jeudi 20 juin 2024

Heartbreak Hotel

J’en suis venu à me demander si La Barque rouge existait bien. Les souvenirs que je gardais des nuits passées là-bas, dont certains me revenaient en mémoire des semaines plus tard, de manière totalement imprévisible, parfois lorsque j'étais en cours, étaient si sombres et si confus, mêlés si étroitement d’ivresse et d’angoisse, que je croyais avoir rêvé. On m’aurait dit que, dans la pénombre du lieu et dans l’état d’ivresse où je m’étais trouvé, j’avais assisté à un meurtre, je l’aurais cru. Et on m’aurait dit que je m’y étais moi-même livré à la débauche, aux pires turpitudes, j’en aurais été horrifié, j’aurais juré que non mais je l’aurais cru aussi.

Le cabaret occupait le rez-de-chaussée d’une petite maison à peine plus haute que large, flanquée d’immeubles en pierre de taille qui avaient dû servir d’entrepôts, à l’époque où l’activité du port battait son plein, et qui étaient maintenant abandonnés aux courants d’air et au vol saccadé des chauves-souris. Or, derrière la scène où se produisait la chanteuse, n’avais-je pas aperçu le départ d’un escalier étroit, à la rampe de fer, dont je n’imaginais pas où il pouvait conduire? Vers quelle soupente, quel couloir obscur? Vers quelles chambres sordides? Et à présent, étais-je bien certain de n’y être pas monté?

Le doute me torturait l’esprit, si bien que, pour me débarrasser de ces fantasmes, pour en revenir à la réalité des choses, je suis retourné sur le port, un jour, pour voir La Barque rouge en plein midi.

Je ne m’attendais pas à ce que l’établissement soit ouvert. Il m’aurait suffi d’en voir la façade. D’en relire l’enseigne. Mais un simple rideau de perles en obstruait la porte. Je l’ai écarté d’une main et je suis entré. Après la lumière du dehors, il a fallu que mes yeux s'accoutument à la pénombre. Celle-ci n’avait rien d’effrayant. Il y flottait une bonne odeur d’ail et de vinaigre. Un réchaud à gaz avait trouvé place derrière le comptoir. Une femme s’y tenait, qui n'était plus toute jeune. Sur un feu, elle faisait bouillir de l’eau, sur l’autre des tranches de foie de veau grésillaient dans une poêle. Elle s’est tournée vers moi: “Vous cherchez à déjeuner?” J’ai répondu que oui. ”Ce sera près dans une minute, a-t-elle dit. Le temps que cuisent les pâtes. Mais il vous faudra vous asseoir à notre table. Nous n’avons pas fini de faire le ménage.” Puis, en levant un peu la voix et en tournant la tête: “Claudio, tu sers l’apéritif à ce monsieur?” Claudio était assis sur un tabouret, devant le comptoir. Il s'est levé lourdement et il est passé derrière. “Je vous sers un pastis?” Je savais bien que les pâtes ne cuiraient pas en une minute. J’ai répondu que oui.

J’ai déjeuné à leur table. Les pâtes étaient servies sans autre sauce que l’huile de la friture, avec beaucoup de poivre et de parmesan saupoudrés par-dessus. La femme s’appelait Teresa. Elle avait dû être belle. Imposante. Elle portait un tablier mais ses cheveux étaient coiffés, ses ongles étaient vernis et il n'était pas difficile de l’imaginer en manteau de fourrure, sortant d’une limousine pour entrer dans le hall d’un casino, des bijoux sur les mains. C'était la patronne, l'épouse de Claudio, qui lui avait un gros ventre et portait un tricot de corps gris sur sa poitrine velue. Puis, Julia nous a rejoints. Ses pas avaient claqué dans l'escalier. Elle était vêtue d’un peignoir mal fermé et elle fumait une cigarette. Elle s’est assise à notre table. Elle s’y est glissée sans rien dire, le peignoir découvrant ses jambes, des mules se balançant au bout de ses pieds nus. Teresa l’a servie. “Mange, petite!” Mais Julia continuait de fumer, elle ne touchait pas à son assiette. Elle buvait du vin. Et, de nouveau, j’ai trop bu moi aussi.

Claudio me servait. J’évitais de regarder Julia dont le peignoir mal fermé laissait pointer un sein. J’essayais de raccorder l’image de cette enfant malingre avec l’envoûtante apparition de la femme qui avait troué la nuit, en se produisant sur scène, lors de ma précédente visite. Ce pouvait-il que ce fût elle? Les deux images ne coïncidaient pas. Elles tremblaient comme pour s’ajuster l’une à l’autre mais elles ne coïncidaient pas.

Plus tard, je suis sorti au soleil pour boire mon café et fumer une cigarette. Il y avait un banc. Je m’y suis assis, le dos appuyé contre la façade. J’aurais pu m’endormir. Claudio m’a rejoint. Nous assistions à l’arrivée majestueuse du bateau de la Corse. En regardant droit devant lui, Claudio a parlé des îles lointaines où il avait navigué avant de se marier et de s’établir ici. Il n’attendait de moi aucune réponse. Il parlait pour lui seul.

Ce jour-là, je suis parti voir ailleurs, et quand je suis revenu, quelques semaines plus tard, aux petites heures de la nuit, mon état d'esprit n'était plus le même. J'étais moins angoissé. Je me suis accoudé au comptoir et j’ai commandé une bière. Claudio n’a pas fait mine de me reconnaître. D’autres buveurs occupaient de petites tables rondes mais, dans la demi-obscurité, leurs silhouettes étaient floues. Ils n’étaient que des ombres. Tout le monde attendait.

Julia est apparue. Elle portait une robe violette, longue et fendue, à manches courtes, qui moulait son corps et qui scintillait sous le projecteur. À ses pieds, un ampli. Elle commandait l’accompagnement musical avec son téléphone. Elle a chanté trois ou quatre chansons qui se ressemblaient, des litanies spectrales dont je ne me souvenais pas de les avoir jamais entendues ailleurs. Les accompagnements étaient joués à la guitare, avec des effets larsen qui par moments couvraient sa voix sans qu’elle paraisse s’en inquiéter. Julia était tout près de nous, à peu près immobile, devant le micro et sous l’unique projecteur, mais sa voix semblait émise d’un lieu situé quelque part derrière elle. Elle résonnait encore au fond d’un tunnel d’où la jeune femme était sortie pour devoir y retourner bientôt après son tour de chant, quoi qu’elle veuille. Une grotte dans laquelle elle serait aspirée et de nouveau engloutie. Ses lèvres bougeaient mais le lieu d’émission de la voix pouvait être une tombe. Et cette voix exprimait la tristesse aussi bien que la peur.

Nous avions quitté le comptoir et les tables pour nous tenir debout, en demi-cercle devant elle. Nous étions des admirateurs, ou des juges, ou des témoins. Prêts à l’applaudir ou à prononcer peut-être une sentence. Ou à l’abandonner peut-être à la nuit d'où elle semblait sortir comme une chrysalide de son cocon, ou un cadavre de son suaire. Puis, il y a eu une chanson dont j’ai aussitôt reconnu les paroles. C'était Heartbreak Hotel.

C'était cette fois une chanson venue en écho de ma propre jeunesse. Que je reconnaissais à ses paroles, que je pouvais prononcer une à une avec la chanteuse — Well, since my baby left me / Well, I found a new place to dwell / Well, it's down at the end of Lonely Street / At Heartbreak Hotel —, mais dont la musique n’était plus celle qu’avait chantée Elvis. Le souvenir du King n’y affleurait qu’à peine. Une version plus proche de celle qu’avait maintes fois performée John Cale, pour ceux qui s’y connaissent. Les syncopes y étaient éludées. Les déhanchements aussi. Il restait cette maigre pincée de paroles murmurées, des notes étirées, des grincements de poulies et des plaintes.

Enfin, une silhouette est apparue, sortant de la coulisse. Celle d’un garçon grand et mince. Celle d’un beau page dont Julia aurait été la princesse et qu’il serait venu servir. Et j’ai reconnu Arsène.

D’une main, il portait une cage à l’intérieur de laquelle il y avait un corbeau. Il a posé la cage sur une sellette que nous n’avions pas remarquée jusqu’alors, et tandis que Julia chantait toujours, qu’elle répétait les mêmes paroles tristes, il a ouvert la cage, il a tendu un index pour que l’oiseau s’y agrippe, et il l’en a sorti. Après quoi, mon souvenir de perd.

J'étais si étonné de reconnaître Arsène, qui était encore mon élève et le petit ami d’Elvire, que je ne voyais que lui. Le corbeau a-t-il volé au-dessus de nos têtes, a-t-il croassé sur les paroles de la chanson — Now, the bellhop's tears keep flowin' / And the desk clerk's dressed in black — est-il venu ensuite se poser sur une épaule de Julia sans que celle-ci lui prête la moindre attention, comme s’il n’existait pas? Je ne saurais le dire.

Je suis parti avant la fin de la chanson, et cette fois j’ai trouvé la force de reprendre ma voiture pour rentrer chez moi. J’habitais moi aussi dans un Heartbreak Hôtel, mais le mien se trouvait quelque part dans le faubourg nord de Nice.

mercredi 19 juin 2024

Anouk Aimée, l’incarnation

A-t-on dit que, dans l’émotion provoquée par Un homme et une femme au moment de sa sortie, il entrait pour une part le souvenir proche et douloureux de la Shoah, en tant que la beauté particulière de l’actrice signait son appartenance à la communauté des victimes? Même si l’on n’en disait rien, on ne pouvait pas ne pas voir que la tristesse que montre le personnage ne tient pas seulement au deuil de son mari, mort dans des conditions accidentelles, mais plus profondément aux persécutions que l’Allemagne nazie avait infligées aux Juifs, jusqu’au cœur de Paris, avec la complicité de l’administration française et de sa police. Des persécutions injustes, scandaleuses sur lesquelles la France d’alors faisait encore silence, qu’on n’était pas loin de vouloir passer par pertes et profits, qu’on n’était pas loin de considérer comme “un détail de l’histoire”, mais dont la mémoire est portée (incarnée) dans le film par l’actrice elle-même, dans la réalité de son visage, de ses gestes et de sa voix.

dimanche 16 juin 2024

La Barque rouge

J'étais attiré vers le port. Il y avait sur le port une boîte de nuit qui m'attirait de loin, certains soirs. Elle n’existe plus aujourd'hui. Elle s’appelait La Barque rouge. Je ne cédais pas souvent à son attraction. Deux ou trois fois par an peut-être, en toute dernière extrémité. Je savais qu’en toute extrémité, je pouvais me rendre là-bas. Je gardais cette idée en tête. Et je savais aussi qu’il m’était difficile de revenir à Contes les nuits où je m’y attardais, disons au delà d’une certaine heure, ce qui arrivait toujours.

Je savais qu’en sortant de La Barque rouge, à deux ou trois heures du matin, je n’avais plus la force de rentrer chez moi. Il fallait que j’attende le jour. Je marchais sur les quais, à pas prudents, de crainte de tomber à l’eau. L’enseigne de La Barque rouge restait éclairée derrière moi. Je n’allais pas bien loin. Je m'éloignais de dix pas, puis je revenais. Puis, de dix pas encore dans la direction opposée. En regardant le ciel et ses nuages lourds. L’enseigne de La Barque rouge ne s’éteignait qu’au petit jour, mais je n’attendais pas le petit jour pour quitter l’endroit. Chaque nuit, venait un moment où je craignais qu’une bagarre n’éclate. Que soudain un client, parmi les derniers, fasse étinceler une lame. Qu’il se tourne vers un autre soudain pour lui dire: “Je vais te saigner à blanc”, d’un air terrible, et que l’autre réponde en brisant le cul d’une bouteille sur le bord du comptoir, et que la chanteuse alors, derrière son micro, sur sa petite estrade, arrête de chanter et éclate en sanglots. Les doigts ouverts comme des palmes sur ses tempes, le rimel sur les joues. Je préférais imaginer ça de loin, en marchant sur les quais, sur le bord de l’eau, en cherchant un endroit où je pourrais dormir. À moins qu’il ne se mette à pleuvoir.

Il est arrivé quelquefois, mais pas souvent, qu’un autre vienne parler avec moi. Un autre client sorti de La Barque rouge ou venu d’ailleurs, comment savoir? Une ombre. L'ombre d’un homme grand et maigre, dont les traits du visage s’effaçaient dans la nuit, rien qu’une silhouette, et qu'il me raconte une histoire. Ces hommes sont des marins, des joueurs de 421, des buveurs de whisky. Des manieurs de couteaux. Ils savent des histoires. L'une est revenue souvent, ces nuits-là sur le port, ou peut-être ne l’ai-je entendue qu’une fois. C'était celle de l’Homme à tête de chien qui hantait les cales des lourds navires, partis dans ces mers lointaines où sont des îles avec leurs palmiers souffletés par le vent, et où, vers le soir, on tire une barque sur la plage où marchent des tortues géantes, hautes comme des ânes. L'ombre seulement d’un homme à tête de chien qui glissait sur les parois intérieures du navire, dans le bruit des machines, et dont chaque apparition était suivie d’une malchance. Une main coupée, un œil crevé, le dos brisé dans des escaliers métalliques, un jeune matelot tombé à la mer. Dans les remous de l’eau et dans le noir. Avec l’enseigne de La Barque rouge qui clignotait derrière nous, comme si l’orage qui grondait était près de l'éteindre. Avant qu’il ne se mette à pleuvoir.

Les rêves que j’ai faits ces nuits-là en attendant le jour. De brefs moments de sommeil remplis de rêves compliqués, qui me transportaient ailleurs, sur des îles où, derrière les quais et leurs façades colorées, le voyageur doit gravir des rues en pente bordées de villas dont les terrasses et leurs balustres débordent de bougainvilliers, avec au plus haut de l’avenue celle où est venue se réfugier la folle amoureuse, fille de Victor Hugo. Surtout quand il se mettait à pleuvoir. Nous étions au printemps et pourtant la pluie était froide. Pénétrante. Comme des cris de souris. Je me disais d’abord qu’elle n'était pas mon adversaire mais plutôt une amie. Rien qu'un peu de pluie de printemps, à quatre heures du matin, dans cette région du monde. Qu’auraient fait à ma place les clochards célestes de Jack Kerouac ou de Sam Beckett? Ils seraient restés là, bien sûr, à s’en réjouir, immobiles, comme auraient fait des moutons paissant au haut d’une falaise. Mais bientôt elle tombait à verses en même temps qu’elle s’irisait des premières clartés du jour, si bien que je finissais par me lever pour aller chercher un abri sous un porche. Je traversais le quai, plié en deux, mais il était trop tard. La pluie m’avait trempé jusqu’aux os. Et sous le porche, je restais assis, tremblant de tous mes membres, regardant les cordes de lumière zébrer la nuit jusqu’à ce qu’il fît tout à fait jour.