scénarios, à ses propres écrits mais aussi aux entretiens qu'elle avait accordés à de jeunes admiratrices idolâtres, et aux études journalistiques et universitaires qui avaient été publiées, la concernant, dans les mêmes années.
— Des choses dont la plupart me sont passées entre les mains lorsque j'étais étudiant puis un jeune professeur, mais que j'ai laissé filer!
— J'imagine que vous enseigniez alors la philosophie? me répondit Puyol.
— Oui, bien sûr, encore que je parlais surtout à mes élèves de Freud et de Jean-Luc Godard.
J'étais plus vieux que lui. Je ne me faisais guère d'illusion. Cette mission était probablement la dernière qu'il me serait donné d'effectuer sur le terrain; après quoi, je devrais prendre du recul; je serais affecté à l'une de nos "tours de contrôle”, mais laquelle, sur quelle planète? Et, pour ces missions de surveillances, des robots ne faisaient-ils pas aussi bien l'affaire?
La troisième fois que je suis entré dans sa boutique — un peu tard, après la tombée de la nuit, prétendant que c'était par hasard, parce que j'avais vu de loin qu'il y avait encore de la lumière sur son bureau, derrière sa vitrine —, il m'avait offert un petit verre de whisky, puis c'était lui qui avait proposé que allions dîner dans un japonais de la rue Biscarra. Et, à partir de ce moment, je n'avais plus rencontré d'obstacle, j'avais appris tout ce que je voulais savoir, ne doutant bientôt plus que ce que je voulais savoir, ce pour quoi on m'avait dépêché près de lui, c'était l'histoire sur laquelle il revenait sans cesse, sans qu'on ait besoin de le pousser, la grande histoire de sa vie, dans laquelle il n'était pas impliqué à titre personnel, dont il n'avait même pas été un témoin direct, puisque c'était celle de Daniel et Valentina.
— Et Valentina, aujourd'hui, a-t-elle retrouvé le goût de vivre? ai-je ajouté en une autre occasion, comme nous avions pris l'apéritif au bar du Westminster et que nous marchions sur la Promenade des Anglais. Il faisait nuit. C'était l'hiver. La mer bruissait dans l'ombre, sans qu'on la voie, ou seulement quelques bulles de bave blanche sous la lune. Les joggers nous doublaient sur le trottoir qui s'étendait devant nous, large et désert, en direction de l'aéroport. Les goélands, dans l'air, étaient plus gros que les avions.
— Valentina se porte au mieux, m'a-t-il répondu. Plusieurs fois par semaine, je monte la rejoindre après que j'ai fermé ma boutique. Nous dînons ensemble, c'est une excellente cuisinière, puis nous écoutons de la musique. En ce moment, ce sont les sonates pour piano de Beethoven dans l'interprétation qu'en donne Maurizio Pollini. Vous connaissez?
— Oui, bien sûr! Combien de fois au juste a-t-il enregistré l'Opus 109? À combien d'années d'intervalle? 
— Et après cela, souvent, il est tard et elle me convainc de rester chez elle pour la nuit. 

Rodolphe: Sous les hangars

Je lui ai demandé où il avait appris à aimer cette musique. Il a semblé ne pas comprendre ma question. Nous étions assis sur des cartons, à l’abri de la pluie, sous les hangars du centre commercial.
La façade de verre borde l’avenue principale, où la foule des piétons est nombreuse à circuler à toutes les heures du jour, mais, quand la nuit tombe, les lumières s'éteignent, les portes se ferment, les alarmes sont mises, tandis qu’à l’arrière, les hangars restent ouverts dans l’attente de camions venus parfois de loin, qu’il faut décharger avant qu’ils ne repartent.
Combien de nuits ai-je passées près de lui à attendre l'arrivée des camions, puis à les décharger, puis à essayer de dormir un peu avant que d'autres n'arrivent? Ils venaient des pays du nord le plus souvent, où les routes sont enneigées, où les ciels sont traversés d'orages, où les forêts sont immenses. Avec les chauffeurs, nous nous comprenions par gestes. Ils nous demandaient où trouver quelque chose à manger, mais surtout du café chaud et des cigarettes.
Nous étions devenus amis, quelque chose comme amis, il s’était habitué à moi, il me parlait. Et même il partageait avec moi les écouteurs de son téléphone, et ainsi nous écoutions ensemble de la musique.
C’étaient des symphonies de Gustav Mahler, uniquement des symphonies de Gustav Mahler, encore qu’il semblait ne pas connaître ce nom. J'étais surpris. Cette nuit-là, je lui ai demandé s’il lui arrivait d’écouter d’autres musiques.
— Quelle autre musique? m’a-t-il répondu. De nouveau il ne comprenait pas le sens de ma question. Je lui ai cité les noms des Doors, de Janis Joplin, de Jimmy Hendrix, mais il semblait les entendre pour la première fois. Puis nous avons dormi avec les écouteurs aux oreilles, sans arrêter la musique.

mercredi 20 mars 2024

Rodolphe: Préquelle (2)

Étais-je amoureux de Valentina? La réponse est oui, assurément. Valentina est même sans doute la seule femme dont j’aie jamais été réellement amoureux. Elle ne l’a jamais su, nous nous connaissions à peine, mais j’ai tout de même participé à des soirées, à des sorties en mer où elle était. Il m’est même arrivé, un certain mois d’août, de rejoindre le petit groupe d’amis dont elle était le centre, dans une villa de Sardaigne qu’on lui avait prêtée.
Je suis un personnage discret. Dans The Misfits de John Huston, je tiendrais le rôle de Montgomery Clift plutôt que celui de Clark Gable. Tout cela se passait après son divorce d’avec Victorien Lussart, et donc après ses premières retrouvailles avec Daniel, pour autant que celles-ci eussent été les premières. Inutile de préciser que Daniel n’était jamais présent aux rencontres que j’évoque. Il ne quittait pas Valberg; ou, s’il lui arrivait de le faire, ce n’était pas pour venir nous retrouver.
J’ai dit que Daniel était une légende. J’énonce là un fait. Je veux dire que ceux qui l’avaient connu au printemps 68, quand tout le monde était communiste, parlaient de lui comme d’un ange qui les aurait quelquefois caressés de ses ailes. À les entendre, les moments qu’ils avaient passés près de lui étaient magiques, ils ornaient leurs mémoires d’un sceau indélébile. Et je les écoutais. Mais cela ne signifiait pas que je partageais leur admiration. Le personnage de Daniel ne m’était pas sympathique du tout, j’éprouvais même à son égard une sainte horreur. J'étais enclin depuis le premier jour à voir en lui l’Ange du Mal. Je percevais sa nature, marquée par la drogue, la transgression, la violence et l’obscurité, à travers la pop music dont on me disait qu’il était très amateur, et cette musique des Doors, de Janis Joplin, de Jimmy Hendrix, était tout ce que je détestais. Tout ce contre quoi, pour ma part, je m'étais construit. Tandis que Valentina, dans mes rêves, avait un goût d’amande.
Après son divorce, elle avait continué d'habiter la villa de l’avenue Châteaubriant que son mari avait fait construire et dont il avait dessiné les plans dans le goût du Bauhaus, et elle n’avait eu aucun mal à trouver un métier. Elle s'intéressait à la mode, elle faisait des photos. Depuis toujours. Elle en avait conclu qu’il lui fallait convaincre de jeunes créateurs de lui confier la conception graphique de leurs catalogues, puis de lui laisser les rênes de leur service de presse. Le programme fut rempli à la lettre, ce qui nécessitait qu’elle voyage beaucoup. Elle le faisait volontiers, parée des vêtements que ces créateurs avaient conçus. “Légère et court vêtue”, aurait-on dit. Un sac en bandoulière. Comme un Chat botté qui aurait grandi. Traversant les halls d’aéroports, attrapant un taxi, avec ses longues jambes nues, des cheveux raides, mi-longs qui lui donnaient un air japonais et des yeux le plus souvent cachés derrière des lunettes de soleil qu’elle choisissait trop grandes. Tout cela en buvant de l’eau, en faisant du yoga et en mangeant de la salade et des graines. Pour autant, quand elle allait rejoindre Daniel dans sa montagne, c'était bien la musique des Doors, de Janis Joplin et de Jimmy Hendrix qu’ils devaient écouter ensemble, pas celle des Beatles, ni celle de Jordi Savall avec qui elle affirmait avoir dîné un soir, à la suite d’un concert, dans un restaurant de Villeneuve-lès-Avignon, et pouvait-elle le faire alors sans boire et fumer elle aussi, jusqu’à perdre conscience?
Et, quand l'accident est survenu, dix ans plus tard, nous ne voulions pas y croire. Il a fallu qu'elle témoigne. Elle l’avait provoqué. De nuit, à quinze kilomètres de Valberg, en pleine vitesse, elle avait jeté contre un arbre le véhicule qu’elle conduisait, provoquant très délibérément un accident auquel Daniel n’avait pas survécu, et dont elle-même était ressortie avec une fracture de la colonne vertébrale qui la condamnait à la chaise roulante pour le reste de sa vie.
Je déteste Daniel et tout ce qu’il représente. Il y a beau temps que je ne suis plus communiste. Elle venait de découvrir qu’Oriane, sa fille, avait une liaison avec lui, et aussitôt elle avait quitté Nice pour venir lui casser la figure, et au lieu de cela, arrivée à Valberg, devant la station-service, elle l’avait fait monter dans sa voiture et ils étaient partis. Et dans mes rêves, aujourd'hui encore, je ne cesse de la voir et de l'entendre, agrippée au volant, hurlant et pleurant sur une route déserte, dans une nuit de printemps que perçait la lumière de ses phares.