samedi 10 août 2024

Estenc

Il m’a fallu quatre ans pour retourner à Estenc. Plusieurs fois, j’avais annoncé à mes enfants que je comptais sortir ma voiture du garage pour retourner là-bas, et ils m’avaient répondu que je ne devais pas me presser, que j’avais tout le temps devant moi, mais que oui, bien sûr, si je m’en sentais capable, pourquoi pas? Et j’avais cru comprendre qu’au moins une fois notre fille y avait passé une nuit en compagnie de deux amies de sa mère qui, étaient comme elle férues de montagne, et qu’à cette occasion elles avaient fait ensemble la ballade rituelle de l’Estrop qui nécessite plusieurs heures de marche et qui culmine à plus de 2900 mètres. Mais je n’avais pas le même courage qu’elle, pas la même force, et chaque fois, au dernier moment, j’avais annulé ma réservation.

Chaque fois, au téléphone, j’avais eu affaire à Zoé, et celle-ci ne m’avait pas demandé si je comptais venir seul, ce qui me donnait à entendre qu’elle était informée de mon veuvage. Mais cette fois, au printemps, j’ai pu me décider. J’avais demandé à Zoé de me réserver l’un des petits chalets en bois blond que ses parents ont fait construire, au fil du temps, pour s’ajouter à l’accueil de la ferme, et que je connaissais pour y avoir effectué de nombreux séjours. Des maisons de poupées où nous avions nos habitudes. Où nos enfants avaient chaussé leurs premiers souliers de marche. Où, de mon côté, j’avais eu le temps de lire une bonne partie de la Divine Comédie en édition bilingue, avec la traduction de Jacqueline Risset. Et j’avais dans l'idée d’y passer deux ou trois nuits, pas plus, mais le réconfort moral que j’y ai aussitôt trouvé, et qui était pour moi tellement inattendu, m’a fait y demeurer pendant plusieurs semaines.

Un voyage en voiture, le plus souvent dans les Alpes, puis un séjour à Estenc: tel fut le programme de nos vacances d'été durant toute la période où nos enfants ont voyagé avec nous, et nos habitudes n’ont pas beaucoup changé par la suite, si ce n’est qu’à présent nous étions deux, tandis qu’auparavant nous étions quatre, comme les Beatles dont les chansons que nous répétions avec eux, parmi d’autres musiques, nous accompagnaient partout où nous allions sur les routes, le plus souvent au hasard. Et ce n’est pas que nous nous soyons abstenus de voyager ailleurs, mais les autres voyages étaient réservés à d’autres moments de l'année. À quoi je dois ajouter que le thème de la montagne était porté par Louise, qui avait séjourné à Estenc déjà lorsqu'elle était enfant, tandis que celui des voyages en voiture était de ma propre inspiration. Et ces deux thèmes se combinaient pour former ensemble une seule composition, que nous interprétions de nouveau chaque été avec d’infimes variations, et qui était comme notre chef d’œuvre, l’apanage (ou le blason) d’une famille heureuse, à ceci près qu’une famille heureuse ne dure qu'un moment, et que l’intuition de sa fin nous avait habités, Louise et moi, dès que nos enfants ont commencé à voyager sans nous, vers d’autres destinations, avant de m’obséder de manière plus sourde et douloureuse dans les dernières années qui ont précédé la maladie de Louise, et la noirceur de cette idée (ou de cette prémonition) était telle alors, et tellement irrationnelle, que je n’en disais rien.

vendredi 9 août 2024

Sur la route

Il faisait nuit. Je roulais sur une route des Alpes. Je suis entré sous un tunnel et aussitôt j’ai vu la voiture arrêtée en travers de la chaussée, les phares allumés et l’homme debout devant le capot. Il pouvait s’agir d’une Ford Ranger. Le lendemain, je devais dire à la police d’Albenga que je n’étais pas sûr d’avoir bien vu mais qu’il pouvait s'agir d’une Ford Ranger, modèle Pick-up. Et l’homme n’attendait pas de secours, il n'était pas en panne. Il avait arrêté son véhicule au milieu du tunnel, il en était sorti, décidé à s’en prendre à la première voiture qui entrerait sous le tunnel, et comme c'était la mienne, il me barrait la route, vêtu comme il l'était d’une ridicule panoplie de cowboy, le Stetson sur la tête, en brandissant une arme.

C'était un pistolet mitrailleur. Ne me demandez pas le modèle, je ne connais rien aux armes. Et son visage était hilare. À la fois hilare et terrifiant. Alors, je me suis arrêté. Je n’ai pas coupé le moteur, surtout pas, mais je me suis arrêté et, pendant une poignée de secondes, je suis resté figé, les mains sur le volant. Je l’ai observé, et lui aussi ne me quittait pas des yeux. Cent mètres nous séparaient, peut-être moins, et son visage était fendu d’un grand sourire et, d’une main levée au-dessus de sa tête, il brandissait une arme de combat.

J'étais pris de terreur, je ne pouvais pas réprimer le tremblement de mes mains posées sur le volant, j’ai pensé que ce type était fou, en pleine crise de démence, qu’il ne fallait surtout pas que je m’avance, à aucun prix. Un mètre de plus, je me suis dit, et il aurait fait crépiter son arme dirigée vers moi, sans cesser de sourire. J’ai entamé un demi-tour, comme j’ai pu, la route n'était pas large, il a fallu que je m’y prenne à deux fois et, tandis que je manœuvrais, je surveillais le type dans mon rétroviseur. Je m’attendais à ce qu’il remonte dans sa voiture pour fondre sur moi en faisant crisser ses pneus sur l’asphalte, comme on voit dans les films, pour me rattraper et me dépasser, sur ma gauche ou sur ma droite, avec de brusques accélérations et coups de freins, en tenant d'une main son arme sortie par la vitre ouverte, et en tirant de courte rafales partout sur ma voiture.

Il n’aurait pas tardé à éclater mon pare-brise, me couvrant ainsi d'éclats de verre, mon visage et tout le haut de mon corps auraient été percés, ensanglantés comme ceux d'un saint martyr assailli par les flèches des centurions romains, puis il aurait fini par m'atteindre une bonne fois à la tempe, ma voiture se serait alors arrêtée, par la force des choses, et je serais tombé mort, le front posé sur le volant, comme quelqu'un qui s’incline, qui prie ou qui renonce, par la force des choses, ai-je dit encore, mais ce n’est pas ce qui est arrivé.


Il faut croire que ce n'est pas ce qui devait se produire cette nuit-là. Que le ciel en avait décidé autrement. En effet, en sortant du tunnel, je l’ai aperçu une dernière fois dans mon rétroviseur, qui riait en brandissant son pistolet mitrailleur, le Stetson sur la tête. Vous pensez bien, ai-je dit le lendemain à la police, que je ne suis pas prêt d’oublier cette image d’épouvante, ni la peur qui m’a tenu éveillé tout le reste de la nuit que j’ai passée à l'hôtel. Une fois dans ma chambre, je suis resté debout derrière la fenêtre, à guetter les SUV qui passaient lentement, comme des pachydermes un peu endormis, et dont je craignais que l’un d’eux ne se gare au pied de l’immeuble et qu’un homme en descende, pourquoi pas coiffé d’un chapeau de cowboy?

Ma chambre était au second étage d’un hôtel moderne et haut, à la façade blanche dressée devant la mer.

dimanche 4 août 2024

Joseph, 2

Je passe devant des cafés, parfois je les aperçois de loin, et je pense à Joseph. Je me dis: Était-ce ici que je dois imaginer qu’il serait venu se perdre? Et d’abord, d’où venait-il quand je l’ai vu pour la première fois chez nos grands-parents? Il avait fait son service militaire dans la Marine nationale et il l’avait prolongé de deux ans. Mais avant cela? Il avait grandi à Alger, à la garde de son père que je ne connaissais pas, dont je ne savais pas le nom, puis un jour, quand il avait seize ans, son père l’avait chassé de chez lui, il lui avait fermé sa porte, et Joseph était parti sur les routes, sans carte d’identité et sans argent, et sur quelles routes, dans quels pays avait-il passé ces années d’errance et de misère avant de s’engager dans l’armée et de faire le tour du monde, plusieurs fois, à bord d’un destroyer? J’avais du mal à croire aux tours du monde à bord d’un destroyer, mais pourquoi pas, après tout? Et d’abord, comment pouvait-il se faire que ma tante, que je connaissais si bien, qui paraissait si douce, n’ait pas eu la garde de cet enfant quand elle avait divorcé de ce premier mari? Quelle faute avait-elle pu commettre? Et ensuite, échangeait-elle des lettres avec ce pauvre enfant? Ou n’étaient-ce pas plutôt mes grands-parents qui avaient gardé le lien?

Oh, where have you been, my blue-eyed son?
And where have you been, my darling young one?

Au sortir de l’armée, il se retrouve à Nice, chez nos grands-parents. Il y a son lit dans un couloir où il lit des romans policiers. Le jour, il travaille sur des chantiers dont il change souvent. Le soir, après dîner, il ressort dans une ville qui lui est étrangère, et bien sûr il pousse la porte des cafés, certains où il prend des habitudes, où il trouve sa place parmi d’autres mauvais garçons. Le jeu, l’alcool, les filles, les cigarettes, tout ce dont les autres hommes de notre famille se sont toujours gardés. Il faut que ce soit dans l’un de ces cafés qu’il fréquente le soir que l'idée d’un casse soit évoquée pour la première fois, entre trois ou quatre hommes assis au comptoir, qui parlent à voix basse, qu’il y soit associé, je veux dire le premier casse auquel il a participé et qui devait le conduire en prison. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une agence bancaire qu’ils avaient attaquée dans la banlieue de Paris. Un agent de sécurité avait été abattu. Joseph n’était pas le tireur mais il était armé. Et il en avait pris pour cinq ans. Et donc, à sa sortie de prison, il revient ici. Il retrouve sa chambre, encore que notre grand-père soit mort, le seul homme qui se soit jamais intéressé à lui, qui ait fait mine de prêter l’oreille à ses fanfaronnades, qui ait partagé avec lui sa bouteille de vin, qui lui ait donné un peu d’argent, rien que pour ses cigarettes. Et comme c’est l’été et qu’il peut s’accorder un peu de temps avant de trouver du travail, il va à la plage.

And what did you hear, my blue-eyed son?
And what did you hear, my darling young one?

Chaque matin, il descend à pied de Gorbella jusqu’à la plage. Puis, quand il a fini de se baigner, de regarder les filles sans oser leur parler, de se brûler au soleil, il s’achète un pan bagnat sur le cours Saleya et il remonte lentement, toujours à pied, par les mêmes boulevards, jusqu’au nord de la ville où il retrouve notre grand-mère. Et tout le reste de la journée, il reste à relire ses romans policiers, qui n’ont pas quitté les étagères de sa chambre, au-dessus de son lit étroit, pendant les cinq années de son absence, et le soir il dîne avec elle de ce qu’elle a préparé, une tortilla le plus souvent avec de la salade. Et peut-être un camembert ou une pointe de brie. Et pendant une heure encore, en finissant tout seul sa bouteille de vin, et en fumant les mêmes Gauloises qu’avait fumées notre grand-père, il l’écoute parler d’Hussein Dey, de l’hippodrome du Caroubier où notre grand-père soignait les chevaux de course, où il était aimé de tous, où on disait de lui qu’il était un as dans son métier. Où il riait comme un enfant (je n’ai pas besoin de photos pour voir son visage, il est inscrit dans mon cœur). Et puis sagement, il retourne dans sa chambre et se remet à lire. Sa veilleuse reste allumée jusque tard dans la nuit. De son lit, notre grand-mère en voit la clarté qui filtre sous la porte. Et puis, elle s’endort sans qu’elle soit éteinte.

And it's a hard, it's a hard
It's a hard, it's a hard
It's a hard rain's a-gonna fall

Combien de semaines, combien de mois, Joseph est-il resté sans retourner dans les cafés qui exerçaient sur lui une puissante attraction?