lundi 3 juin 2024

Mekas, Akerman et moi

Les trois courts de tennis étaient fermés le soir, sauf pendant les deux mois les plus chauds de l’année où ils restaient ouverts jusqu'à dix heures. Ils étaient fréquentés par des employés de l’usine mais aussi par des maîtresses de maison qui profitaient de ce que leurs enfants étaient à l'école. Une pagode servait de bureau à des employés communaux qui veillaient à l’entretien des matériels et qui enregistraient les réservations dans de grands cahiers. En revanche, le terrain de football restait ouvert jusqu'à dix heures en hiver et onze heures en été. Ces horaires avaient été choisis pour accueillir les jeunes dont la plupart étaient nos élèves. On voulait éviter ainsi qu’ils errent dans la ville basse, qu’ils traînent dans les rues désertes et qu’ils chahutent sous les fenêtres des habitants qui voulaient dormir.

Les jeunes s’y retrouvaient le soir, après dîner, quand les postes de télévision étaient allumés et qu’ils projetaient une lumière bleutée sur les fenêtres. Les filles venaient à pied, d’un pas nonchalant, en échangeant entre elles des paroles inaudibles, susurrées distraitement, du bout des lèvres, tandis que les garçons faisaient vrombir leurs motos, aux guidons absurdement bas, qui les faisaient se coucher en avant pour les tenir, inlassables à pousser des accélérations sur le même tronçon de route qu’ils parcouraient plusieurs fois, dans des sens opposés. Arsène revenait ainsi de la villa des collines où il avait laissé ses parents. Sa moto était d’une marque anglaise conforme à ses goûts musicaux, plus puissante que les Ducati et les Malaguti de la plupart de ses camarades. Moins bruyante aussi. Certains venaient même à vélo, en montrant les acrobaties sur une roue dont ils étaient capables.

Le terrain était éclairé par des réverbères très hauts, aux cous de cigognes, qui diffusaient une lumière blafarde.

J'étais souvent tenté de filmer ces scènes, de loin, du haut de mon balcon, ou en m’approchant des grillages derrières lesquels j'y assistais. Ces bouts de films auraient pu trouver place dans mon projet d'œuvre vidéographique. Ils auraient même pu en fournir la matière principale, être le sujet de l’œuvre, et mes élèves se seraient volontiers associés à ce travail. Arsène et Elvire en premier lieu. Je leur faisais découvrir semaine après semaine ce qu'avait été le cinéma expérimental de l'époque héroïque, en visionnant sur Youtube des extraits d’œuvres de Jonas Mekas et de Chantal Akerman. Ils m’aimaient bien. Ils montraient une vraie curiosité pour ces propositions formelles si éloignées du cinéma commercial auquel on les avait habitués. Mais les conditions d’exercice de mon métier m’interdisaient de les mettre de la partie. Pour les porter à l'écran où on aurait pu les reconnaître, il aurait fallu que je sollicite d'abord l'autorisation de leurs parents et surtout celle de ma hiérarchie, et les démarches qu’il m’aurait alors fallu entreprendre, les explications qu’il m’aurait fallu donner, les remarques qui m’auraient été à tout coup opposées étaient pour moi dissuasives. Je voulais bien parler du travail de Jonas Mekas et de Chantal Akerman à mes élèves. J’y prenais même beaucoup de plaisir. Mais je ne me voyais pas défendre leur travail, de si belles destinées, devant quelque obscur représentant du rectorat académique. Si bien que j’ai préféré filmer le terrain de football et les bancs où les jeunes filles se tenaient assises, partageant des cornets de popcorns, une fois seulement que tout ce monde était parti. Que ces lieux étaient vides. Si bien qu’il ne me reste pas beaucoup de documents visuels sur lesquels je puisse retrouver Arsène et Elvire, leurs visages, leurs regards, leurs prestances si particulières: quelques photos de classe où on ne les voit jamais l’un à côté de l’autre, comme si toujours ils s'évitaient, une page découpée dans Nice-Matin où il est question de notre participation à une exposition d’art contemporain.

Elle avait eu lieu dans une galerie située sur le port, et le soir du vernissage, Elvire avait bu trop de vin et Arsène s'était engagé à la ramener sur sa moto. Je me souviens maintenant de la marque. C'était une Triumph Bonneville. Et je les avais regardé partir dans la nuit, en me demandant si j’avais bien fait de les y autoriser, si Arsène n’avait pas trop bu, lui aussi, mais il m’avait juré que non. Et c'était l’hiver ou le tout début du printemps. Il faisait froid. Ils avaient une assez longue route à parcourir jusqu'à Contes, et je me disais que le froid réveillerait Arsène s’il en était besoin, et je me disais qu’Elvire se tiendrait attachée plus étroitement à lui, des deux bras noués autour de sa taille, de la tête posée sur son épaule, les yeux fermés. Puis, je suis rentré dans la galerie en me disant: “Que Dieu les protège!” Sur le quai étaient amarrées une enfilade de barques de pêcheurs aux coques colorées que, chez nous, on appelle des “pointus”. 

samedi 1 juin 2024

Arsène et Elvire

Longtemps je suis resté seul à associer leurs noms. À me souvenir quel équipage ils avaient formé. Eux-mêmes en avaient-ils gardé le souvenir? Ce n’était pas certain.

Je les avais connus quand ils étaient élèves en classe de seconde au lycée de Contes, au nord de Nice, où je venais d’être nommé. J’avais choisi d’habiter sur place, dans la cité Torrin et Grassi où habitaient la plupart de nos élèves avec leurs familles. Un joli deux-pièces ouvert sur un balcon où je sortais le soir pour boire une bière, et qui m’offrait une vue agréable sur les jardins et les terrains de sport aménagés sur les rives du Paillon. Avec, au loin, les tours grises de la cimenterie.

Les fumées de la cimenterie déposaient une poussière blanche sur tout le paysage. Sur les feuilles des platanes qui ombrageaient la route, sur les toits des voitures, sur les jardins et leurs végétations. Les roses n’étaient pas épargnées, et on ne doutait pas qu’elle abimait aussi nos poumons, mais la cimenterie offrait du travail à presque tous les habitants de Contes, et ses représentants se montraient généreux à l’égard de la commune. Ils finançaient chaque année de nouvelles installations. On leur devait la construction de la piscine, d’une bibliothèque, des jardins et des terrains de sport où les jeunes se retrouvaient le soir. Où je les voyais jouer au football du haut de mon balcon.

Le lycée Henri Bosco était un établissement professionnel largement financé par la cimenterie. Grâce à elle, les autorités locales avaient pu le doter d’une section artistique. On y enseignait la musique, la danse, le théâtre et les arts visuels. J’enseignais les arts visuels et j'étais venu à Contes avec l'idée de produire une œuvre vidéographique. Je m'étais dit qu’il me serait facile de capturer des images dans un lieu que je ne connaissais pas, qui ne m'était rien.

Arsène et Elvire étaient élèves de la même classe de seconde du lycée Henri Bosco où j'étais professeur. Je pouvais les observer de près quand nous étions en classe mais le plus souvent je les apercevais de loin, de simples silhouettes, en passant sur la route ou du haut de mon balcon.

Elvire habitait à la cité Torrin et Grassi avec sa mère et son petit frère. Elle s’occupait beaucoup de lui. Le soir, après dîner, elle l’emmenait avec elle, en le tenant par la main, jusqu’aux terrains de sport. Les garçons jouaient au football tandis que les filles restaient à les regarder et à bavarder, assises sur des bancs. Elle avait toujours vécu ici.

Le père d’Arsène était un ingénieur arrivé depuis peu à l’usine où il occupait un poste important. C’était un homme discret et souriant. Il s’était laissé convaincre de participer au conseil d’administration de notre établissement, et tout le monde se réjouissait de ses conseils. La famille habitait une villa située sur les collines où, à la fin de la première année, les cadres de l'usine furent invités à un dîner dont on a dit qu’il fut émaillé d’incidents et qui n’eut pas de suite. La mère, au contraire, était une personne extravagante. Elle apparaissait au lycée, vêtue de blanc, avec des chapeaux et des rubans de mousseline qui lui donnaient de faux airs de jeune fille. Notre principal acceptait de la recevoir. Il l’entraînait dans son bureau et s’y enfermait avec elle pour qu’elle ne perturbe pas le déroulement des cours.

Arsène avait choisi la musique en option principale. Il était très amateur de groupes anglais. Elvire avait choisi le théâtre, mais un jour elle m’a expliqué qu’elle ne voulait pas devenir comédienne. Qu’elle s'intéressait plutôt aux décors et aux costumes.

Comme savait-on qu’ils étaient ensemble, ainsi que le disaient leurs camarades. Tout le monde au lycée savait qu’ils étaient ensemble, les élèves comme les professeurs, mais à quoi pouvait-on le voir? Plutôt à leur façon de s’éviter. De se sourire soudain, quand leurs regards se croisaient, puis aussitôt de se détourner, de regarder ailleurs, de parler avec d’autres.

Il arrivait qu’on les voie s’embrasser au détour d’un couloir, se tenir un instant par la main, mais cela se passait si vite et la circonstance était si rare qu’il fallait qu’on l’annonce aussitôt en salle des professeurs. Et ce n'était pas pour les en blâmer, mais au contraire pour se réjouir de la grâce qu’ils montraient, et parce qu’on avait ainsi confirmation que jusqu’alors aucun rival n'était venu à bout de les séparer.

Pour ma part, je prenais garde de laisser trop voir l’intérêt que je portais à ces enfants, mais une vieille professeure de français en était une fervente admiratrice elle aussi, et elle avait trouvé auprès de moi une oreille attentive aux évocations qu’elle pouvait me faire de leurs apparitions. “Tu as vu comme il suffit d’appeler Elvire au tableau pour que le silence s'établisse dans la classe? me disait-elle. Et si, au lieu de réciter une poésie, elle se retourne pour écrire au tableau, et si elle lève bien haut la main tenant la craie, sa robe est si courte et ses jambes si jolies que tous les yeux s’écarquillent. Filles et garçons sont comme Actéon qui surprend Diane au bain.”

Ai-je rêvé? Tout cela était-il autre chose qu’une illusion comme sont naturellement les amours de jeunesse? Tout cela était-il autre chose qu'une mythologie que je me suis inventée parce que, de mon côté, j’ai toujours été seul? À présent, beaucoup d'années sont passées et l'histoire a pris une couleur plus tragique.




lundi 20 mai 2024

Un père venu d’Amérique

Quand Violaine est rentrée, il devait être un peu plus de minuit, et j’étais en train de regarder un film. Le second de la soirée. À peine passé la porte, j’ai entendu qu’elle ôtait ses chaussures et filait au fond du couloir pour voir si Yvette dormait bien. Dans la chambre, j’avais laissé allumée une veilleuse qui éclairait les jouets. Violaine l’a éteinte et maintenant l’obscurité dans le couloir était complète. Et douce.
Elle est venue me rejoindre au salon. Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte. Pas très grande. Mince pas plus qu’il ne faut. Yeux noirs, cheveux noirs coupés à la Louise Brooks. Elle a dit: “Tout s’est bien passé?
— À merveille.
— Elle n’a pas rechigné à se mettre au lit?
— Pas du tout. Je lui ai raconté une histoire et elle s’est endormie avant la fin.
— Elle n’a pas réclamé sa Ventoline?
— Non. D’abord, elle est restée assise dans son lit, et j’ai vu qu’elle concentrait son attention pour respirer lentement. Elle m’écoutait à peine, puis elle a glissé sous le drap et très vite elle s’est endormie.”
Un bras levé avec la main qui s’agrippe au chambranle de la porte. Les pieds nus, l’un qui vient se poser sur l’autre, qui le caresse. J’avais déjà vu cela dans un film ou dans un roman policier, ce qui n’enlevait rien au plaisir de le revoir ici. Elle s’est tournée vers l’écran du téléviseur sur lequel apparaissait l’image arrêtée, en noir et blanc, d’une voiture qui roulait sur une route de campagne, bordée de grands arbres. Elle a dit: “Tu regardais un film?
— Oui, mais j’en connais la fin.”
J’ai failli lui parler des chevaux que le gangster allait retrouver. C’était lui qui conduisait la voiture. Il était salement amoché, sa blessure saignait et la voiture faisait des embardées sur la route. Mais il ne tarderait pas à retrouver les chevaux de sa jeunesse, gambadant dans un pré, et alors il quitterait la voiture pour marcher jusqu’à eux, plié en deux, en se tenant le côté où le sang faisait une tache énorme sur sa chemise, avant de tomber sur les genoux, puis de se coucher dans l’herbe. J’ai dit seulement: “Je vais te laisser dormir. Il est tard.”
Elle a hoché la tête. Elle a baillé. S’est étirée. Visiblement, elle avait bu et sans doute un peu fumé aussi. Où? Avec qui? Il ne m’appartenait pas de le savoir, ce n’était pas mon affaire.
Elle s’est avancée dans le salon. Elle s'est jetée sur un fauteuil, les jambes balancées par-dessus l’accoudoir. Je ne sais pas dire de quelle couleur était sa robe, seulement qu’on ne pouvait pas faire plus court ni plus léger.
En mai, la chaleur arrive en même temps que les touristes. C’est le moment où les restaurants ouvrent leurs terrasses sur les plages. Elle avait transpiré. On jouait de la musique sur la plage où elle était. Peut-être avait-t-elle dansé. Puis, tournant le dos à la musique, elle avait marché sur les galets pour aller tremper ses pieds dans l’eau noire. Une ombre derrière elle? À cette heure, elle aurait mieux été sous la douche, puis tout de suite dans son lit. Mais elle ne voulait pas que je parte. Elle a dit: “Je voudrais d’abord que tu me racontes une histoire. Je ne te demande pas de m’accompagner sous la douche, ni de m’aider à me brosser les dents, ni d’attendre que je m’endorme. Je sais qu’il ne faut pas. Je veux juste que tu me racontes une histoire, comme tu as fait pour Yvette. Que tu me parles un peu, s’il te plaît. Et puis, je te laisse tranquille.
— Dans ce cas, je vais me servir un verre.”
Quand je garde Yvette, je mange un sandwich et je bois de l’eau, mais maintenant qu’elle dormait et que sa mère était près d’elle… Dans son sommeil, Violaine l’entendrait respirer. Et demain, ce serait dimanche, elles auraient toute la journée devant elles pour s’occuper l’une de l’autre. Pour visiter les boutiques qu’elles trouveraient ouvertes. Pour déjeuner au restaurant. Et, quant à moi, il était largement l’heure de mon whisky du soir.
“Il y a de la Vodka au frais, a-t-elle dit.
— Merci. Mais je vais chercher chez moi ce qu’il me faut.”
Il suffisait de traverser le palier. Nos portes se font face. J’ai fait de la lumière juste assez pour mesurer la dose de Glenfiddich que je versais dans mon verre, puis j’ai éteint, j’ai refermé la porte et je suis revenu m’asseoir sur le même canapé, auprès de la même Louise Brooks, avec un seul verre à la main. Je ne voulais pas qu’elle boive.
Elle n’avait pas bougé de son fauteuil, elle me regardait d’un drôle d’air, elle hésitait, puis elle a dit: “Comment étais-tu quand tu étais jeune, Quentin? Tu as bien des photos? Montre-moi des photos! Et tu étais marié?
— Je n’ai pas de photos et j’étais beaucoup plus délabré à l’époque que tu me vois maintenant. Tu n’as aucun regret à avoir, je n’aurais pas fait l’affaire.
— Je suis sûre que tu étais très beau. Et tu étais marié?
— J’ai connu une mauvaise période, et oui j’étais marié. J’avais renoncé à être professeur pour devenir écrivain, mais ça ne marchait pas. J’ai laissé ma femme travailler toute seule pendant cinq ou six ans sans arriver à rien. Puis, nous avons eu un enfant et, après deux ou trois ans encore, elle est partie avec lui. Elle s’est envolée. Alors, j’ai recommencé à enseigner dans les collèges. J’ai pensé qu’en vivant seul, je pourrais travailler mieux à mes projets de romans, mais je réussissais seulement à boire beaucoup, à fumer beaucoup et à prendre des médicaments. Je t’assure que je n’étais pas beau à voir.
— Et comment t’en es-tu sorti?
— En devenant portier de nuit à l’hôtel Meurice. Je voulais me renseigner sur le métier de portier et sur la vie de l’hôtel pour écrire une histoire. Je n’ai pas écrit l’histoire mais le propriétaire de l’hôtel s’est intéressé à moi, il m’a pris en amitié, et c’est lui qui m’a appris à vivre, comme s’il était mon père.
— Il vit toujours?
— Non, il est mort dans son pays, à Tel Aviv. Mais avant de mourir, il a fait de moi son successeur.
— Et maintenant, tu ne bois plus, tu fréquentes la salle de sport, le stand de tir, et tu t’occupes de cinéma! Et tu t’occupes de moi!
— Non, je m’occupe de la petite Yvette. Tu es trop grande pour que je m’occupe de toi. Et maintenant que je t'ai tout dit, il faut dormir!”

(Premier mai 2024)