vendredi 16 août 2024

Caron et Thibaut

Caron et Thibaut forment un équipage d’ambulanciers. Au fil des ans, ils fonctionnent ensemble, dans la même ville, pour la même compagnie. Personne ne se plaint d’eux, au contraire, il arrive que les malades les réclament, ou leurs familles. On loue leur bonne humeur. Ne s’accordent-ils pas pourtant, ici ou là, d’infimes privautés? Par exemple, quand ils reviennent de l'hôpital. Ils ont eu à transporter une malade à laquelle ils sont habitués, qu’ils transportent depuis des mois, mais jamais ils n’avaient eu à le faire de manière si urgente. Si tard le soir. Tandis que les autres fois, le rendez-vous était pris plusieurs jours à l’avance.

Sa chambre est devenue, au fil des mois, un antre obscur où les boîtes de médicaments s’entassent partout, jusque sur la tablette de la cheminée où des photos sont disposées dans des cadres. Et le mari de cette pauvre dame a tenu à les accompagner. D’abord, quand il les a vu arriver, il était content que ce soient eux. Il a dit:
— Ah, Caron et Thibaut, je suis content que ce soit vous.
Il avait préparé un sac de voyage. Il est monté dans l’ambulance à côté de la civière. Ils ont fait le trajet qui secoue un peu dans les virages de la colline de Cimiez où se trouve l’hôpital. Et une fois arrivés, ils ont dû attendre qu'on lui trouve un lit. Et, quand elle a été installée, ils ne sont pas repartis sans proposer au mari de le ramener chez lui. Mais il n’a pas voulu. Il a dit qu’il préférait rentrer à pied, encore qu’il faisait nuit et qu’il aurait toute la ville à traverser.

Dans l’ambulance, maintenant, il n’y a plus qu’eux, les deux compères. Et il ne leur reste plus qu’à ramener l’ambulance au garage de la compagnie. Mais quoi, rien ne presse. Alors, ils s’arrêtent dans un virage du boulevard de Cimiez, et comme il y a là un banc, ils vont s’y asseoir pour fumer une cigarette et bavarder un peu.
CARON: Mon neveu veut me vendre sa voiture. J’hésite.
THIBAUT: C’est quoi, sa voiture?
CARON: C’est pas une petite voiture. C’est un Combi Volkswagen. Pour partir en voyage.
THIBAUT: Les Combi Volkswagen, ce sont des baisodromes. On les gare sur le bord de la route qui longe la mer. Après, on descend sur la plage pour se baigner et faire griller des saucisses. Après, dans la nuit, on joue de la guitare et on chante. Ce n’est plus de notre âge.
CARON: Mon neveu me dit qu’avec le Combi, il est allé jusqu’au Pays de Galles pour assister à un match de rugby. Et qu’au milieu de la partie, il s’est mis à pleuvoir, une grosse pluie, sans que la partie s'arrête ni que personne ne quitte les tribunes.
THIBAUT: Ça, c’est plus sérieux. Faut réfléchir.
CARON: Je réfléchis.

mercredi 14 août 2024

En Arles

C’est en Arles, au plus chaud de l’été. Sur une rive du Rhône, un peu à l’écart de la ville, le bâtiment est long comme un navire et haut de quatre étages seulement. Un bâtiment moderne, construit pour accueillir des logements sociaux.

Au quatrième étage, les appartements communiquent par un couloir extérieur du haut duquel on voit la surface noire du fleuve sous le ciel étoilé.

C’est au milieu de la nuit, plutôt vers la fin d’une nuit d’été. Tout le jour durant et encore au début de la nuit, on a attendu qu’il y ait un peu d’air, un peu de vent pour agiter les roseaux. Et c’est seulement maintenant, à deux ou trois heures du matin, qu’on sent un souffle de fraîcheur, et Lucien est alors comme un fantôme qui glisse sur la galerie du quatrième étage, qui longe les appartements et du haut de laquelle on regarde le Rhône.

Mais du Rhône, à cette heure, il n’y a rien à voir qu’une surface noire, à peine irisée ici ou là par la clarté des étoiles, avec sur la rive opposée les touches colorées que mettent trois de ces fins bateaux de charge à fond plat, gréés à voile latine, des tartanes qu’ici on appelle des allèges.

Lucien glisse sur le couloir extérieur, à peine vêtu d’un caleçon et d’un tricot de corps, pour fumer une cigarette, peut-être deux, qu’on a renoncé à lui interdire de fumer puisque, de toute manière, quoi qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas maintenant, il mourra bientôt.

L’histoire tient à la joliesse de ce qu’il voit et qui le fait sourire en passant devant l’enfilade des appartements.

Lucien connaît tout le monde dans l’immeuble et tout le monde le connaît, même les enfants. Et tout le monde sait qu’il va mourir bientôt de sa maladie du poumon, mais la perspective de cette mort n’effraie ni lui ni personne.

Il dit qu’il a bien vécu. La chaleur de ces journées le tue, et encore au début de la nuit, il ne peut pas dormir, il ne peut pas s’étendre, il reste assis sur un fauteuil, à côté de son lit, avec son appareil respiratoire, sa pompe à air dans le nez, et chaque respiration est pour lui une épreuve. Il doit la négocier avec d’infinies précautions. Mais il sait qu’à deux ou trois heures du matin, il y a presque chaque nuit un court moment de répit. Où l’air est plus frais.

Tout le début de la nuit, Lucien attend le moment de répit où il pourra se lever et faire les quelques pas qu’il fait jusqu’au bout du couloir extérieur, du haut duquel il voit le Rhône. Et avec lui, il emporte alors son paquet de cigarettes et un briquet. Même si peut-être il ne pourra pas fumer une seule de ces cigarettes, tout juste peut-être une bouffée.

Ce qu’il voit dans les appartements, et qui le fait sourire — Les appartements dans leur enfilade ouvrent sur le couloir par des baies vitrées derrière lesquelles les habitants font glisser des rideaux. Mais quand c’est l'été, qu’il fait très chaud, on finit par ne plus fermer les vitres ni tirer les rideaux.

On dort, nu, en pleine ouverture sur la nuit d'été. Sur les étoiles. On dort ou on essaie de dormir.

Ou plutôt on dort dans la chambre conjugale qui se trouve ailleurs, en retrait dans l’appartement, et à deux ou trois heures du matin, on se réveille, suffocant, le corps baigné de sueur, les draps baignés de sueur, alors on se lève et, comme un somnambule, on va au salon qui ouvre sur le couloir et sur le fleuve. Et, sur le cisal de la moquette, on entend une serviette de bain et on se couche dessus.

Et bientôt on y est rejoint par l’autre qu’on avait laissé dans la chambre. Et bientôt on y est rejoint par l’enfant qui vient s’ajouter à ses deux parents.

Leurs trois corps nus vautrés sur une seule serviette de bain, éclairés par les étoiles et peut-être (on peut rêver) par deux ou trois bougies parfumées qu’on a laissé allumées pour qu’elles chassent les moustiques.

Les trois corps nus, plus ou moins emmêlés, dans la splendeur de leur jeunesse, et Lucien qui passe alors et qui les voit et leur sourit.

Je pense qu’il sourit à l’enfant parce que c’est l’enfant qui le voit. Pas les autres. L’enfant est assis, tandis que ses deux parents se sont rendormis. C’est lui qui veille. Et Lucien n’est peut-être pas Lucien mais plutôt le fantôme de Lucien parce que Lucien est déjà mort.

Un seul sourire échangé entre l’enfant et lui, pour saluer la beauté des deux corps endormis, s’amuser un peu de leur jeunesse et de leur nudité, comme celles d’autres enfants à peine grandis, sortant du bain. Et aussitôt, Lucien s'éloigne.

Il marche (il glisse) jusqu’au bout du couloir extérieur où il fume enfin sa cigarette (ou son fantôme de cigarette) en regardant le fleuve, sous les étoiles qui éclairent les trois tartanes aux coques de bois coloré, comme celles peintes par Vincent Van Gogh.

Vincent Van Gogh, 1888

lundi 12 août 2024

La halte

Avant ma rencontre avec Louise, mon expérience de la montagne se résumait à peu de choses. Il y a pourtant une histoire, une seule, dont je me souviens, ou dont je crois me souvenir. Elle se situe au moment de mon entrée à l’université, j’avais donc dix-huit ans. Mes parents étaient partis en Suède où habitaient ma sœur aînée avec son mari et leurs deux enfants. J’avais obtenu de ne pas les accompagner, ce qui me laissait libre de mes occupations. J’allais à la plage, au cinéma, le soir à des concerts. Mes journées étaient plutôt vides, mais je ne m’ennuyais pas, et je crois que j’aurais pu continuer à flotter ainsi, sans voir à peu près personne, jusqu’au retour de mes parents, si un jour un camarade ne m’avait pas appelé au téléphone. Il me dit que son frère vient le chercher en voiture pour l’emmener avec lui à la montagne, et il me propose de faire le voyage avec eux.

Mon camarade s’appelait Dominique. Il habitait au haut de l’avenue Buenos Aires, tout près du lycée du Parc Impérial, et il avait la passion de réparer les postes de radios, les tourne-disques et les enregistreurs sonores qui lui tombaient sous la main. Le meilleur garçon du monde mais avec un physique et des habitudes qui contribuaient à faire de lui un personnage curieux. Il était en effet petit et rond comme, à cet âge, on n’a pas envie de l'être. Il avait dans l’allure quelque chose de Bilbo le Hobbit, ce qui ne l’incitait pas à voyager mais plutôt à vivre retiré du monde. Ses parents étaient presque toujours absents. Quant à lui, il ne sortait guère que pour acheter du matériel électrique, des glaces, des chips et des magazines illustrés. Il profitait d’un joli balcon qui dominait le terrain de sports de notre lycée, et sur ce balcon, une table lui servait d'établi. Il y transportait le poste de radio ou le magnétophone qu’il avait acheté d’occasion ou que quelqu’un d’entre nous, connaissant son talent, lui avait apporté comme au vétérinaire on apporte un animal malade, qui ne respire plus qu'à peine, qu’il faut réanimer. Il pouvait rester là des journées entières occupé à ses travaux. Et, entre deux opérations délicates, il s'adonnaient à la lecture de bandes dessinées. Dominique n'était pourtant pas un ermite. Quand vous veniez sonner à sa porte, vous le retrouviez toujours avec, sur les lèvres, le même sourire espiègle en même temps qu’un peu triste. Il était comme quelqu'un auprès de qui vous vous êtes fait attendre et qui se retient de vous le reprocher. Il vous amenait sur son balcon pour vous montrer le poste de radio à l’intérieur duquel il était en train d'effectuer une soudure. Vous vous empressiez alors de lui parler de la guitare de Jimmy Hendrix ou des dispositifs acoustiques de Karlheinz Stockhausen que vous veniez de découvrir. Vous pensiez alors qu'il aurait, les concernant, quelque information sensationnelle à vous livrer, du point de vue technique, que vous pourriez utiliser ensuite pour briller devant les autres. Mais vous vous trompiez. Car, quant à lui, quand il écoutait de la musique, c'étaient plutôt des chansons bavardes et farfelues de Boby Lapointe.

Et ce Dominique avait un frère aîné qui était tout le contraire de lui. Daniel était grand mais surtout mince, souple et musclé, avec des yeux d’acier dans un visage brun, brûlé par le soleil. Il avait arrêté ses études. Depuis un an, il gérait une petite station de ski, sur la commune de Pra-Loup, du côté de Barcelonnette. Et comme c'était l'été, que la station était déserte, on lui avait laissé à garder un hôtel, où il y avait de menus travaux à effectuer. Et il avait imaginé d’inviter là des camarades et d’amener son frère. Et c’est dans ces circonstances que j’ai fait le voyage avec eux, depuis Nice, à l'arrière d’une deux-chevaux Citroën qui penchait dangereusement dans les virages et où j'étais brinqueballé comme un sac de pommes de terre.

Que s’est-il passé à Pra-Loup pour que je ne sois pas resté? Rien de très marquant, plutôt une question d'atmosphère. Les invités de Daniel étaient deux couples de son âge et sa petite amie du moment, qui arrivait de Lyon, si je me souviens bien. Mais Daniel était un personnage aussi sombre et manipulateur que Dominique était naïf et droit. Il laissait entendre, dans chacun de ses propos, que les deux autres filles avaient elles aussi été ses maîtresses, et qu’elles pourraient le redevenir à la première occasion, sans qu’elles ni les autres garçons ne lui opposent rien. Quant à Dominique et moi, nous ne comptions pas, ou nous comptions si peu: nous étions les témoins. Et que nous puissions recevoir une récompense, dans les jours à venir, pour avoir bien tenu ce rôle, si nous le tenions bien, cela ne semblait pas exclu. Je croyais même en lire la promesse dans certains sourires que m’adressaient les belles amies de Daniel, et Daniel lui-même. Mais tout cela eût vite fait de m’exaspérer, et je préférai partir.

J’ai emprunté un autobus qui allait vers le sud. Je m’attendais à être rendu à Nice avant le soir, mais l’autobus suivait un itinéraire compliqué, s'arrêtant devant des fermes, des hameaux. À midi, des paysans ont partagé avec moi une miche de pain, du saucisson, un peu de fromage et du vin qui piquait. Dans mon souvenir, tout se passe comme si je m'étais trouvé en pays étranger, comme si ces gens avaient parlé une autre langue, que nous nous étions compris avec des mimiques et des gestes. Au milieu de l'après-midi, l’autobus a fait halte sur la place d’un village et je suis descendu. Cette place était ornée de platanes. La terrasse d’un café-restaurant complétait le décor. Je me suis assis à une table et j’ai commandé une bière. Je n'étais pas le seul client. Certains se sont tournés vers moi mais il n’y avait pas d’hostilité dans leurs regards. Ils n’étaient pas surpris de voir arriver chez eux un randonneur de mon âge, avec un sac à dos et de lourdes chaussures aux pieds. Depuis le matin, le ciel avait été limpide, la chaleur étouffante, et maintenant le soleil déclinait dans un or tamisé par le feuillage des arbres sous lequel des silhouettes grises disputaient une partie de pétanque. On entendait tinter les boules. La place dessinait une terrasse dominant la vallée. Au fond de la vallée grondait un torrent, dont le bruit résonnait dans la nuit que je passai à l'hôtel. J’avais dîné dans la salle à manger, on m’avait indiqué une chambre et j’ai gardé cette chambre dans les jours qui ont suivi.

Combien de temps suis-je resté dans ce village? Combien de temps a duré la halte que j’y ai faite, qui n'était peut-être pas une halte mais qui marquait plutôt un carrefour de ma vie? Je ne saurais le dire. Il me semble à peu près certain que, quand je suis revenu à Nice, mes parents étaient déjà de retour de Suède. Mais le plus bizarre dans l’affaire est que mon souvenir de cette période inclut plusieurs variantes dont il est très peu probable qu’aucune corresponde aux faits. Dans l’une, bien sûr, je deviens l’amant de la patronne de l'hôtel. Le premier matin, elle entre dans ma chambre quand je finis ma toilette et que je me rase, debout devant le lavabo. La lumière rentre à flot par la fenêtre ouverte. Elle éclate sur le miroir devant lequel je me rase (mais me rasais-je, alors, et était-ce bien avec de la mousse blanche et un rasoir mécanique?) et presque aussitôt nous nous roulons, nus, sur le lit défait. Dans une autre, je trouve à m’employer dans le seul garage du village, où le patron m’apprend à faire les vidanges puis quelques menues réparations sur des voitures et des motos, et comme il est content de moi, il m’offre une vieille Triumph qui prenait la poussière au fond de son atelier et que je dois remettre en état, avec cette difficulté à résoudre que certaines pièces nous manquent, que nous devons faire venir d’Angleterre. Dans une autre, j'apprends à pêcher à la mouche et je vais avec ma moto pêcher dans les trous du torrent où Geneviève (c’est le nom de la patronne de l'hôtel) finit par me rejoindre. Dans une autre, c’est maintenant l’automne, il commence à faire froid, le vent souffle sur la place, il racle sur le sol les feuilles des platanes dénudés. Maintenant, il commence à neiger, et je suis devenu l’instituteur du village. C’est un métier difficile mais que j’apprends avec passion. Le soir, je lis les ouvrages des grands pédagogues libertaires. Le jour, je projette pour mes élèves, sur le tableau noir de notre salle de classe où j’ai tendu un drap, Les enfants du paradis de Marcel Carné. Maintenant Geneviève est enceinte, elle a grossi, elle tricote de la layette et nous attendons le bébé au retour du printemps. Oui, tout se passe comme si quelque chose de moi était resté là-bas, ou comme si un autre moi-même avait continué de vivre là-bas, et que maintenant j’y étais vieux, que j’y avais pris ma retraite d'instituteur, et que j’avais un fusil et un chien pour partir, le matin, à la chasse.