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S’endormir

Les policiers m’ont écouté sans marquer trop de surprise. J’avais craint qu’ils me prennent pour un fou. Je m’étais donc réveillé à Albenga, après une nuit passée au deuxième étage d’un hôtel moderne, à la façade blanche, dressée sur le front de mer. Et après une douche froide et m’être vêtu de propre, j’avais marché dans l’ombre des rues étroites au-dessus desquelles le ciel était bleu, comme sorti d'une lessive. J’avais bu un cappuccino et mangé un croissant à la confiture à la terrasse du Caffè Testa, via delle Medaglie d’Oro, après quoi je m’étais renseigné auprès du patron qui m’avait indiqué où se trouvait le poste de police, et là j’avais pu raconter mon histoire de l’homme au pistolet mitrailleur que j’avais rencontré la veille, sous un tunnel de la route de Pieve di Tecco. Je m’étais exprimé dans le peu d’italien que je possède, les policiers m’avaient écouté avec attention, les sourcils froncés, puis, après s’être consultés du coin de l’œil, ils étaient allés chercher un

Summertime

Je suis venu au printemps. C’est Zoé qui m’a accueilli, c’est elle que j’avais eue au téléphone. J’avais su par Jeanette qu’Émile était mort et que, depuis son décès, Eulalie avait pris du recul. Que désormais elle laissait les rênes de l’auberge à leur fille. Eulalie continuait d’entretenir le jardin potager et de faire la cuisine, mais elle ne se montrait plus guère aux clients. Elle n’avait jamais été très bavarde, mais jusque là, le soir, après la vaisselle, elle avait l’habitude de venir fumer une cigarette et boire un verre de vin au milieu des convives, et c’était le moment où ceux-ci parlaient de leurs voyages. Le dîner les avait réunis autour de la table commune. Ils formaient un groupe hétéroclite, ils ne parlaient pas tous la même langue, il y avait là des cyclistes maigres comme des clous, des familles entières arrivées à bord de SUV immatriculés en Suède ou au Canada, et c’était le moment où ils échangeaient des souvenirs de voyages. Et Eulalie écoutait sans rien dire. Mai

My Sweet Lord

Eulalie arrive à Estenc à l’été 1993. Elle est espagnole, elle a vingt-cinq ans, des piercings, des dreadlocks, des tatouages, de grosses chaussures aux pieds sous une tunique indienne qui lui arrive à mi-cuisses, et elle a beaucoup voyagé. Pourquoi et comment se retrouve-t-elle, cet été-là, dans ce hameau perdu de l’arrière-pays niçois? Je l’ignore. Je ne lui ai jamais posé la question. Et nous n’étions pas à Estenc pour assister à l’événement. Mais la scène de son arrivée est une histoire qui se répète, le soir, après dîner, autour de la table commune, aussitôt qu’elle a le dos tourné, qu’elle fait semblant de ne pas entendre. Quelqu’un dit: Vous connaissez l’histoire? Et il raconte. La description de la scène tient en quelques mots, mais on se plaît à l’imaginer. On l’imagine souvent aussitôt qu’on l’a entendue. Elle fait partie de la mythologie du lieu, de sa légende. Donc, il fait très chaud. Elle arrive seule, dans la tenue que j’ai dit, au tout début d’un après-midi brûlant. El