mardi 16 juillet 2024

Le fugitif

Un soir, le téléphone a sonné. C'était Abel. J'étais resté sans nouvelles de lui depuis la faillite de l’imprimerie, mais j’ai reconnu sa voix. “Allo, monsieur Morel, c’est Abel. Vous vous souvenez de moi?” Aussitôt j’ai deviné la raison de son appel. Après un si long silence, il ne pouvait pas avoir d'autre motif. Ma voix tremblait mais je voulais penser que je me trompais peut-être. J’ai parlé comme celui qui ne veut pas savoir. J’ai dit: “Oui, bien sûr, Abel. Que devenez-vous depuis si longtemps?”

Il devait être onze heures du soir. Je regardais un film. Abel avait trouvé mon numéro dans l’annuaire. Il n’a pas fait mine de répondre à ma question. Il a dit: “Je vous appelle parce qu’Arsène est chez moi, à l'hôtel.
— À l'hôtel?
— Oui, je suis propriétaire d’un petit hôtel, à Caucade, et Arsène est venu se réfugier chez moi. C’était il y a trois jours. Il est recherché par la police. Mais vous devez le savoir. Vous avez lu les journaux?”

Si je le savais! Julius Orbach avait fait une conférence à Nice, au Centre Culturel Méditerranéen. Il était connu comme l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Walter Benjamin, mais en cette occasion il avait parlé des Récits hassidiques de Martin Buber sur lesquels il avait publié un important ouvrage déjà traduit en plusieurs langues, et la même conférence avait déjà été donnée dans plusieurs autres villes. Et partout où il était passé, le public avait été nombreux et enthousiaste. Mais déjà à Londres et à Bruxelles, de petits groupes de protestataires avaient levé des pancartes dénonçant, en la personne du philosophe, un agent du Mossad. Julius Orbach, professeur émérite de l’université de Tel Aviv, était-il aussi un agent du Mossad? Un journaliste de France-Culture s'était permis de lui poser la question. Julius Orbach avait éclaté de rire et déclaré en français (une langue qu’il parlait avec un fort accent mais à la perfection) que si on attendait de lui une réponse, il était préférable de venir le chercher sur le sujet de ses livres. Et le journaliste en question se l'était tenu pour dit. Mais hélas, après la conférence, le taxi qui le ramenait à son hôtel avait été assailli par des motards. La première salve de kalachnikov avait fait éclater les vitres et criblé le philosophe qui se trouvait à l'arrière. Son secrétaire, qui était aussi son garde du corps, avait réussi à se dégager. Il avait roulé sur le sol, pistolet au poing, et il avait abattu les deux motards. Mais lui-même avait été touché, et il devait mourir, la nuit suivante, sur la table d'opération.

En l’espace d’une heure, Nice était devenue le centre de l’attention et de l'émoi de la presse du monde entier. L’assassinat de Julius Orbach faisait les gros titres. Il soulevait l’indignation. On avait retracé les grandes étapes de sa carrière. Des chefs d'état, des artistes, des intellectuels avaient voulu lui rendre hommage. On avait exhumé l’enregistrement d’un entretien avec Philip Roth où il disait (en anglais) tout ce qu’il devait à l’enseignement d’Emmanuel Levinas. Surtout on avait rappelé la liste interminable des assassinats terroristes commis, au fil des décennies, au nom de la cause palestinienne. Car on ne doutait pas que l’assassinat d’Orbach s’inscrivait dans la même série. Et dès l’aube du lendemain, un vaste coup de filet avait été effectué dans les milieux radicaux de Nice et de ses environs. Et c’est ainsi que, pour la première fois, j’ai entendu parler du squat de la rue Pierre Pietri et du groupe auquel appartenait sans l’ombre d’un doute les deux assaillants. Et comme la rue Pierre Pietri est adjacente de l'église Saint Etienne où j’avais mes habitudes lorsque j'étais enfant, je me suis souvenu du bar du KWa, situé tout près de là, à l’angle de la rue Vernier et de la rue Dabray. Je me suis souvenu de ce jour d'hiver où j’avais aperçu Arsène derrière la vitre, qui se tenait debout au comptoir, devant un verre de rhum, et où j'étais entré pour vérifier que je ne me trompais pas, que c’était bien lui, et pour tenter vainement de renouer le contact. Et le groupe d’étudiants qui étaient alors assis à une table voisine, et qui m’avaient impressionné par leur beauté et par leur gravité, par leurs yeux cernés dans des visages trop pâles, et par les quelques mots que j’ai pu entendre, sortant de la bouche de celui qui paraissait leur chef, où il était question de colonialisme, de la Nakba, de l’occupation de la Cisjordanie, de résistance, de résistance encore, j’ai cru les revoir aussi, et en un instant j’ai eu l’intuition que les deux assaillants figuraient sur l’image.

Je n’en ai rien dit à personne, et d'abord, dans la presse, il ne fut pas question de lui, de mon ancien élève, mais deux jours plus tard son portrait figurait en première page des journaux avec son nom écrit en toutes lettres. Il était recherché. Il avait trempé dans cette affaire. Et maintenant il était traqué comme un animal. 


J’ai dit: “Il est chez vous? Je ne vois pas bien ce qu’il espère. Il doit se rendre à la police. Il faut lui dire cela, qu’il doit se rendre à la police. Et au plus vite.
— C’est bien ce que j’essaie de lui faire entendre, mais il parle de prendre un avion.
— Pour aller où?
— Il dit que des gens qui se trouvent en Algérie ont pris contact avec lui, par un intermédiaire, et qu’ils l’attendent.
— Cela n’a pas de sens. L’aéroport est surveillé. Il sera arrêté.
— Il le sait, mais il veut tenter sa chance. Il dit qu'il est malade, qu’il ne lui reste pas longtemps à vivre et qu’il ne veut pas finir en prison.
— Mais il ira en prison, et vous aussi, vous aurez à vous expliquer avec la police. Enfin, Abel, il est bien temps qu’il se souvienne de vous. Vous ne lui devez rien. Il vous a causé déjà assez d’ennuis. Ou est-ce que je me trompe?
— Je ne peux pas le chasser, je ne peux pas le dénoncer, monsieur Morel. Et il me parle de vous.”
J’ai fait mine de ne pas entendre. J’ai dit: “Tel que je vous connais, j’imagine que vous lui avez donné de l’argent pour acheter son billet d’avion?
— Exact. Je lui ai même donné des vêtements propres et des médicaments. Il tousse, il est maigre, on croirait qu’il dort sous les ponts depuis des mois. Il dit qu’il n’est pour rien dans cet assassinat. Qu’il ignorait tout de ce projet. Qu’il a été accueilli par ces jeunes gens quand il était au plus mal, mais qu’ils ne l’ont jamais mêlé aux affaires de leur groupe.
— On veut bien le croire! Comment auraient-ils pu lui faire confiance? Là n’est pas la question. Et que veut-il de moi?
— Il me parle de vous, de ses années au lycée de Contes, et d’une jeune fille qu’il a connue là-bas. Il dort dans la journée, et la nuit, quand les autres clients sont montés se coucher, il n’en finit pas de me parler de cette personne à laquelle je comprends qu’il n’ose pas s’adresser, et à laquelle peut-être il voudrait faire passer un message. Et il me dit que vous restez le seul à les avoir connus quand ils étaient ensemble.”  


On raconte qu’une boutade courait dans les studios hollywoodiens de l’époque héroïque, selon laquelle, quand une histoire finit bien, c’est qu’elle n’est pas finie. J’avais pu croire que l’histoire d’amour entre Arsène et Elvire était finie depuis longtemps. Qu’elle n’avait été qu’une chimère d’adolescents, qu’elle s’était dissoute dans l’air comme les rêves s’effacent au réveil. Qu’eux-mêmes l’avaient oubliée, qu’il ne restait que moi pour en garder le souvenir et pour confondre notre faubourg ouvrier de la vallée du Paillon avec la Vérone du conte de Shakespeare. Et voilà qu’Abel m’annonçait qu’au moins dans le cœur du garçon, ce vieil amour parlait encore. Mourir, dormir, rêver peut-être… Selon toute apparence, Arsène était arrivé au bout de son chemin. Mais avant que la police ne l’arrête et qu’il ne meure, il suffirait que je me rapproche de lui, que je l’interroge, que je l’écoute, pour que leur belle histoire finisse comme un roman.

lundi 15 juillet 2024

Génèse


Mes histoires reposent sur la distinction entre impressions de lieux et intrigue.

Au départ, il y a des impressions rencontrées dans des lieux. Il s’agit de lieux épars, séparés, qui me sont familiers ou qui ne le sont pas, et qui ne communiquent pas, comme s’ils étaient incompatibles. Et ces impressions peuvent me venir de l’enfance, être restées en réserve dans ma mémoire depuis de nombreuses années, ou avoir surgi tardivement, un beau jour.

Elles se composent toujours de plusieurs éléments, mais elles appartiennent toujours à l’ordre de l’imaginaire, ce qui veut dire qu’elles n’ont pas de sens, qu’elles ne me disent rien, que je peux à la rigueur essayer de les décrire, de les évoquer (de les montrer), ce qui est très difficile dans la mesure où le “film de la parole” ne permet pas de faire des plans fixes, de s’attarder sur rien, à la différence du “film des images” (M. Duras, à propos d'India song, 1975, voir aussi la place donnée au temps et aux plans fixes dans le cinéma de Chantal Akerman), mais surtout il se trouve que je ne peux pas dire ce qu’elles me disent, pas même les nommer, les répertorier autrement que par le nom du lieu où elles ont été éprouvées, ce qui est très insuffisant.

D’abord, elles ne sont pas symbolisables. D’où le risque pour elles (et pour moi) qu’elles se perdent, qu’elles n'accèdent jamais au rang de ce que Gilles Deleuze appelait les percepts, par quoi il désignait les ensembles de perceptions ou de sensations qui survivent à celui qui les éprouvent, et qui sont en cela l’apanage des artistes.

Puis, avec le temps, il arrive que ces impressions se peuplent de personnages que je finis par nommer. Une intrigue se dessine à l’intérieur de laquelle les impressions de lieux s’organisent en nombre et en série, mais aussi se creusent et se précisent.

Je veux dire par là que les impressions de lieux génèrent des intrigues. Mais aussi qu’en retour, les intrigues sélectionnent parmi les impressions disponibles dans ma mémoire, dans mon stock personnel, qu’elles les rangent en séries, et qu’ainsi elles les conservent en même temps qu’elles les précisent, les creusent, les enrichissent, leur donnent de l’épaisseur, un contour plus net, au prix de quoi il devient possible de les partager avec d’autres.

“Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir / Du passé lumineux recueille tout vestige” (Ch. Baudelaire)

Au prix de quoi peut-être elles me survivront.

jeudi 11 juillet 2024

Transition

Je suis tenté d’ajouter beaucoup de choses à ce récit. De parler un peu de moi. De l'été étouffant où nous sommes, du bleu du ciel vers le soir, mais aussi de la fraîcheur que je garde dans le studio que j’habite, avec le store que je déroule sur mon balcon, et les tourterelles dans les feuilles des arbres qui bruissent devant, dont je ne sais pas les noms, maintenant que j’habite dans les quartiers nord de Nice et non plus à Contes où j'étais professeur. 


Là-bas aussi, à la même saison, je passais de longues soirées sur mon balcon, à observer les tours grises de la cimenterie et les terrains de sport où se retrouvaient les jeunes, Arsène et Elvire parmi les autres, à la tombée de la nuit et encore quand la nuit était venue. Je les voyais alors éclairés par de hauts lampadaires dont la clarté jaune leur faisait des visages étranges, mais de si loin pouvais-je les voir, ou fallait-il que je m’approche, suivant la route toute droite, bordée de platanes? C’était à l’heure où, dans la ville basse, leurs parents étaient assis devant leurs postes de télévision. Ils avaient laissé les fenêtres ouvertes à cause de la chaleur, ce qui faisait résonner dans les rues désertes les musiques des films, les voix des acteurs, les coups de révolver, les claquements de fouet sur le dos des chevaux tirant les diligences, qui fuyaient la horde des indiens à travers la prairie, et leurs flèches qui dessinaient des courbes dans le ciel.


Je suis maintenant assis à l’ombre, dans un fauteuil de toile, en deçà de la baie vitrée laissée ouverte sur mon balcon, avec le store déroulé qui me protège de la lumière tombée du ciel, mais de celle aussi qui se réfléchit sur la façade blanche de l’immeuble d’en face. Dans le livre que je relis (Molloy, 1951), il est dit que “Ce dont j’ai besoin c’est des histoires, j’ai mis longtemps à le savoir”. Il est question des autres dont on a parfois beaucoup de mal à se distinguer soi-même dans le souvenir. Qui étais-je alors? Lequel d’entre eux que je reconnais à peine, que je ne suis plus aujourd'hui?


En racontant l’histoire d’Arsène et Elvire, j’avais dans l’idée qu’elle me donnerait l’occasion de parler un peu de moi, il en était temps, me semblait-il, je l’ai si peu fait. Mais voilà qu’elle file et se termine sans me laisser beaucoup de place. En me laissant sur le côté. Sur le bord de la route où je marche vers eux. Mais il se peut aussi que je me trompe. Peut-être ne parle-t-elle en réalité que de moi. Comment savoir? Et s’adressant à qui? Et pour dire quoi?

Un soir, le téléphone a sonné. C’était Abel…