vendredi 29 mars 2024

L'œuvre ouverte de Sophie Calle

Concernant la manière dont le travail d’un artiste peut être perçu par le public, la façon dont il peut intéresser les autres, et je pense d’abord ici à des artistes comme Christian Boltanski ou Sophie Calle, dont l’œuvre est centrée sur leur propre expérience existentielle, sur leur propre imaginaire, il me semble que nous pouvons distinguer deux versants dont l’un reste étonnement inaperçu.
Le versant bien visible est celui de l’énoncé, celui du contenu de l’œuvre. Et la question qui se pose à son propos est celle de savoir ce que le destinataire (disons le lecteur) peut y trouver qui le touche, qui le regarde, qui fait sens pour lui. L’autre versant, jamais évoqué, est celui du mode d’énonciation, ou de ce que, dans notre jeunesse marxiste, nous aurions appelé son “mode de production”. Et la question est alors de savoir comment l’artiste fabrique son œuvre, selon quels procédés, avec quels matériaux et quels outils — entendu que ce mode de production peut servir de modèle à des récepteurs qui rêvent à leur tour de devenir artistes, ou qui le sont déjà, et qui sont avides de savoir comment s’y prendre, quels nouveaux chemins ils peuvent emprunter pour progresser dans leur propre démarche.
Car la distinction entre l’artiste et son public n’est pas figée. Beaucoup de ceux qui s’intéressent à l’art ne sont pas renfermés dans le rôle de récepteurs.
Ainsi, il paraît évident que, parmi les personnes qui assistent aujourd'hui à des spectacles de danse ou de théâtre, beaucoup pratiquent elles-mêmes la danse ou le théâtre. Leur pratique personnelle les aide à mieux lire ces spectacles, à mieux les comprendre et les apprécier. Mais il y a aussi que la leçon de ces spectacles nourrit leur pratique. Qu’elles viennent y chercher une source d’inspiration et qu’elles y trouvent aussi, de manière très concrète, des moyens toujours nouveaux de s’exprimer.
Ce qu’elles n’osaient pas faire, d’autres artistes, de “vraies artistes” le font de façon toujours plus simple et plus directe. Il y a trente ans encore, pour pouvoir espérer de danser un jour sur une scène, il fallait être mince comme une sylphide; et pour pouvoir espérer de réaliser un film, il fallait disposer des moyens matériels que seuls quelques producteurs étaient en mesure de vous offrir. Tandis qu’aujourd'hui, ce n’est plus le cas. Pour la danse, Pina Bausch est passée par là. Pour le cinéma, ce sont des réalisateurs aussi différents que Jonas Mekas, Chantal Akerman, Éric Rohmer ou Wang Bing.
L’artiste était celui qui vous convainquait de sa puissance remarquable, avec laquelle il n'était pas question que vous rivalisiez. Et beaucoup d’artistes contemporains sont encore dans cette posture. Quel est l’amateur qui, visitant une exposition d’Anselm Kiefer, peut avoir l'idée de rivaliser avec lui (les dimensions, les dimensions, l'espace qu'il faut pour les produire). Tandis que d’autres, au contraire, semblent avoir à cœur de nous faire découvrir de nouveaux passages et de mettre à notre disposition de nouveaux moyens.
Le travail de Sophie Calle me semble très représentatif de cette exemplarité. Personne ne s’attarde dans une exposition de Sophie Calle sans se dire, à un moment ou un autre: “Moi aussi, peut-être, je pourrais faire quelque chose de ce genre avec les moyens que j’ai. Qu’est-ce que je risque d’essayer, ne serait-ce que pour mon propre plaisir, pour mon propre usage et pour celui des quelques autres personnes qui m’ont en amitié, et surtout pour celles qui sont elles-mêmes engagées dans la même démarche?”
On peut penser, à partir de là, que l’art se démocratise. Qu’il s'adapte aux exigences d’une société occidentale dans laquelle la démocratie est au cœur de toutes les revendications. Cela me paraît incontestable. Mais il y a aussi que Sophie Calle fait entrer dans son œuvre des objets trouvés, et il y a aussi qu’elle fait des photos. Ce qui veut dire que son art s'ouvre au Réel du Tripode lacanien. Que son art n’est pas unanime, qu’il n’est pas refermé sur lui-même. Qu’il est troué comme une nasse de pêcheur. Que tout n’y est pas recouvert par la construction symbolique. Que tout n’y est pas étouffé sous le sens. Qu’il s’ouvre aux hasards du Réel en même temps qu’il s’ouvre à la possibilité des autres. Et qu’il s’ouvre à la possibilité des autres en même temps qu’il s’ouvre aux hasards du Réel. En quoi, il nous convie.



Le premier poste de télévision

Le premier poste de télévision que nous avons possédé est installé à la cuisine. Nous habitons alors au 104 du boulevard Gambetta, un appartement étroit, avec le cabinet sur le balcon. Une partie de la famille nous a rejoints. C’est Marguerite, sœur aînée de mon père, accompagnée de Jean, son mari, qui est un vrai Français, natif des Pyrénées orientales, et de leurs trois enfants. Nous les invitons à venir regarder la télévision dans notre cuisine.
Nous éteignons la lumière pour mieux nous croire au cinéma. Ma mère fait griller des marrons que nous nous passons de la main à la main, dans l’obscurité, en nous brûlant les doigts. Je me souviens que nous regardons Cinq colonnes à la une. Un titre prestigieux et énigmatique. De quelles "colonnes" et de quelle "une" peut-il bien s’agir? Je ne pose pas la question. Mais j’entends encore la musique qui accompagnait le générique, avec ses lourds coups de timbales, et la voix grave qui annonçait: "PIERRE LAZAREFF, PIERRE DESGRAUPES, PIERRE DUMAYET ET IGOR BARRÈRE VOUS PRÉSENTENT...", la répétition à trois reprises du même prénom rapprochant cette annonce du "Pierre, tu es Pierre et c’est sur cette pierre que je bâtirai mon église".
L’émission comprenait chaque fois au moins un reportage sur la guerre d’Algérie. Or, il se trouvait que cette guerre était aussi la nôtre. Je n’avais guère de souvenirs de la ville blanche où j'étais né, ni d’autre idée des Aurès où se déroulaient les combats, que celle que me permettait de me forger leur nom: un paysage austère et rugueux, dans lequel l’élément minéral l’emportait sur tout autre. Plus tard je me le représenterais mieux grâce à la lecture de L’Hôte, une nouvelle d’Albert Camus recueillie dans L’exil et le royaume, où il est question d’un instituteur français en poste dans un village de montagne, qui vit seul dans son école, et auquel le hasard veut que soit confiée la garde d’un fellagha que les gendarmes ont fait prisonnier. Plus tard encore, ce serait le poème d’Arthur Rimbaud, Fêtes de la faim: "Si j’ai du goût, ce n’est guère / Que pour la terre et les pierres. / Din! dinn! dinn! dinn! je pais l’air / Le roc, les Terres, le fer..." Mais il se trouvait (et même moi, je ne pouvais pas l'ignorer) que mon oncle Pascal, le frère de mon père, était engagé dans les combats.

jeudi 28 mars 2024

Un petit chien dans l'ascenseur

C’était au tout début des années 80. Nous habitions au troisième étage d’un immeuble ancien, au 31 bis (Palais Fontana) de la rue Michel-Ange. Un matin, sorti sur notre palier, j’ai appelé l’ascenseur et, quand la cabine s’est ouverte, j’ai trouvé un petit chien tout seul qui jappait à l’intérieur. Il ne semblait pas vouloir en sortir, alors je suis entré dans la cabine avec lui, et nous sommes descendus ensemble. Quand nous sommes arrivés au rez-de-chaussée, je suis sorti de l’immeuble et le chien m’a suivi jusqu’au coin de la rue. Deux hommes marchaient alors dans notre direction, d’un pas rapide. Aussitôt qu’ils nous ont vus, ils ont paru ravis, ainsi que le chien qui jappait de plus belle, mais cette fois d’un air joyeux. Ils m’ont remercié d’avoir retrouvé leur animal. Je n’ai su quoi répondre. Fallait-il que je leur parle de l’ascenseur? L’explication aurait été trop longue et sans doute peu crédible. Je me suis abstenu. Le trio est parti de son côté, et moi du mien.