samedi 3 août 2024

Joseph, 1

Joseph est revenu habiter chez sa grand-mère au début de l'été. Il avait vingt-six ans et il sortait de cinq années de prison. Entre temps, son grand-père était mort. Son grand-père et sa grand-mère étaient aussi les miens, car nous étions cousins. Sa mère était la sœur aînée de ma mère. Elle avait eu Joseph d’un premier mariage, à Alger, puis elle était venue vivre à Nice avec son nouveau mari et elle y avait eu deux autres enfants. Quand mes parents ont décidé de quitter l'Algérie, j'avais cinq ans, et c’est à Nice que j’ai découvert ma tante, son mari et leurs deux enfants, et j’ignorais alors l’existence de Joseph.

La première fois que j’ai vu Joseph, c’était chez nos grands-parents. Je devais avoir neuf ans et il en avait dix de plus que moi. J’allais dormir chez mes grands-parents une fois par semaine, dans le petit appartement qu’ils habitaient du côté de Gorbella. C’était un logement très pauvre et biscornu, où j’aimais retrouver les parfums de ma petite enfance algéroise. La même pauvreté, le même dénuement.

Ma grand-mère était une matrone espagnole encore dans la force de l’âge. Elle était invariablement vêtue d’une blouse qu’elle lavait le soir, dans l’évier de la cuisine, pour la remettre au matin. Elle tirait les cartes, elle nous nourrissait de cocas à la frita (chaussons garnis de poivrons et tomates), de tortillas et de poulets farcis. Mon grand-père était triste, parce qu’il n’avait pas pu reprendre son métier de maréchal-ferrant depuis qu’il était à Nice. Mais ils m’entouraient tous deux d’une tendre affection. Et un jour j’ai découvert que Joseph habitait chez eux. On m’a dit qu’il était le fils de ma tante Mireille et j’ai compris que je ne devais pas chercher à en savoir davantage.

Maintenant je retrouve Joseph chaque fois que je vais dormir chez eux. Il occupe un couloir. Au-dessus de son lit, des étagères où il aligne des livres de la Série noire. Il en achète un, il le lit jusque tard dans la nuit, puis il le range avec les autres. Je ne me souviens pas qu’il se soit jamais adressé à moi. Qu’il m’ait jamais vu. Mais je l’observe. Il dîne assis à côté de mon grand-père. Ils partagent la même bouteille de vin. Il ne parle qu’à lui, non pas des chantiers où il travaille mais des cafés qu’il fréquente le soir, quand il ressort. Il est question de bagarres et peut-être de filles que les garçons comme lui rencontrent dans les bars. Et mon grand-père jette un regard vers moi et il hoche la tête, sans rien dire.

À intervalles réguliers, ma mère insiste pour que mon père lui trouve un nouveau travail, et mon père s’exécute une fois encore, une dernière fois, dit-il, mais il le fait à contrecœur. Il dit et il répète que Joseph est un bon à rien, un voyou, qu’il n’a pas de métier, qu’il se montre insolent avec les contremaîtres. Et mes parents se disputent. Et cela dure deux ou trois ans, avec des éclipses et des réapparitions de Joseph, toujours chez nos grands-parents, jusqu’au jour où je comprends que je ne le reverrai plus avant longtemps, parce que Joseph a participé à un braquage, à Paris, et qu’il est en prison.

Et donc, quand il sort de prison, quatre ou cinq ans plus tard, notre grand-père est mort et c’est notre grand-mère qui l’accueille. Et c’est alors que commence un été puis un automne dont je n’ai pas été le témoin, dont je ne sais à peu près rien, et qui ont été les derniers avant qu’il ne retourne en prison. Et qu’à sa sortie de prison, bien des années plus tard, il ne meure sans qu’aucun de nous ne l’ait jamais revu.

J’étais parti étudier à Paris, et je n’ai rien su alors, pendant cette période de quelques mois où, de nouveau, il a habité chez ma grand-mère. Et si ma mère ne m’a rien dit de Joseph quand nous nous parlions au téléphone (ou des bribes peut-être, à la nuit tombée, quand je l’appelais d’une cabine de la rue Saint-Jacques, et que mon père ne devait pas être à côté d’elle pour l’écouter), et s’il n’existe plus aujourd’hui aucun témoin que je puisse interroger, aucune photo, aucune lettre dont je puisse étayer mes souvenirs, il y a bien longtemps maintenant que je suis revenu à Nice, que j’habite dans les mêmes quartiers nord où ma grand-mère habitait, que je parcours les mêmes rues que parcourait Joseph, alors bien sûr je pense à lui. Et, en dépit des décennies qui sont passées, nos silhouettes se confondent.

L’été commence et il est bien peu probable que Joseph trouve du travail avant que celui-ci finisse. Alors, en attendant, il faut qu’il s’occupe et, chaque matin, il retourne à la plage. 

mardi 30 juillet 2024

Présences réelles

C’est le Vendredi saint de 1955, je marche avec ma grand-mère et ma mère sur une colline où il y a des eucalyptus, jusqu'à parvenir à une église dans l'ombre de laquelle nous faisons le signe de croix, allumons un cierge et disons quelques mots d’une prière avant de repartir. Le souvenir dit que nous visitons les églises une après l’autre à l’occasion du Vendredi saint, et que celui-ci précède de quelques semaines notre départ pour la France, pour mes parents et moi. Et ensuite, quand nous sortons de l’église, il se met à pleuvoir, une pluie très fine qui dessine au soleil comme un rideau de soie, et je me souviens aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer dans la même luisance de la pluie mêlée au soleil. Le souvenir est d’une beauté parfaite. Le souvenir dit que je sais alors que notre pèlerinage précède de quelques semaines notre départ pour la France. Et il dit aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer, mais il ne les montre pas. Par les yeux du souvenir, je ne les vois pas. Elles se perdent dans la luisance de la pluie mêlée au soleil du soir.

Je ne suis jamais retourné à Alger, et il est probable maintenant que je n’y retournerai pas. Je ne possède aucune photo, aucune lettre, aucun objet hérité de mon enfance. J’ai longtemps songé à commencer par une enquête. Je me serais rendu chez une vieille cousine (je sais laquelle). Elle m’aurait accueilli dans sa salle à manger au décor un peu kitch. Sur la table, nous aurait attendus, à côté de ses albums de photos, une assiette de pâtisseries confectionnées par elle, exprès pour l’occasion, sans doute de celles qu'on appelle des montecaos, de tradition andalouse, qui sont faits au saindoux, saupoudrés de cannelle. Elle nous aurait servi le café dans des tasses trop grandes. Enfin, j’aurais posé mon enregistreur sur la table, je l’aurais déclenché et je lui aurais dit: Raconte. Mais je sais que je ne le ferai pas, ou peut-être que le ferai plus tard, quand j’en aurais fini de raconter d'après les quelques souvenirs que je garde, qui sont à moi et qui m’ont accompagné jusqu'à présent.

C’est l'été, d’Alger ou de Nice, je ne sais plus. De l’une puis de l’autre ville sans doute. Avant et après l’exil. Je suis debout devant l'évier, à côté de ma mère. Elle fait couler de l’eau du robinet pour m’en faire boire un verre. Elle dit qu’il faut qu’elle coule un peu pour en avoir de la plus fraîche. Elle met la main sous l’eau puis elle y avance un verre qu’elle remplit puis renverse plusieurs fois. Puis elle en boit d’un seul trait tout un verre, puis de nouveau elle remplit ce verre et me le tend. Et elle me dit: Quand on a soif, il n’y a rien de meilleur que l’eau. Dois-je énumérer tout ce que nous n’avions pas

Maintenant, c’est dans les premiers temps que nous sommes à Nice. Mon père a commencé par vendre des cartes postales et des crayons dans la rue. Puis il est devenu agent d’assurances. Il se déplaçait à bicyclette. Il allait assez loin ainsi, non seulement à travers la ville mais jusqu’à Cagnes-sur-Mer ou à Villefranche. Il emportait des sandwichs et quand il revenait, le soir, il nous racontait la beauté des paysages qu’il avait vus. Du vert, de l’eau, des fleurs partout, nous disait-il. Et la mer telle qu'elle se montrait du haut de la corniche. Et maintenant il a trouvé à se placer comme aide-comptable dans le grand garage Renault qui est presque en face de chez nous. Il est le seul algérois parmi les employés, et ceux-ci l’accueillent bien, encore qu’ils se moquent un peu de son accent, comme lui se moque du leur qu’il imite le soir, à son retour chez nous. Et un dimanche, trois ou quatre d’entre eux l'emmènent avec eux à la campagne. Cette campagne est à Sospel, et le soir il en revient avec une cagette remplie de figues. La cagette est posée sur une table autour de laquelle nous nous tenons debout, devant la fenêtre ouverte, et ma mère et moi mangeons les figues tandis qu’il nous raconte quelle route de montagne ils ont dû parcourir pour arriver là-bas. Les virages en épingles à cheveux, les ravins dans lesquels ils ont failli verser, le vertige. Il se moque de lui-même, des frayeurs qu’il a eues, qu’il n’aura pas cachées, qu’il aura même exagérées pour amuser ses camarades. Et ma mère et moi rions avec lui, en continuant d'ouvrir les figues et d'y plonger les dents, heureux et fiers que nous sommes de sa vaillance.

Il nous a fait une place ici, sans l'aide de personne d'autre que ma mère, et sans jamais se plaindre. Nous communiquant au contraire, jour après jour, son courage et sa joie. Ce fut un temps. Ensuite, il y en eut d’autres.

lundi 29 juillet 2024

Les sports et la culture

Je prenais le café il y a peu sur la place Garibaldi avec Laure Quignard et Patrick Allemand quand, au détour de la conversation, Patrick nous a dit que, selon lui, les animateurs de clubs sportifs étaient aujourd'hui les vrais hussards de la République. J’ai applaudi à cette idée, et elle m’est revenue à l’esprit, l’autre soir, en regardant à la télé la cérémonie d’ouverture des JO.

Je me suis dit que nous étions en train d’assister à un évènement historique d’une portée considérable, qui consistait dans la rencontre nuptiale et jubilatoire des sports et de la culture.


Je ne suis pas assez bon connaisseur de l’histoire des sports pour juger s’il s’agissait là d’une première. Si je me trompe, on me corrigera. Mais c’est ainsi que j’ai vécu ce moment.

Nos responsables politiques échouent, depuis des décennies, à réformer l'école. À lui donner plus de tranchant. À alléger le poids que la bureaucratie académique fait peser sur elle. À la faire davantage aimer des professeurs, aussi bien que des élèves et de leurs parents. On s’épuise à vouloir donner le bac à tout le monde, au point qu’il ne signifie plus rien. On renonce à faire aimer la langue et les mathématiques, et pendant ce temps, en marge de l'école, nos jeunes se réjouissent de pratiquer des sports toujours plus exigeants, dans l’exercice desquels ils apprennent tout à la fois à respecter des règles et à se dépasser, en même temps que les mêmes (ou d’autres) se livrent à des expériences artistiques toujours plus audacieuses et toujours plus échevelées. Et tout cela dans une dimension collective qui fait, de chaque réalisation, de chaque entraînement, de chaque répétition, de chaque performance, l’occasion d'une fête.

Il me paraît évident que la société française repose aujourd'hui sur trois piliers, qui sont 1) celui des institutions démocratiques, 2) celui de l’économie, et 3) celui des sports et de la culture conjugués.

Je veux croire que cette conjugaison des sports et de la culture sera de plus en plus étroite dans les années à venir. L’admission de la breakdance au rang des disciplines olympiques en est le signe. Et le vieil instituteur que je suis s’en réjouit au plus haut point. Quel bonheur! Quel bon augure pour l’avenir!