vendredi 30 août 2024

Les cavaliers de l'Apocalypse

J’ai voulu tout savoir sur l’affaire. Je n’ai pas eu à beaucoup chercher. Le public s’était passionné pour ce drame atroce et mystérieux, la presse lui avait fourni matière à nourrir sa curiosité, et dès les premiers jours la sœur du principal suspect s'était fait connaître. Elle déclarait être porteuse d’un témoignage de première importance. Elle s’appelait Marie-Odile Gaspard, elle habitait Grenoble et elle affirmait qu’au cours des derniers mois, son frère lui avait écrit d’innombrables lettres qui étaient autant de messages de détresse, dans lesquelles il lui faisait savoir qu’il était aux abois en même temps qu’il se sentait menacé. D’où venaient ces menaces? De quelle nature étaient-elles? Selon elle, tout avait commencé trois ans auparavant quand une employée de pharmacie avait mal lu une ordonnance qu’il avait rédigée. La patiente concernée était une vieille dame atteinte de la maladie d'Alzheimer. L’erreur avait fait repartir son infirmière avec un médicament recommandé pour une toute autre pathologie. Le pire aurait pu se produire. C'était l'été, le docteur était parti en vacances avec sa famille. À son retour, il avait examiné le pilulier de sa patiente et il s'était rendu compte de l’erreur. Or, il apparaissait que la vieille dame ne s’en était pas portée plus mal et que même, pendant cette période, elle avait moins souffert de ses troubles cognitifs. Le docteur Heubert était allé dire sa colère à la pharmacie, on l’avait entendu, on s'était excusé, mais, de retour chez lui, dans le secret de son cabinet, il ne s’en était pas moins lancé dans des recherches qui devaient lui permettre d'identifier de manière à peu près certaine, dans les mois qui suivirent, la molécule qui avait entrainé cette amélioration providentielle de l’état de la malade. Le reste ressemblait à un mauvais roman-feuilleton. Il n’y manquait que Fantômas.

Désormais, le docteur Heubert se savait à la veille d’une formidable invention: celle du médicament enfin capable de guérir la maladie d'Alzheimer, un produit pharmaceutique qui serait un bienfait pour l’humanité, en même temps qu'il aurait l’avantage de le rendre célèbre et accessoirement, bien sûr, de l’enrichir. Mais il devait pour cela poursuivre ses recherches, et il devait pour cela s’en donner les moyens. Il comprit vite qu’il ne trouverait aucune aide auprès des laboratoires français. Dans l’imaginaire de leurs représentants, un médecin de campagne ne valait guère mieux qu’un garde-champètre ou qu’un obscur magister de l'école publique. Ces messieurs ne pouvaient pas concevoir qu’un quidam découvre par hasard le remède à une maladie que des escouades d’éminents spécialistes, depuis des décennies, s’échinaient à comprendre et qui leur faisait s'arracher les cheveux. Il n’obtint même pas d'être reçu par eux. Mais il avait ses entrées dans certaines loges maçonniques, et grâce à elles il fut mis en contact avec un groupe d’investisseurs américains. Il leur soumit son idée, des vidéos-conférences furent organisées et on lui promit bientôt de financer ses recherches. Mais cette participation nécessitait qu’un contrat en bonne et dûe forme soit noué entre les deux parties. Il fallait qu’on apprît à se connaître. Et c’est là que les choses se compliquent.

Heubert est invité à faire plusieurs voyages aux États-Unis pour rencontrer ses partenaires, et c’est en particulier, de plus en plus souvent, à Wichita, dans le Kansas. Il y est reçu comme un hôte de marque, on lui promet monts et merveilles. Mais il y est invité aussi, de plus en plus souvent, à participer à des réunions charismatiques, auxquelles assistent avec lui des milliers de fidèles convaincus que l’apocalypse est proche, que Jésus est tout près de revenir parmi nous, monté sur un grand cheval blanc, vêtu d’une tunique blanche tachée de sang, et l’épée à la main pour occire les méchants. Ainsi doit-il se rendre à l’évidence que les personnes auxquelles il a affaire sont liées à une secte la plus radicale et la plus puissante de l’église évangélique, qu’ils en sont même les supports financiers, des supports écoutés, entendus, efficaces, jusqu’au plus haut sommet de l’état, jusqu’au Bureau oval de la Maison Blanche. Et alors, il prend peur. Il comprend que l’aboutissement de son projet dépendra de son adhésion à cette secte, et il veut faire machine-arrière. Il signifie qu’il se rétracte, mais ses interlocuteurs lui rient au nez. Ils prétendent que certaines parties du contrat ont déjà été signées, qu’il est lié à eux, que ce projet leur appartient, et qu’ils en feront ce qu’ils voudront, dans quoi il faut comprendre qu’aussi bien, au nom de leur prophétisme funèbre et délirant, ils voudront l’enterrer.

Restait à ces gens à récupérer le “cahier d’expériences” du malheureux Heubert, dont celui-ci leur avait souvent parlé mais qu’ils n’avaient jamais vu. Et depuis six mois que la rupture était consommée (ou peut-être un peu plus de six mois, tout cela manque de précision), les menaces étaient devenues de plus en plus pressantes, et c’est dans cette période que le même Heubert avait de plus en plus souvent écrit à sa sœur. Et celle-ci affirmait à qui voulait l’entendre que ses lettres étaient souvent datées du milieu de la nuit, qu’elles témoignaient d’un désarroi qui ne manquait pas de l’effrayer. “Ce pouvait être, disait-elle, quelques lignes à peine tracées au crayon, avec une orthographe fautive, des phrases interrompues, à peine cohérentes, émaillées de fulgurances tirées de Baudelaire ou de William Blake.” Et Heubert avait maintenant besoin d’un laboratoire où poursuivre ses recherches. Raison pour laquelle, faute de place dans l’appartement qu’il habitait et où il recevait ses clients, il s'était résolu à acheter la maison des Glycines. Il s’était beaucoup endetté pour le faire, ce qui ne lui laissait aucun argent pour commander les travaux ni acheter le matériel nécessaires, il pleuvait sous les toits, et d’ailleurs l'énergie lui manquait, le courage lui manquait. Il y avait des mois maintenant qu’il négligeait sa clientèle. Il avait maigri, il ne dormait plus, il vivait dans les transes. C’était lui maintenant, plutôt que ses malades, qui avalait des médicaments, toutes sortes de médicaments, auxquels il ajoutait, à partir d’une certaine heure de la nuit, des lampées de cognac. Autant dire que le docteur Jekyll était en train de se transformer en Mister Hyde, mais un Mister Hyde incapable de faire de mal à quiconque si ce n’était à lui-même, insistait sa sœur, affirmative sur le sujet. Un individu qui n'était pas loin en tout cas de perdre la raison. Et ces hommes tant redoutés, en chemises blanches, munis de sacs à dos, les yeux cachés derrière des lunettes de soleil, ces cavaliers avant-coureurs de l’Apocalypse, montés sur des bicyclettes, étaient enfin venus. Ils avaient assassiné et enterré en une nuit sa femme, ses quatre enfants et leur chien, et il ne fallait pas douter qu’ils l’avaient emmené de force, lui, pour l'occire à son tour s'il refusait de leur remettre les documents convoités, et même de le faire encore après qu’il l’aurait fait. Selon Marie-Odile Gaspard, il était clair que son frère ne pouvait pas être le coupable de ce terrible drame: c'était un honnête chrétien, il aimait sa famille. Mais bien plutôt devait-il en être considéré comme la dernière victime. Elle ne doutait pas que celui-ci (son cadet, qu’elle avait vu grandir, et elle ne manquait de montrer des photos où on les voyait tous deux quand ils étaient enfants) avait été emmené de force au cœur de cette région états-unienne du “Bible Belt” où se tramaient des complots planétaires, et qu’on le retrouverait un jour assassiné, à moins qu'on ne le retrouvât jamais.

Enfin, pour clore ce chapitre, deux points importants. Primo, Marie-Odile Gaspard affirmait qu’elle était l’unique personne que Jean-François Heubert ait jamais informée de cette histoire. Son épouse, Caroline, était quelqu’un à qui il ne pouvait pas se confier, une personne très jolie mais légère, qui n’avait jamais vraiment compté, qui ne savait rien de ses affaires, qui ne voulait rien en savoir, qui jouait au tennis, et dont il n'était d’ailleurs pas certain qu’elle lui fût fidèle. Secondo, dans sa dernière missive, Heubert l’enjoignait de détruire par le feu toutes les lettres qu’elle avait reçues de lui. “Tu ne sais pas qui sont ces hommes, écrivait-il, tu ne sais pas de quoi ils sont capables s'ils découvrent ces papiers! Par tous les saints du ciel, n’attends pas!” Si bien qu’elle les avait brûlées.

mercredi 28 août 2024

Abîme des oiseaux

Les moustiques nous assaillaient mais mon studio est trop petit pour que je puisse y recevoir six ou sept personnes (à un certain moment de la soirée, j’ai compté que nous étions dix) sans laisser ouverte la baie vitrée sur mon balcon. Aussi passions-nous sans cesse de l'intérieur à l’extérieur, et de l’extérieur à l’intérieur, en transportant nos verres, nos cigarettes et des assiettes remplies des spécialités de différents pays que chacun avait apportées, et les moustiques ne manquaient pas d’en faire autant. Évidemment, nous n’avions allumé aucune lampe sur le balcon, raison pour laquelle il était presque impossible de savoir ce que contenaient les assiettes avant d’y avoir goûté, mais il avait bien fallu éclairer le coin cuisine au fond de la même pièce qui me sert aussi de bibliothèque, de chambre et de bureau. Et bien sûr, il y avait la musique. Pour cette soirée, j’avais préparé sur mon téléphone une playlist toute spéciale, sur laquelle il avait de jolies choses, si bien que, quand ils entendaient les quelques notes introductives d’une chanson qui leur plaisait, par exemple Young At Heart dans la version qu’en donne Bob Dylan, ou California Dreamin’ chanté par Jose Feliciano, ceux qui étaient à l’extérieur rentraient pour l’écouter en s’approchant de mon enceinte Bose posée sur une étagère, au milieu de mes livres.

La soirée s’est passée ainsi, avec les moustiques qui s’en prenaient principalement à nos pieds et à nos chevilles, avec la musique que nous écoutions dans la chaleur et dans une obscurité qui rendait cette chaleur encore plus éprouvante, comme si nous étions enfermés au fond d’une cuve où nous devions mourir. Puis, tout le monde est parti, et il est resté Chloé. Je crois qu’elle les avait un peu poussés dehors, en leur disant: Mais non, ne vous inquiétez pas, je vais faire du ménage. Et elle est restée un assez long moment à vider les cendriers, à réunir les verres, à laver les assiettes, à les ranger dans mon unique placard. Je l’ai aidée comme j’ai pu, puis elle s’est assise sur mon canapé, les jambes repliées sous elle, elle a allumé une cigarette et cette fois c’est elle qui a choisi la musique. Elle m’a dit: Tu peux nous faire écouter ce truc à la clarinette d’Olivier Messiaen? Elle voulait parler de l’Abîme des oiseaux, que nous avions découvert lors d’un concert à Monaco, plusieurs mois auparavant, à un moment où quelque chose semblait possible entre nous. Je me suis donc assis en face d’elle, sur mon fauteuil de rotin, et j’ai passé la musique.

Abîme des oiseaux est extrait du Quatuor pour la fin du temps, qu’Olivier Messiaen compose en 1940, alors qu’il est détenu dans un stalag situé sur l’actuelle frontière germano-polonaise, et on se demande comment quelque chose d’aussi limpide et d’aussi aérien a pu être conçu dans des conditions aussi difficiles, si loin de la Provence natale. Nous écoutions en silence, dans le plus pur recueillement, quand un faible bruit, qui venait de l’extérieur, a attiré notre attention. C'était un bruit de fontaine, ou juste le clapotement de l’eau dans un bassin. Tout de suite, j’ai pensé à une piscine, et comme je ne connais pas de piscine qui soit dans ma rue, j’ai pensé que sans doute des voisins regardaient un film sur leur poste de télévision, avec les fenêtres grandes ouvertes sur la nuit, et que ces bruits faisaient partie de la bande-son. Pourquoi pas un film dont l’action se déroule à Hollywood? Pourquoi pas un moment de la série Junior de Zoe Cassavetes, ou quelque chose de David Lynch ou de Quentin Tarantino?

D’abord nous avons choisi de ne pas en tenir compte, mais bientôt des murmures et des rires légers, dessinés à la plume, se sont ajoutés au bruit de l’eau. Alors, Chloé m’a fait signe de la main de baisser le volume de la musique et elle est sortie sur le balcon. Peut-être faut-il que je rappelle que ma rue des Boers est une rue sans commerces, où s’alignent des immeubles bas précédés de jardins. D’abord, je ne l’ai pas suivie, elle me tournait le dos. Je la voyais penchée par-dessus le garde-corps du balcon. Elle fouillait l’obscurité du jardin situé trois étages plus bas. Maintenant que la clarinette s'était tue, on entendait plus distinctement les rires et les murmures. C'étaient des rires et des murmures d’enfants. Puis, sans se retourner vers moi, elle a glissé une main dans son dos pour me faire signe d’approcher. Et je me suis levé, et je suis venu me poster près d’elle, et je me suis penché.

Le jardin qui se trouve sous ma fenêtre est planté d’acacias aux feuillages épais. Et parmi ces feuillages indistincts, noyés dans la nuit, on voyait apparaître une tache de bleu transparent, lumineux, celui de l’eau dans l’une de ces petites piscines gonflables qu’on remplit pour les enfants quand on a un jardin et que la chaleur des nuits d’été vous empêche de dormir. Et au bord de ce bassin, il y avait une enfant, tout juste une jeune fille dont on ne voyait que le haut de la tête et les épaules nues, qui s’était adossée à la paroi gonflable et qui parlait, racontait sans doute à une autre jeune fille qui, elle, restait cachée. Et c’était comme si la clarinette d’Olivier Messiaen, qui maintenant s’était tue, avait appelé cette minime épiphanie qui nous disait que non, le monde n’était pas tout entier dans les griffes du Malin, et qu’en dépit des moustiques, des chagrins, de l’alcool et de toutes les misères qui nous assaillent, la vie mérite d’être vécue.

dimanche 25 août 2024

Les 2 maisons

Souvent l’après-midi nous prenions la voiture pour aller à Colmars-les-Alpes. Tous les quatre. Mes marcheurs avaient marché le matin, puis nous avions fait la sieste et c’était maintenant l’heure d’une promenade en voiture. Et moi, je conduisais. J’adorais conduire avec eux dans la voiture. Parfois, nous passions par le col de la Cayolle pour redescendre vers Barcelonnette, d’autre fois nous passions par le col des Champs pour redescendre vers Colmars. Nous avions le choix. Mais je veux parler de Colmars à cause d’un rêve que j’ai fait dans la nuit qui a suivi mon retour à Nice.

Dans la première partie du parcours, nous nous élevions vers le ciel. Le paysage au sommet du col (2045 mètres d’altitude) était celui de pâturages immenses, à l’herbe rase, balayés par le vent. Des rochers blancs comme des ossements perçaient l’épaisseur de la terre, à moins qu’ils n’aient roulé des sommets alentour et qu’ils soient restés plantés là comme les témoins muets des anciens cataclysmes. Louise voulait que j’arrête la voiture et que nous prenions le temps de respirer l’air pur. Nous n’entendions alors que le bruit du vent, les bêlements des troupeaux de moutons et les petits cris aigus des marmottes que nous cherchions à apercevoir en tendant un doigt dans leur direction, l’autre main en visière, quand elles couraient sur l’herbe, avant de disparaître d’un saut dans le creux d’un rocher. Puis, en descendant sur le versant opposé, nous traversions une forêt de conifères. Ils se dressaient tout droit comme des mâts de bateaux. Ils étaient si serrés et si hauts qu’on n’en voyait pas le sommet. Et la route tournait à leurs pieds en épingles à cheveux. Nous traversions une cathédrale construite par des géants ou peut-être par des hobbits, et qui semblait dédiée à des dieux inconnus. Nous approchions du bourg et c’est alors qu’apparaissent successivement deux maisons sur lesquelles, un été après l’autre, nous aimions fantasmer.

La première était celle que nous appelions la “Maison des fantômes”. Elle se situait tout au bas de la route mais encore sous les arbres. Ce n’était pas un chalet comme on aurait pu s’attendre à en voir un ici, mais plutôt un étonnant petit immeuble de trois étages, à la façade lisse. Pas quelque chose de moderne et de clinquant, pas une ruine non plus. Visiblement abandonné. Les fenêtres sans persiennes étaient ouvertes sur l’obscurité du vide. La façade n’avait pas été repeinte depuis des décennies mais elle avait gardé la jolie teinte des feuilles de tilleul quand elles flétrissent. Elle avait été construite dans un renfoncement gagné sur la forêt. Les arbres dépassaient de son toit et lui faisaient un écrin d’un vert profond, presque bleu, que la nuit devait remplir avec les cris des oiseaux, le hululement des hiboux et le frôlement des renards. La porte n’avait pas de perron. Elle était précédée par une sorte de cour ou de pré circulaire, sur lequel on pouvait s’aventurer sans avoir à franchir de portail. Sans rien d’extravagant, elle était improbable. Elle semblait attendre de nouveaux occupants, une famille nombreuse qui viendrait l’habiter, et chaque fois nous descendions de voiture pour respirer son parfum de tisane et la voir de plus près. Et tandis que nos enfants tâchaient d’en faire le tour, Louise me disait: Tu ne crois pas que nous pourrions l’acheter?” À quoi je répondais invariablement: Peut-être que oui, pourquoi pas? Il faut nous renseigner. 

Les Glycines était le nom écrit en fer forgé sur le portail de l’autre maison. Elle était située à l'entrée du village, de l’autre côté de la route principale qui court au fond de la vallée. Elle avait un air beaucoup moins mystérieux. On pouvait deviner qu’elle avait servi d’auberge, ou peut-être de résidence pour personnes âgées. D’auberge d’abord, dans les années 60 où les séjours à la montagne attiraient les touristes, puis de résidence pour les personnes âgées quand il avait été admis que seuls des vieillards pouvaient avoir envie de profiter du soleil d’hiver loin des pistes de ski. Elle était blanche, mais d’un blanc défraîchi, précédée d’un jardin laissé à l’abandon, avec encore, devant la façade, des tables et des fauteuils métalliques qui prenaient le soleil et la pluie sur un sol de gravier. On ne pouvait la voir que de loin car le jardin était fermé par des grilles. Et cette maison, à la différence de celle des fantômes, ne nous faisait pas rêver. Elle ne nous donnait aucune envie de l’habiter, ni même de passer la grille pour nous en approcher, non pas qu’elle nous fît peur, mais je crois que nous trouvions dans son aspect quelque chose de malsain. Le propriétaire de l’auberge avait voulu la transformer en résidence pour personnes âgées, mais là encore ses espoirs avaient été déçus, la clientèle était trop rare, le bâtiment était trop vaste, mal protégé des courants d'air, trop coûteux à entretenir, si bien qu’il avait dû mettre la clé sous la porte. Et comme il s'était endetté au-delà du raisonnable, il avait fini par se pendre. On avait fini par le trouver pendu dans les combles, une chaise en paille basculée sous ses pieds. Raison pour laquelle personne depuis lors n’avait voulu y habiter.
— Si ce n’est pas cela, me disait Louise, quand nos enfants couraient devant nous, qu’ils nous laissaient le loisir d’échanger trois paroles, tu veux me dire pourquoi, depuis le temps, personne n’a voulu l’acheter pour en faire quelque chose? Les gens d’ici doivent bien le savoir.” À quoi je ne savais que répondre.

Et cette nuit-là, quand j’ai rêvé, c'était des deux maisons. Et je rêvais encore quand l'idée m’est venue à l’esprit que le quintuple assassinat commis par Jean-François Heubert (ou le sextuple, si on comptait le chien) l’avait été à Colmars-les-Alpes et nulle part ailleurs. Je le savais, je l’avais su depuis les premières annonces, et comment avais-je pu l’oublier, et pourquoi? Et aussitôt je me suis levé. Il était deux heures et demie du matin. Je me suis assis sur mon fauteuil de rotin, devant mon ordinateur, et j’ai allumé l'écran. Et il ne m’a pas fallu longtemps pour vérifier que oui, le drame avait bien eu lieu dans ce village perdu dans une vallée des Alpes où nous avions nos habitudes. Et comme si cela ne suffisait pas, il a fallu que je cherche et que je trouve une photo qui montrait la maison maudite où les cadavres avaient été découverts. Et là encore, le rêve ne m’avait pas trompé. C'était celle des Glycines.