jeudi 28 mars 2024

Autoportrait

Mes logeurs m’ont parlé du bal qui devait avoir lieu dans la salle des fêtes du village voisin. Il y avait un autobus pour m’y rendre et, une fois là-bas, il se trouverait bien quelqu’un pour me ramener en voiture. Les jeunes ici commencent à me connaître. Ils m’ont en sympathie. Mais, après être resté assez longtemps à écouter la musique et à regarder ceux qui dansaient, comme j’avais bu de la bière et mangé une assiette de frites, j’ai préféré rentrer à pied. Déjà je m’éloignais. La lumière du bal, les rires et la musique étaient derrière moi, et je ne sais pas dire s’ils sont restés dans ma tête ou si je les entends encore, maintenant que j’en suis à marcher sur ce chemin de campagne, dans la nuit où il pleut: une pluie fine et patiente comme on en connaît peu chez nous, quelquefois au printemps, mais qui est ici monnaie courante. Et l’expérience de cette marche dans l’obscurité d’une campagne où il pleut, avec ses ombres qui bougent, l’eau qui clapote sur mon parapluie et les aboiements d’un chien invisible dont il me serait néanmoins facile de dessiner la silhouette, debout dans la cour d’une ferme, le museau et les oreilles dressées, n’est-elle pas celle que j’avais imaginée il y a bien longtemps et qui m’a décidé à venir m’établir, pour quelques mois au moins, dans ce lointain pays?
D’où m’est venue cette idée? Je crois qu’elle date de l’enfance, d’un jour où j'étais malade, où j’avais de la fièvre, une grippe sans doute, et où, pendant tout un long après-midi où j'étais couché, avec ma mère qui tricotait à mon chevet, j’ai lu Le Grand Meaulnes.
Alors, j’ai su que le vrai pays était là-bas, et qu’un jour je devrais le rejoindre.



lundi 25 mars 2024

Rodolphe: L'Innocent

Celui qui dort dans les hangars s'appelle Marcus. Il est l'Antécédent de celui que nous appelons Rodolphe, ce qui veut dire que Rodolphe est un Répliquant de Marcus, qui lui-même est une Répliquant de Daniel.
Les Répliquants de nouvelle génération sont des êtres vivants conçus à partir de la segmentation et de la recomposition en laboratoire de plusieurs codes génétiques, animaux ou humains. La plupart ont une vie très brève. Ils ne sont pas viables. Ils n'ont pas le temps de sortir du laboratoire que déjà ils s'autodétruisent. Et faut-il les en plaindre? Car ils sont tous des monstres et, parmi ces monstres, il en est d'autres, hélas, qui se prêtent aux missions auxquelles on les destine. Les plus risquées, les plus violentes, les plus contraires à la morale.
On les appelle aussi des Doubles, mais ce terme prête à confusion, car un Répliquant n'est pas le Double d'un seul Antécédent, c'est un être composite. Les caractéristiques dont il hérite de plusieurs Antécédents s'additionnent, se combinent et se recouvrent l'une l'autre. Et puis s'effacent.
D'après ce que j'ai pu comprendre (mais les informations qu'on veut bien nous fournir sont tellement fragmentaires), un Répliquant ne garde aucun souvenir de ses Antécédents, ni des expériences qu'il a pu vivre dans la peau de ces derniers: des prétendus exploits que l'autre a accomplis, des souffrances qu'il a endurées, ni des atrocités qu'il a pu commettre. Je veux dire: aucun souvenir conscient. Mais cela n'interdit pas de penser qu'il en reste marqué, et que des réminiscence peuvent se faire jour à l'improviste, notamment dans ses rêves. Alors, le plus souvent, il les chasse. Il est fait pour les chasser. Mais quelques-unes peut-être ressurgissent malgré lui. Elles se recomposent au fil des nuits, comme des puzzles, elles les impressionnent plus profondément et s'offrent à lui comme des énigmes. Qui sait? Qui peut le dire?
Marcus se souvient-il de Daniel? C'est la question que je me pose quand je suis près de lui. Et il y en a une autre: se souvient-il aussi des actes que Rodolphe, son propre Répliquant, nuit après nuit, commet à sa place, en s'extrayant de sa forme, en s'élevant vers le ciel, en fusant au milieu des étoiles, en traversant les galaxies? En a-t-il une idée? La réponse, de nouveau, serait à chercher du côté de ses rêves, et je ne suis pas chargé de m'occuper de ses rêves. Pourtant je ne peux pas m'empêcher de me poser la question, quand je le vois si fort et fragile, si seul au monde, si perdu, si dépourvu de tout.
Marcus est une figure de l'innocence. Le soir, des gamins du quartier se rassemblent devant les hangars. Ils font jouer leurs musiques, ils se livrent à des danses acrobatiques, ils chahutent, ils se bousculent, ils fument des pétards. Ils ont appris à jeter des pièces de monnaie au pied des murs. Et Marcus est parmi eux comme un des leurs. Il rit avec eux. Il prend garde à ce que les jeunes filles soient bien traitées. Il aide les plus faibles à trouver leur place. Comme une vigie attentive. Comme un grand frère.

samedi 23 mars 2024

Rodolphe: L'Opus 109

Ma mission comprenait des étapes. Dans la première, je devais prendre contact avec Léo Puyol, le libraire, et faire en sorte qu'il raconte. Qu'il se livre. On ne me disait pas pourquoi lui plutôt qu'un autre, ni quel genre d'informations j'étais censé recueillir de sa part; l'objet de l'enquête, je devrais le découvrir par moi-même, en l'écoutant, en le laissant parler, en me fiant à mon instinct, et en effet les choses se passaient souvent ainsi dans les débuts d'enquêtes. Le plus surprenant était que, cette fois, on ne me fixait aucun délai. Je n'étais pas censé l'éliminer, ni obtenir des résultats rapides. Pour autant, je ne pouvais pas douter que l'affaire revêtit une certaine importance, car, dans le cas contraire, aurais-je été choisi pour la mener à bien? Le Bureau ne manquait pas d'agents que, pour la plupart, j'avais contribué à former et dont quelques-uns au moins gardaient mon portrait épinglé à l'intérieur de leur armoire, au camp d'entrainement d'Uranus 108, où nous nous retrouvions au moins une fois par an, vers la fin de l'automne, dans un grand château au milieu de marais, ceux-ci couverts de brume et où, tôt le matin, en marchant dans les roseaux, nous chassions la grouse.
Le contact avait été facile à établir. Il m'avait suffi d'entrer dans sa boutique et de lui poser une question assez savante et assez large pour qu'on pût disserter. J'avais choisi celle du cinéma de Marguerite Duras. Je ne m'intéressais pas, dis-je, seulement à ses scénarios, à ses propres écrits mais aussi aux entretiens qu'elle avait accordés à de jeunes admiratrices idolâtres, et aux études journalistiques et universitaires qui avaient été publiées, la concernant, dans les mêmes années.
— Des choses dont la plupart me sont passées entre les mains lorsque j'étais étudiant puis un jeune professeur, mais que j'ai laissé filer!
— J'imagine que vous enseigniez alors la philosophie? me répondit Puyol.
— Oui, bien sûr, encore que je parlais surtout à mes élèves de Freud et de Jean-Luc Godard.
J'étais plus vieux que lui. Je ne me faisais guère d'illusion. Cette mission était probablement la dernière qu'il me serait donné d'effectuer sur le terrain; après quoi, je devrais prendre du recul; je serais affecté à l'une de nos "tours de contrôle”, mais laquelle, sur quelle planète? Et, pour ces missions de surveillances, des robots ne faisaient-ils pas aussi bien l'affaire?
La troisième fois que je suis entré dans sa boutique — un peu tard, après la tombée de la nuit, prétendant que c'était par hasard, parce que j'avais vu de loin qu'il y avait encore de la lumière sur son bureau, derrière sa vitrine —, il m'avait offert un petit verre de whisky, puis c'était lui qui avait proposé que allions dîner dans un japonais de la rue Biscarra. Et, à partir de ce moment, je n'avais plus rencontré d'obstacle, j'avais appris tout ce que je voulais savoir, ne doutant bientôt plus que ce que je voulais savoir, ce pour quoi on m'avait dépêché près de lui, c'était l'histoire sur laquelle il revenait sans cesse, sans qu'on ait besoin de le pousser, la grande histoire de sa vie, dans laquelle il n'était pas impliqué à titre personnel, dont il n'avait même pas été un témoin direct, puisque c'était celle de Daniel et Valentina.
— Et Valentina, aujourd'hui, a-t-elle retrouvé le goût de vivre? ai-je ajouté en une autre occasion, comme nous avions pris l'apéritif au bar du Westminster et que nous marchions sur la Promenade des Anglais. Il faisait nuit. C'était l'hiver. La mer bruissait dans l'ombre, sans qu'on la voie, ou seulement quelques bulles de bave blanche sous la lune. Les joggers nous doublaient sur le trottoir qui s'étendait devant nous, large et désert, en direction de l'aéroport. Les goélands, dans l'air, étaient plus gros que les avions.
— Valentina se porte au mieux, m'a-t-il répondu. Plusieurs fois par semaine, je monte la rejoindre après que j'ai fermé ma boutique. Nous dînons ensemble, c'est une excellente cuisinière, puis nous écoutons de la musique. En ce moment, ce sont les sonates pour piano de Beethoven dans l'interprétation qu'en donne Maurizio Pollini. Vous connaissez?
— Oui, bien sûr! Combien de fois au juste a-t-il enregistré l'Opus 109? À combien d'années d'intervalle? 
— Et après cela, souvent, il est tard et elle me convainc de rester chez elle pour la nuit.