dimanche 18 août 2024

Estenc (2)

Partir pour un séjour à la montagne avec un projet de livre, c’est à mon âge ce qui peut vous arriver de mieux, surtout si ce séjour doit se dérouler dans un hameau que vous connaissez bien, où, par le passé, vous avez eu vos habitudes et où vous savez que vous pourrez renouer avec elles dès les premiers jours, peut-être même déjà dans les premières minutes, quand vous aurez posé votre sac à dos dans une ferme-auberge où vous aurez réservé votre gîte, comme si vous ne l’aviez jamais quittée, comme si aucun événement dramatique, aucun deuil, n’avait coupé votre vie en deux, surtout quand vous avez choisi pour partir les premières semaines de l’automne où la montagne est la plus belle, et cela même si, en fait de livre, votre projet se réduit aux dimensions d’une nouvelle, ou pas même d’une œuvre d’invention mais de l’évocation de souvenirs personnels concernant le cinéma, des souvenirs (des émotions, des rêves) centrés plus particulièrement sur l’œuvre de celui qui, parmi les réalisateurs français, reste pour vous une énigme, non pas nécessairement le plus génial, mais celui dont vous avez découvert les premiers films quand vous étiez très jeune, et dont vous avez suivi la carrière avec une curiosité jamais démentie, jusqu'à sa mort prématurée à Los Angeles (qu’allait-il faire là-bas?), et même encore après sa mort, revenant sans cesse sur les mêmes films, jusqu'à pouvoir en reconstituer de mémoire chaque scène, chaque réplique des dialogues, comme si cette œuvre, dans ses méandres, ses aléas, n’avait cessé de vous parler sans que voyez capable de dire ce qu’elle vous disait au juste.

Le soir, à l’heure du dîner que nous prenons en commun, j’écoute les propos qu’échangent entre eux les vrais randonneurs. Je connais les lieux qu’ils évoquent, ou je crois les connaître, mais je ne suis plus en âge de courir les cimes. Le matin, aussitôt qu’ils sont partis en file indienne sur le chemin de l’Estrop — où d’abord ils auront à traverser des éboulis sur une pente qui vous donne le vertige —, je descends en autobus au village voisin. J’achète des journaux, je visite le cimetière, j’inspecte le lavoir, je vais m’asseoir à l’église. Puis, je reviens sur la place où il y a une terrasse de café ombragée d’une treille. Ma pensée les accompagne — je veux parler des randonneurs. Je connais le soleil qui leur brûle la nuque. Les troupeaux de moutons que gardent des patous habitués au loup. Le ruisseau qui serpente entre les herbes et les cailloux. Le rocher énorme à l’ombre duquel ils pourront se reposer. Le ciel est alors d’un bleu éclatant, mais à peine auront-ils le temps de parvenir au col que des nuages se détacheront des cimes et rouleront vers eux.

Le tonnerre ne se fera pas entendre ici, au creux de la vallée, avant le milieu de l’après-midi. Vous en serez alors à remonter vers le hameau, en marchant sur le bord de la route. En vous arrêtant devant les jardins plantés de fleurs et de légumes que vous rencontrerez. En attendant la pluie. Il sera bien temps alors d’arrêter une voiture.

Alain Delon est mort (encore une fois)

LUI - Tous les cafés du port ne sont pas sur les quais.
LE TÉMOIN - Tous n’ont pas leur devanture face à la mer.
ELLE - Certains ne sont pas exposés au plein soleil qui inonde le quai.
LUI - Dans chaque port, il faut qu'il y en ait qui semblent se cacher dans les rues adjacentes, qui profitent de l'ombre.
LE TÉMOIN - Sans doute ceux-ci ne bénéficient-ils pas d'une clientèle aussi nombreuse que les autres.
ELLE - Au mieux, deux ou trois tables métalliques sorties sur le trottoir, où prendre l'apéritif.
LUI - Il est rare que les touristes aient envie de pousser la porte vitrée, étroite, avec un rideau de perles qui pend derrière et qu’il faut écarter. Pourtant on y est bien accueilli.
ELLE - À midi, on peut s’y faire servir des plats simples, préparés à la poêle.
LUI - Qui sentent l’ail, le poisson et l’anisette.
LE TÉMOIN - Les âmes sensibles des touristes sont effrayées par ces antres, et elles ont raison de l'être.
LUI - Ces lieux ont partie liée avec les lourds bâtiments de la marine nationale qui font route vers l'autre bout du monde et dont, quelquefois, des matelots désertent.
LE TÉMOIN - On les appelle des matafs.
ELLE - Quelques années plus tard, on les voit impliqués dans des affaires de crimes qui se commettent à la sortie de salles de jeu, la nuit, dans des rues de Paris ou de Marseille. Parfois plus loin encore, dans d’autres pays.
LUI - Jef est l’un d’entre eux.
LE TÉMOIN - Combien d’années a-t-il habité auprès de Louise, dans l’appartement situé au premier étage, au-dessus du café, sans se lier avec personne de celles et ceux qui fréquentaient l’établissement, qui s’intéressaient à lui, qui se portaient candidats pour s’occuper de lui, c’est-à-dire pour l’enlever à Louise, avant qu’une balle ne l’atteigne dans sa course, une nuit qu’il se trouvait transporté, on ne sait par quel prodige, dans une rue de Paris?
LUI - Les bijoux, qui avaient rempli ses poches, répandus sur le sol aussi bien que le sang qui sortait de sa bouche.
ELLE - On a prétendu que Louise était sa tante, ou sa marraine, ou les deux.
LUI - Elle a été interrogée par la police, à la suite de quoi elle a fermé boutique.
LE TÉMOIN - Les volets sont restés accrochés pendant trois mois qu’elle a passés à la montagne, dans les Pyrénées, à faire des excursions.
ELLE - Un guide lui a appris à reconnaître les cris de certains oiseaux qui se font entendre à l’aube, à l’époque des accouplements, quelques jours dans l’année.
LUI - Puis elle est revenue. Elle a décroché les volets, changé les nappes. Elle a repris la vie d’avant, les apéritifs, la cuisine, le commerce, mais seule cette fois.
LE TÉMOIN - On prétend qu’elle est riche.

Jef et Louise - À retrouver dans Évite (Nice-Nord, 4)
Voir aussi, dans le même volume, La Chèvre et le Samouraï

vendredi 16 août 2024

Caron et Thibaut

Caron et Thibaut forment un équipage d’ambulanciers. Au fil des ans, ils fonctionnent ensemble, dans la même ville, pour la même compagnie. Personne ne se plaint d’eux, au contraire, il arrive que les malades les réclament, ou leurs familles. On loue leur bonne humeur. Ne s’accordent-ils pas pourtant, ici ou là, d’infimes privautés? Par exemple, quand ils reviennent de l'hôpital. Ils ont eu à transporter une malade à laquelle ils sont habitués, qu’ils transportent depuis des mois, mais jamais ils n’avaient eu à le faire de manière si urgente. Si tard le soir. Tandis que les autres fois, le rendez-vous était pris plusieurs jours à l’avance.

Sa chambre est devenue, au fil des mois, un antre obscur où les boîtes de médicaments s’entassent partout, jusque sur la tablette de la cheminée où des photos sont disposées dans des cadres. Et le mari de cette pauvre dame a tenu à les accompagner. D’abord, quand il les a vu arriver, il était content que ce soient eux. Il a dit:
— Ah, Caron et Thibaut, je suis content que ce soit vous.
Il avait préparé un sac de voyage. Il est monté dans l’ambulance à côté de la civière. Ils ont fait le trajet qui secoue un peu dans les virages de la colline de Cimiez où se trouve l’hôpital. Et une fois arrivés, ils ont dû attendre qu'on lui trouve un lit. Et, quand elle a été installée, ils ne sont pas repartis sans proposer au mari de le ramener chez lui. Mais il n’a pas voulu. Il a dit qu’il préférait rentrer à pied, encore qu’il faisait nuit et qu’il aurait toute la ville à traverser.

Dans l’ambulance, maintenant, il n’y a plus qu’eux, les deux compères. Et il ne leur reste plus qu’à ramener l’ambulance au garage de la compagnie. Mais quoi, rien ne presse. Alors, ils s’arrêtent dans un virage du boulevard de Cimiez, et comme il y a là un banc, ils vont s’y asseoir pour fumer une cigarette et bavarder un peu.
CARON: Mon neveu veut me vendre sa voiture. J’hésite.
THIBAUT: C’est quoi, sa voiture?
CARON: C’est pas une petite voiture. C’est un Combi Volkswagen. Pour partir en voyage.
THIBAUT: Les Combi Volkswagen, ce sont des baisodromes. On les gare sur le bord de la route qui longe la mer. Après, on descend sur la plage pour se baigner et faire griller des saucisses. Après, dans la nuit, on joue de la guitare et on chante. Ce n’est plus de notre âge.
CARON: Mon neveu me dit qu’avec le Combi, il est allé jusqu’au Pays de Galles pour assister à un match de rugby. Et qu’au milieu de la partie, il s’est mis à pleuvoir, une grosse pluie, sans que la partie s'arrête ni que personne ne quitte les tribunes.
THIBAUT: Ça, c’est plus sérieux. Faut réfléchir.
CARON: Je réfléchis.