jeudi 11 avril 2024

L’ophtalmologue

Mon ophtalmologue jouait aux courses. J’étais moi aussi présent sur le champ de courses presque chaque jour de l'année où des courses se disputaient, mais je n'étais pas ophtalmologue. Je l’avais aperçu la première fois, debout à la tribune, en train de suivre une course avec des jumelles, sans accorder beaucoup d’importance à cette apparition. Il avait bien le droit d'être là, me suis-je dit, bien le droit de se distraire de ses occupations professionnelles qui le retenaient à son cabinet jusqu’à des heures tardives pour scruter à la loupe le fond de l'œil de ses clients. Mais c'était là le hic, qu’il utilisât un instrument d’optique pour suivre les courses de chevaux comme il utilisait d’autres instruments d’optique pour observer le fond de l’œil de ses clients.
Son cabinet était situé sur le boulevard Victor Hugo, dans un immeuble ancien et luxueux, où une femme de ménage pliée en deux se déplaçait lourdement dans l’escalier pour passer la serpillière, où la cabine d’ascenseur délicatement brinquebalante était faite en bois vernis et en verre armé, où les pièces étaient vastes et hautes de plafond, et où les fenêtres de sa salle d’attente donnaient sur un jardin où il semblait qu’il plût toujours, au point qu'on se serait cru à Paris (j’avais quitté Paris pour Nice au moment de ma retraite). Et, depuis lors, tandis qu’il observait le fond de mon œil à l’aide d’un appareil compliqué, de part et d’autre duquel nous nous tenions assis tous deux, nos fronts appuyés à la colonne d’une sorte de périscope, comme en état d’immersion profonde à bord d’un sous-marin, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander s’il était bien assez attentif à ce qu’il voyait au fond de mon œil, aux signes inquiétants qu’il était censé y déchiffrer et qui pouvaient annoncer une cécité prochaine, ou s’il n'était pas en train de penser aux courses. Si, au fond de mon œil, il ne voyait pas plutôt courir des chevaux montés par des jockeys aux casaques diversement colorées, qui permettaient de les reconnaître, même de loin, avec toujours la frise que dessinaient les palmiers, la mer et les nuages en arrière-plan.

mercredi 10 avril 2024

Retour de Saorge

Une fois passé le col, nous savions que la mer était à l'horizon, encore que dans la nuit nous ne pouvions pas la voir, et la route dessinait de larges lacets qu'il me fallait négocier avec prudence, tandis que les petits personnages dévalaient devant nous, courant et sautant dans leurs costumes bariolés, et coupant au travers. Ils semblaient nous attendre, un virage après l’autre, comme pour nous signifier qu’ils nous devançaient toujours. À notre passage, ils se précipitaient sur la voiture et collaient leurs visages sur le pare-brise pour nous faire des grimaces.

Nous avions quitté Saorge à une heure tardive. Nous y étions montés pour assister à un concert de musique baroque qui avait été donné en fin d'après-midi sur le parvis du monastère. Parmi l'assistance, nous avions rencontré Mireille avec laquelle Anna avait été liée du temps de sa jeunesse militante. Mireille habitait le village, nous le savions, si bien que nous n'avions pas été surpris de la rencontrer là. Elle était accompagnée par une jeune femme avec laquelle il était facile de deviner qu'elle formait un couple. Celle-ci s'appelait Sarah, elle était jolie et visiblement très amoureuse de sa vieille compagne, et à la fin du concert, comme nous allions partir, Mireille avait proposé que nous dinions ensemble au restaurant du Pountin connu pour servir d'excellentes pizzas.
— Vos enfants sont assez grands pour se garder tout seuls, avait-elle dit. Téléphonez-leur qu'ils ne vous attendent pas.

Le concert avait été donné par une troupe d'amateurs, et nous n'aurions pas pu souhaiter une prestation plus juste et plus sensible. Aux sept musiciens s'ajoutait une chanteuse vêtue en costume d'époque, et qui accompagnait son chant d'une gestique apprise dans quelques rares traités dont une notice nous indiquait qu’elle avait pu les consulter dans le cadre d’une recherche universitaire qui avait duré cinq ans, au gré desquels elle avait voyagé d’Europe aux États-Unis. Et le dîner, à son tour, devait se dérouler dans des conditions aussi parfaites, en même temps que troublantes et irréelles. Comme si le dialogue auquel il devait donner lieu avait été écrit pour le théâtre.

La table de restaurant était posée sur un plancher grossièrement assujéti dans une rue en pente, et durant tout le repas, dans la nuit qui noyait nos visages et alors que le vin rouge coulait dans nos verres, Mireille et Anna avaient évoqué des souvenirs communs. Sarah et moi n'avions fait que les écouter et que les regarder, et que nous regarder l'un l'autre, quelquefois, en souriant de nous voir ainsi transportés dans le fouillis de leurs mémoires. Et, dans le passé qu'elles évoquaient, Mireille se reconnaissait sans l'ombre d'un doute. Ce qu'elle avait été alors, elle l'était encore aujourd'hui, ayant seulement vieilli, ayant seulement acquis davantage d'expérience, d'autorité et de sagesse, mais en demeurant toujours fidèle aux mêmes convictions. Tandis que, pour ce qui concernait Anna, le rapport au passé était très différent.

La personne qu'elle avait été alors se raccordait mal à celle d'aujourd'hui, et cette jeune figure, je ne le découvrais pas. Parmi les souvenirs relatifs à ce passé vieux de plus de trente ans, qui semblaient s’échapper soudain d’un coffret que l’on aurait ouvert, il n’y avait pas un nom, pas un fait, une couleur des choses, pas un simple parfum dont je fusse ignorant. Mais non seulement la jeune femme qu'elle avait été quand je l'avais conquise ne m'était pas odieuse, mais je reconnaissais au fil des propos qui la faisaient revivre, les qualités précieuses dont je m'étais épris. Et Anna elle-même, qui parlait sans me regarder, comme si de me regarder l’aurait empêchée de poursuivre, paraissait découvrir dans son propre récit qu'elle avait été libre et heureuse alors comme il était impossible qu’elle le fût à présent. Si bien que nous étions sortis de ce dîner l’un et l’autre quelque peu étourdis.

Le lendemain, les petits personnages qui avaient traversé notre route à plusieurs reprises, leurs chahuts, leurs pitreries, leurs moqueries grotesques, étaient oubliés. Sans doute, n’avaient-ils été qu’un rêve. L’été s’annonçait par de gros nuages au-dessus de la mer. Ils s’accumulaient, changeaient de couleurs, prenaient des formes de cathédrales, laissant percer ça et là des rayons de soleil raides comme des épées. La météo nous annonçait une tempête, avec des vagues qui pourraient déferler sur la Promenade des Anglais. Nous l’attendions, des précautions étaient prises. Vers le soir, des imprudents franchissaient les barrières et allaient au-devant des embruns pour faire des photos. Une nuit, des grondements de tonnerre nous firent sortir sur nos balcons, mais l’orage éclata au loin, nous en vîmes les éclairs tandis que, sur la ville, nous n’eûmes droit qu’à des averses abondantes et tièdes dans lesquelles nous nous nous trouvions à patauger et rire comme des enfants.

mardi 9 avril 2024

L'oiseleur

Pour l'attraper, inutile
de lui courir après
Vas te poster plutôt en un
certain endroit qui lui est
familier, cache-toi sous les
branches et ne respire plus
qu'à peine. Attends le temps
qu’il faut et ensuite, quand il
passe, le geste prompt, décidé,
sans le blesser pourtant,
à toi le bonheur de prendre
entre tes mains la tiédeur 
de son cœur qui palpite
rouge sous la cendre